Chapitre 1 : Choc
Jeudi 23 décembre 2021
Il fait froid à Paris. Il est 18 h 32. Emma, vêtue de son long manteau beige et chaussée de ses bottes à talons hauts, retourne sur son lieu de travail, car elle a oublié le cadeau de Noël pour David, son ex-mari. Ils ont divorcé le 7 septembre de cette même année, mais elle n’a toujours pas pu faire le deuil de cette rupture. Pourtant, pour elle, tout allait bien dans leur couple. À son sens, elle représente la femme parfaite. Working girl dans l’âme, belle et financièrement à l’aise, elle prend soin de sa petite personne, fait très attention à son alimentation, fait des séances de sport lorsqu’elle le peut, donc elle ne comprend toujours pas pourquoi son mari a voulu divorcer. Néanmoins, elle garde le secret espoir de le reconquérir, et c’est pour cette raison que la montre de marque qui est restée dans le tiroir de son bureau est très importante. Elle espère que son ex-mari lui retombe dans les bras dès qu’il ouvrira son présent.
Arrivée devant l’immense bâtiment, elle se fait aborder par ce qu’elle pense être un sans-abri.
— Bonsoir, madame, pourriez-vous m’indiquer l’heure, s’il vous plaît ?
— Dégagez de mon chemin !
— Je vous demande seulement l’heure, c’est tout.
— Allez vous acheter une montre !
— Vous pourriez être juste plus polie.
— Vous n’êtes qu’un alcoolique, fichez le camp immédiatement ou j’appelle la police !
— Très bien, mais sachez que dans la vie, on ne peut pas toujours contrôler les événements qui nous arrivent. Retenez bien ceci. Bonne soirée, madame. Pour info, je m’appelle Franck.
— Je m’en fous !
Et elle entre dans l’immeuble. On ne peut pas dire qu’Emma fait preuve de beaucoup de compassion et d’amabilité envers les autres. C’est même sa bête noire et l’empathie ne représente rien d’autre qu’une perte de temps inutile. Elle prend l’ascenseur et monte au dixième étage. Il ne reste que les femmes de ménage qui s’affairent à leurs tâches, et bien entendu, Emma les ignore avec un dédain malaisant. Elle entre dans son bureau, où le nettoyage n’a pas encore été effectué, ouvre le tiroir et récupère son cadeau. Avec un sourire satisfait, elle repart sans prendre la peine de faire attention au personnel de service, qui la regarde avec pitié. Ces femmes ont tellement l’habitude de la voir qu’elles n’éprouvent plus la moindre colère envers elle. Cela ne sert à rien et Emma n’est pas prête à changer de comportement. Il est déjà arrivé qu’elle fasse tomber la poubelle devant leur charriot et elle a bien pris soin de ne pas ramasser quoi que ce soit. « Vous regretterez un jour votre attitude », lui avait dit Gisèle, une des femmes de ménage. Emma ne daigna pas la regarder et partit sans un seul mot.
Elle sort et remarque que Franck est toujours là. Il ne lui adresse pas la parole, mais déguste un sandwich qu’une personne lui a probablement donné entre-temps. Elle continue de marcher jusqu’à une station de métro et appelle David trois fois avant qu’il ne décroche.
— Bonsoir Emma, que se passe-t-il ?
— Salut David, dis-moi, puis-je passer ? J’ai quelque chose pour toi.
— Que veux-tu me donner ?
— Quelque chose, je ne te dirais pas ce que c’est.
— J’imagine déjà ce que cela peut être, mais passe si tu veux. De toute façon, tu viendras, même si je te dis non.
— Tu me connais tellement. J’arrive dans une quinzaine de minutes.
David est désespéré. S’il a demandé le divorce, ce n’est pas pour rien. Mais, il préfère ne pas insister pour l’instant. Il a du mal à lui refuser ce genre de demande, mais il y travaille, car un jour il refera sûrement sa vie avec quelqu’un et à ce moment-là, Emma ne devra pas s’en mêler. Il serait bon qu’elle en fasse autant, qu’elle tourne la page. Par contre, bonne chance à celui qui la supportera. David a réussi pendant six années de mariage, et avant ça, deux ans de fréquentation. Ils se sont connus à la fin de leurs études, Emma en management publicitaire et lui en commercial immobilier. Elle avait 21 ans et lui 24. Le coup de foudre leur est tombé dessus lorsqu’ils se sont vus pour la première fois. Après quelques mois, ils se sont installés ensemble dans un appartement dans le septième arrondissement de Paris. C’est le plus cher, mais les parents de la jeune femme y possèdent plusieurs logements assez luxueux. David arrive d’une famille de classe moyenne et n’a jamais été à l’aise à l’idée de vivre dans un tel faste. Mais pour l’amour d’Emma, il accepte. Deux ans après, ils se marient et le beau-père leur offre une maison de ville avec une cour intérieure spacieuse et un jardin. La jeune mariée saute au plafond de bonheur, mais David ne voit pas ce « cadeau » d’un très bon œil. Il espérait qu’avec ses revenus, il puisse faire vivre son épouse et lui dans un autre logement, et si possible, éloigné de la ville. Mais, une fois de plus, il ne dit rien et accepte. Après trois ans, le jeune homme soumet l’idée d’avoir un enfant, et à partir de là, le couple dégringole. Emma n’en veut tout simplement pas. Un enfant, c’est une lourde responsabilité, ça crie, ça sent mauvais, il faut s’en occuper tout le temps, avait-elle dit. Ça vous pourrit les tapis, les canapés, les vêtements. Et en plus, il faut le faire sortir !
David avait rétorqué qu’il ne s’agissait pas d’un chien, mais d’un être humain. Ce à quoi Emma avait répondu qu’il en était hors de question et qu’elle ne sacrifierait pas son sublime corps pour porter un parasite qui vous laisse des vergetures et de la graisse en trop. La dévastation du jeune homme n’a fait que grandir, et même s’il l’aimait de tout son cœur, cela ne pourrait pas durer. Il aurait dû s’en douter pourtant. Chaque fois que le sujet était abordé, elle esquivait la conversation. Mais l’amour rend aveugle, et il n’avait pas réalisé cela avant de se marier. Il a commencé à s’éloigner, travaillant de plus en plus tard, se jetant à corps perdu dans ses activités sportives et commençant à réaliser que cette vie n’était pas faite pour lui. Mais Emma n’a jamais semblé se soucier de rien et pour elle, la vie était belle. Jusqu’à ce jour fatidique où David rentra plus tôt ce soir-là et lui demanda de s’asseoir pour qu’ils discutent. Emma s’est exécutée, croyant qu’il allait lui faire une surprise. Et c’est avec un grand sourire qu’elle lui a demandé ce qu’il allait lui offrir.
— Mais rien du tout. Je ne vais rien t’offrir ce soir.
— Mais alors, pourquoi m’as-tu fait venir au salon ? J’allais prendre mon bain et ensuite m’occuper de mon visage. Tu as vu ma peau comme elle est sèche ?
— Emma, arrête, s’il te plaît ! Tu ne peux pas toujours faire comme si tout allait bien ! Et je ne supporte plus le fait que tu penses que le monde tourne autour de toi.
— Pardon ? C’est quoi ce discours ?
— Je n’y arrive plus, Emma. Je ne supporte plus cette façon de vivre.
— Mais nous sommes mariés, je te rappelle.
— Oui, et quel est le rapport ?
— Si je suis bien, tu dois l’être aussi, c’est tout !
— On touche le fond de l’égoïsme et de l’égocentrisme.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que c’est la vérité ! Pour faire court, je veux divorcer !
Emma a mis ses mains sur sa bouche pour ne pas hurler. Ses yeux étaient grands ouverts de stupeur. Elle ne pouvait pas croire ce qu’il venait de prononcer. Ce mot infâme sonnait comme une insulte ultime à ses oreilles. Elle se ressaisit et lui répond qu’il en est hors de question. Que chez les Holder, le divorce n’existe pas.
— Nous allons surmonter cela, mon chéri. Partons en voyage, veux-tu ?
— Non, Emma, cette fois, je ne me laisserais pas embarquer dans un traquenard dans lequel les problèmes seront juste mis de côté une fois de plus, et où je n’ai pas la place pour dire ce que je pense. Je te quitte.
David repense à cet instant qui a eu lieu il y a seulement trois mois, puisque le divorce a été prononcé le 7 septembre 2021. Mais les stigmates perdurent. Surtout lorsque son ex-femme décide de revenir à la charge en venant lui apporter des cadeaux. Il la connaît bien et il sait qu’elle ne reculera devant rien pour obtenir ce qu’elle veut. Même si sa réponse sera toujours négative en ce qui le concerne.
Pendant ce temps, Emma prend le métro et veille à ce que les gens ne l’approchent pas. Difficile lorsque ce sont les heures de pointe et la veille des fêtes de Noël. Comme à son habitude, elle met des gants en latex avant d’entrer. Des gens excentriques, il y en a beaucoup, alors personne ne s’étonne de certains comportements. La jeune femme n’a d’yeux que sur son téléphone et ne remarque pas l’homme qui en profite pour essayer de lui voler son sac. Elle sent un mouvement derrière elle et se retourne brusquement face au pickpocket.
— Voulez-vous que je vous aide ?
— Non, ça ira.
— Que je ne vous y reprenne pas !
Et elle s’éloigne de l’individu en bousculant une femme âgée et un homme d’une vingtaine d’années. La rame s’arrête et Emma sort avec son air dédaigneux et méfiant. Elle transpire la suffisance. Elle se rend chez David qui lui ouvre non sans une légère hésitation.
— Bonsoir Emma.
— Bonsoir David, je peux entrer ?
— Oui, mais pas longtemps, je dois partir dans une demi-heure environ.
— Je ne serais pas longue.
Elle passe la porte et jette les yeux sur tout ce qui l’entoure.
— C’est joli chez toi.
— Merci.
— C’est toi qui as décoré ?
— Tout à fait.
— Tu as beaucoup de goût.
— Tu l’aurais remarqué si tu m’avais laissé effectuer la décoration moi-même. Au lieu de tout planifier avec un architecte d’intérieur.
— Mais c’est normal, il fallait que tout soit parfait.
David n’insiste pas, car il sait que cela n’en vaut pas la peine, et puis il se dit qu’ils sont séparés et qu’il ne lui doit plus rien.
Emma pose son séant sur le canapé et demande à son ex-mari de lui apporter quelque chose à boire. Il s’en va à la cuisine, pendant qu’elle en profite pour poser le petit paquet sur la table basse. Il revient avec une bouteille d’eau et deux verres. Il remarque immédiatement le cadeau emballé dans un papier gris métallisé et un ruban bleu en soie.
— Emma, qu’est-ce que c’est ?
— Ouvre-le et tu me diras.
— Non, je ne l’ouvrirai pas.
— Pourquoi ? C’est pour toi que je l’ai acheté.
— Je ne veux pas de présent de ta part.
— Ce n’est pas très gentil. Elle m’a coûté une sacrée somme, donc je veux que tu la prennes.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une montre. Mais tu viens de gâcher la surprise.
— Emma, je pense que tu devrais t’en aller.
— Je ne veux pas ! Je t’ai acheté ce cadeau pour te faire plaisir, et toi, tu n’en veux pas.
— Emma, nous sommes divorcés, je te rappelle, et le but de la séparation, c’est de ne plus rien faire ensemble, sauf si nous avions décidé de rester amis, mais ce n’est pas le cas. Alors, je te demande de partir, s’il te plaît.
— Je ne veux toujours pas. Je suis venue dans l’espoir de te reconquérir. Je ne partirai pas avant d’avoir obtenu ce pourquoi je suis là !
— Tu es incroyable !
— Ça je le sais.
— Non, tu es incroyablement casse-couilles !
— Pardon ?
— Oui, tu es chiante au possible. Je ne voulais pas être désagréable, mais là, c’en est trop.
— Mais de quoi parles-tu ?
— Tu sais ce qui m’a fait demander le divorce ? C’est toi et uniquement toi ! Jusque-là, je n’ai jamais rien dit pour ne pas te blesser, mais je n’en peux plus, ça suffit !
— Vas-y ! Dis-moi ce que tu as sur le cœur !
— Non, je finirai par être méchant et je ne le souhaite pas. Maintenant, Emma, s’il te plaît, va-t’en ! Rentre chez toi, va voir des amis, va voir tes parents, mais part d’ici.
— Mais je t’aime encore, David.
— Moi non ! C’est terminé !
Emma est stupéfaite de cette réponse et les mots ne sortent plus de sa bouche. Elle regarde David qui a le visage tendu et froid. Elle réalise que non seulement il vient de dire qu’il ne l’aime plus, mais il le pense très sérieusement. Il n’a plus de sentiment pour elle, et c’est ce qui est le plus douloureux. Elle prend son manteau, son sac et s’en va sans dire une seule parole et sans se retourner. David ferme la porte et se sent soulagé de lui avoir tenu tête. Même s’il sait que ce qu’il a dit n’était pas très correct, il s’étonne de ne pas avoir flanché sur ce coup-là. Il se sert un verre d’eau en repensant à ce passé qu’il veut oublier. Il reçoit un texto qui lui redonne aussitôt le sourire, prend ses affaires et s’en va lui aussi. Une fois en bas, une jeune femme l’attend. Toutes ses pensées négatives s’envolent en un éclair en la voyant.
Pendant ce temps, Emma pleure de tristesse mélangée à de la colère en marchant sur l’avenue, bousculant divers passants. Elle se demande ce qu’elle a bien pu faire pour mériter cela, elle qui pense qu’elle vaut mieux que toutes les autres femmes, elle qui croit que seuls les gens dotés d’une beauté époustouflante peuvent réussir. Elle essaie d’appeler son amie Vanessa Charrière, mais elle ne répond pas, sa copine Mìa Chevalet, mais elle est absente également. Elle stoppe net, se retourne et se dit qu’elle ne peut pas renoncer à cet homme qu’elle a épousé il y a six ans. Elle repart donc chez David, ignorant qu’il lui avait dit qu’il ne resterait pas chez lui.
À quelques mètres de là, de l’autre côté de la route, deux personnes se baladent ensemble et admirent les illuminations de la ville. Les Champs-Élysées à Noël, c’est magique. Les magasins sont lumineux et colorés, tout comme le visage de David. Il demande à sa compagne s’il peut lui tenir la main.
— Oui, bien sûr que tu peux.
— Amélia, tu sais, je suis officiellement divorcé depuis trois mois et j’ai peur de me relancer dans une aventure trop tôt. Lorsque je te regarde, je ne vois que toi, mais la peur persiste. Pourtant, tu me plais beaucoup et j’ai vraiment envie de croire que cela pourrait durer dans le temps.
— Ne t’en fais pas, nous irons à ton rythme, je ne suis pas pressée. Et puis, ça ne me dérange pas qu’on prenne notre temps. On ne sort ensemble que depuis un mois, donc profitons du moment présent, veux-tu ?
Il lui sourit et lui donne un petit bisou sur la joue, ce qui fait rougir Amélia. Le jeune couple se place devant une pâtisserie, admirant les différentes douceurs qui s’y trouvent. David retire sa main de celle de sa compagne pour la prendre par la taille et la rapprocher de lui. Elle fait de même, souriant de plus belle, car il semble que cette récente rencontre promet de beaux jours à venir.
De l’autre côté de la rue, une femme en larmes vient de s’arrêter pour pouvoir s’essuyer le nez et ainsi continuer vers sa destination. Au moment où elle jette son mouchoir en papier à la poubelle, deux hommes commencent à se battre devant un café bondé de monde. Une rixe éclate et plusieurs autres personnes viennent participer à ce combat. Emma est bousculée dans tous les sens et tombe sur la route. Elle se relève in extremis avant qu’un taxi ne lui roule dessus. Il était moins une, mais ses vêtements sont légèrement souillés par sa chute. Elle râle, mais essaie de mettre de la distance entre l’attroupement et elle, pour ne pas être blessée. Elle commence à s’éloigner lorsqu’elle entend des détonations : quelqu’un tire des coups de feux et tout le monde se met à courir et à crier. Suivant le mouvement, elle sent un picotement dans son dos, le froid l’envahit et sa tête commence à tourner. Serait-ce le stress de tout ça qui lui donne le tournis ?
Elle s’arrête et se tient à un poteau.
Un homme qu’elle a vu quelques heures auparavant lui demande comment elle se sent.
— Pas très bien, mais lâchez-moi avec vos mains… Crasseuses…
Elle s’évanouit. L’homme en question, c’est Franck qui l’a reconnue dans la foule et a vite compris que quelque chose n’allait pas. Il l’attrape, l’allonge sur le trottoir et ouvre son manteau pour qu’elle respire. Mais à la place, une tâche rougeâtre grandit sur son pull-over blanc en cachemire. Les pompiers sont appelés, la police débarque pour arrêter la bagarre qui a cessé d’elle-même au premier tir de pistolet. Franck essaie de mettre Emma en position latérale de sécurité afin de stopper l’hémorragie en faisant un point de compression dans son dos, mais une femme pose sa main sur la sienne et lui dit que c’est terminé. L’homme refuse cette possibilité et tente par tous les moyens d’aider la jeune femme. Il écoute son cœur, mais rien ne retentit. Il lui fait un massage cardiaque, sans succès. Les secours arrivent, mettent tout en place pour essayer de la sauver, mais ils ne peuvent que constater l’évidence : Emma vient de décéder.
Ils appellent les pompes funèbres, car ils ne s’occupent que des vivants, pas des morts. On pose un drap blanc sur son corps inerte. Franck pleure cette perte. Ce n’est pas parce qu’elle était mauvaise qu’au fond d’elle ne se cachait pas une petite fille qui aurait manqué de l’essentiel étant enfant et qui aurait construit cette façade sombre au fil des années. Le corps est embarqué à la morgue et en quelques minutes, la vie reprend son cours comme s’il ne s’était rien passé. Franck ne peut pas se résoudre à accepter cette tragédie. Il est très sensible au monde qui l’entoure, ce qui lui vaut d’être moqué par beaucoup de personnes, mais il s’en fiche et l’assume très bien. Il ne sait juste pas comment gérer les émotions trop fortes pour lui.
— Merde, mon pull !
Il entend une voix qui lui est familière et se retourne dans tous les sens pour savoir qui vient de parler, lorsqu’il aperçoit quelque chose d’effrayant et intriguant à la fois.
— Madame ?
— Oh encore vous ? Décidément, je commence à croire que vous me suivez. Vous êtes un pervers ? Un fou échappé d’un asile ? Je vais appeler la police si vous persistez !
— C’est dingue ça ! Ce n’est pas croyable ! Je peux vous entendre, je n’aurais jamais cru que c’était possible !
— C’est ça ! Vous êtes fou ! À L’AIDE ! AU SECOURS !
Personne ne semble entendre Emma, ni même ne la regarde. La jeune femme pense que les personnes autour d’elle ne se préoccupent que de leur objectif de cadeaux de Noël. Elle tente d’attraper le bras d’une passante, mais passe à travers elle.
— Que se passe-t-il ?
— Je vais vous expliquer.
— Ah non, ne vous approchez pas de moi !
— Vous ne vous rappelez pas ce qu’il s’est passé ?
— Mais si voyons, je… je… mince non, j’ai un trou de mémoire.
— La bagarre, les coups de feu, ça ne vous dit rien ?
— Si ça y est, ça me revient. J’entends les tirs, je cours, vous êtes encore là et j’ai peur évidemment, et puis je me suis sentie mal. Mais là, je vais mieux. Il n’y a que l’état de mon pull qui m’inquiète. C’est du cachemire véritable, je l’ai payé une fortune et ça va me coûter encore plus cher de le faire détacher.
— Comment vous appelez-vous ?
— Pourquoi cela vous intéresse ? Pour mieux m’agresser ou pire, me tuer ?
— Non, pour que je puisse assister à vos obsèques.
— J’en étais sûre. Cette fois, cela suffit, je pars !
Emma fait quelques pas, mais sent que quelque chose cloche. Elle fait demi-tour et Franck est toujours présent pour l’observer. Elle le regarde et son visage perd petit à petit cette suffisance qui la caractérise.
Elle ne comprend pas ce qu’il lui arrive et se sent perdue comme jamais.
— C’est flou dans ma tête. Que m’arrive-t-il ? Vous m’avez drogué, c’est ça ? Vous aviez une seringue pleine de je ne sais quoi pour m’étourdir et faire de moi votre esclave sexuelle ? J’ai des hallucinations, c’est pour cette raison que j’ai cru passer à travers la dame.
— Stop ! Vous allez trop loin ! Non, je ne suis pas un tueur en série ! Non, je ne cherche pas à vous agresser ou à vous tuer ! J’ai bien mieux à faire, je ne vous ai pas suivi. C’est juste que nous étions au même endroit au même moment, c’est tout ! Je vous ai vu en panique et j’ai voulu essayer de vous sauver, mais je suis arrivé trop tard. Et ce n’était pas une hallucination.
— Trop tard pour quoi ?
— Vous sauver !
— Mais me sauver de quoi ? Je vais bien, j’ai eu un étourdissement et maintenant ça va mieux. Inutile de tergiverser éternellement.
— Vous devriez essayer de toucher quelqu’un encore une fois.
— Non !
— D’accord, alors c’est moi qui vais vous toucher.
Emma se recule et un homme lui passe à travers sans la voir ni sentir quoi que ce soit. Elle reste figée sur place telle une statue de marbre, la bouche et les yeux grands ouverts. Franck s’avance et lui prouve qu’il n’y a plus de matière autour d’elle. L’humanité de cet homme est palpable, il ne regarde pas la garce qui l’a considéré comme un moins que rien. Il lit en elle comme un livre ouvert et y déchiffre la souffrance de son âme.
— Que m’arrive-t-il ? Par pitié, dites-le-moi !
— Vous avez reçu une balle dans le dos qui vous a traversé le corps.
— Ce n’est pas possible, pas ça.
— Je suis sincèrement désolé, mais vous êtes morte il y a une heure environ. Et là, je suis en train de parler à votre fantôme. Les gens doivent se dire que je suis complètement dément de parler tout seul au milieu de l’avenue.
— Je suis trop jeune pour mourir.
— Je sais bien, mais c’est le cas. Par contre, je commence à avoir très froid, il va falloir que je rentre.
— Où allez-vous ?
— Chez moi.
— Vous avez un chez-vous ?
— Oui, il n’est pas très grand, mais c’est mon nid douillet.
— Voulez-vous passer la nuit dans un beau et grand appartement ?
— Non, merci.
— Vous refusez une offre pareille ?
— Madame, contrairement à ce que vous pensez, je ne suis pas sans domicile fixe. Vous avez des préjugés en rapport à mon apparence négligée, mais j’ai un travail et un studio. Et pour l’instant, cela me convient. Je vous souhaite bon courage pour la suite.
— Vous allez me laisser planter là ?
— Vous êtes décédée, je ne peux malheureusement plus rien faire pour vous. Hormis que je dois être un des rares à pouvoir vous voir et vous parler. Bon courage pour la suite. Je vous rappelle mon nom, je m’appelle Franck Ratry et vous ?
— Emma Holder et j’ai 29 ans.
— Vous avez un joli prénom.
— Merci Franck.
Et il s’en va, prend une rue adjacente et Emma se retrouve démunie face à cette curieuse situation, ne sachant pas quoi faire. Elle est désormais seule et commence à pleurer lorsqu’une lumière extrêmement vive apparaît au-dessus de sa tête. Une voix douce se fait entendre, la jeune femme tend les mains machinalement et se fait aussitôt happer par ce halo lumineux qui disparait instantanément, ne laissant ni témoin ni trace de ce qu’il vient de se passer.
Chapitre 2 : Annonce
Emma ouvre les yeux et se retrouve dans un lieu très lumineux, mais non aveuglant. Elle observe ce qui l’entoure et éprouve un sentiment de bien-être absolu. Jamais dans sa vie terrestre elle n’avait éprouvé de sensation pareille. Comme si elle pouvait ressentir l’énergie pure du monde et de chaque créature existante, elle se sent sereine et apaisée. Ce moment de plénitude est de courte durée, son tempérament égocentrique reprenant rapidement le dessus.
— Où suis-je ? Il y a quelqu’un ici ? Eh oh ? Peut-on me répondre ? J’ai senti des bras m’attraper et m’emmener ici, alors j’exige de savoir qui a fait ça !
— Oh, tu te calmes tout de suite, jeune fille !
Emma se tourne vers la voix qu’elle vient d’entendre. Ce n’est pas une hallucination, devant elle, se tient sa grand-mère maternelle, décédée lorsqu’elle n’avait qu’une dizaine d’années.
— C’est impossible ! Tu es morte quand j’avais dix ans !
— Oui, et maintenant, c’est toi qui viens de mourir. Bienvenue dans ton nouveau chez-toi, Baba.
— Oh non, par pitié, ne m’appelle pas comme ça, j’en ai toujours eu horreur !
— Ça veut dire poupée en hongrois, je ne vois pas où est le problème ? Mais tu as toujours été un casse-pied de première catégorie.
— Ce n’est pas vrai !
— Passons à autre chose de plus important, ne te demandes-tu pas ce que tu fais ici ?
— C’est exact. Où sommes-nous ?
— Dans l’au-delà, plus précisément dans l’autre monde, là où les âmes vivent dans leur univers énergétique et non le terrestre.
— Je n’ai rien compris à ton charabia.
— Pour faire simple, tu es dans le monde des morts.
— Des fantômes ?
— Non, juste les âmes ayant terminé leur ascension sur terre et qui reviennent pour se reposer et repartir ailleurs si elles le souhaitent.
— D’accord, et où va-t-on maintenant ?
— Viens, je vais te faire visiter.
Emma et sa grand-mère se dirigent vers un grand portail lumineux. Derrière celui-ci, on aperçoit ce qui semble être des personnes, un magnifique paysage chaleureux et un homme qui s’avance vers les deux femmes.
— Bonjour Siméon, je suis ravie de vous voir. Permettez-moi de vous présenter ma petite fille qui vient de nous rejoindre.
— Bonjour Emilia, je suis très heureux de vous voir également. Nous sommes au courant de l’arrivée d’Emma parmi nous et justement, on m’envoie pour lui dire qu’elle ne peut pas franchir le portail des âmes pour l’instant.
— Puis-je savoir pour quelle raison ? Je suis morte, j’ai bien droit à un peu de repos, non ?
— En fait, non ! Ça ne fonctionne pas aussi facilement. En revanche, il va falloir que tu m’accompagnes devant le conseil des sages pour savoir ce qui ne va pas.
— Le quoi ? Hors de question ! Je viens de mourir et il n’y a pas plus à dire ! Maintenant, je pars visiter ce monde avec ma grand-mère et vous n’avez rien de plus à ajouter !
— Puisque tu le prends comme cela, je n’ai pas le choix. Je n’aime pas faire ça, mais tu m’y contrains.
Siméon regarde Emilia avec exaspération, mais ne fléchit pas devant l’insolente. Il la fixe, claque des doigts et instantanément, Emma se retrouve dans une sorte de grande salle, assise sur une chaise et devant elle se trouvent trois hommes et deux femmes, derrière ce qui ressemble à un grand pupitre et qui la dévisagent avec beaucoup de compassion. La jeune femme essaie de se lever, mais en vain. Elle n’est pas attachée ni ligotée, mais est retenue par une force invisible qui l’empêche de partir.
Une des femmes prend la parole :
— Bonjour Emma. Nous sommes ravis de faire ta connaissance.
— Pourquoi suis-je ici ? Je veux m’en aller tout de suite !
— Non, nous devons nous occuper d’un souci plus important en premier lieu.
Siméon entre avec la grand-mère de la jeune femme et s’assoit au fond de la salle.
— Mamie, s’il te plaît, aide-moi ! Je veux partir et ils m’en empêchent.
— Tu devrais les écouter d’abord. La suite ne dépend pas de moi.
Emma se résout à se taire, puisque de toute manière, elle ne peut pas bouger de son siège.
La femme, ayant parlé la première, reprend la parole.
— Nous sommes réunis en ce lieu pour décider du sort réservé à Emma Holder. Décédée le 23 décembre 2021 d’une balle perdue. Nous allons commencer par écouter ce que tu as à dire sur ta vie passée sur terre.
Emma raconte les 29 ans de son existence, mais les cinq personnes devant elle ne semblent pas convaincues par son récit d’une vie parfaite et irréprochable. Un homme qui parait avoir la cinquantaine affiche un air perplexe et décide d’intervenir.
— Dis-moi, Emma, j’ai comme l’impression que tu omets beaucoup de détails qui, à ton sens, sont insignifiants, mais qui ont tout de même leur importance.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire par là.
— Je prends l’exemple de ce jeune homme, Franck, qui a essayé de te sauver la vie alors que tu ne voulais pas qu’il t’approche parce que son apparence ne te convenait pas.
— Il était dégoutant et négligé, je déteste ça !
— N’as-tu pas remarqué qu’il était sur ton chemin pour t’empêcher de mourir ?
— Que voulez-vous dire ?
— Nous te l’avons envoyé pour que tu ne perdes pas ton temps à courir après un homme qui méritait de refaire sa vie après le calvaire que tu lui as fait subir.
— J’étais la femme parfaite pour David ! Il ne fallait pas qu’il m’abandonne !
— Je constate que tu ne te préoccupes pas du bien-être des autres. Sais-tu où il allait après ton départ ?
— Non ?
À ce moment-là, une sorte de film est projeté sur le mur et défile devant les yeux d’Emma. Elle revoit entièrement la scène de son passage chez son ex-mari. Sauf qu’après son départ, il reçoit un message qui lui redonne le sourire. Il y répond, va à la salle de bain mettre du parfum en vérifiant également son haleine, enfile son manteau et descend rejoindre une jolie jeune femme. On entend leur conversation, ce qui fait bouillir Emma de jalousie. Puis, en observant plus attentivement, on revoit les Champs-Élysées, les belles vitrines, les passants pressés, les décorations de Noël, David et sa compagne main dans la main, puis au loin, de l’autre côté de l’avenue, un attroupement, des détonations, puis des personnes qui courent et qui crient, une femme s’accrochant à un poteau et s’écroulant dans les bras d’un monsieur prêt à la secourir, mais il est trop tard. Emma voit son âme quitter son enveloppe charnelle et apparaît quelques minutes après que son corps a été transporté à la morgue. Tout ce qui est arrivé ensuite se poursuit jusqu’au moment où sa grand-mère est venue la chercher. En parallèle des coups de feu, l’ex-mari d’Emma attrape sa conquête et la fait entrer dans un magasin à l’abri, où ce qui semble être le gérant ferme la porte derrière eux. Les images disparaissent et la jeune femme reste bouche-bée, les larmes rejoignant doucement le bas de son visage.
— Qui est cette femme ?
— Tu viens de voir ta propre mort et tu te soucies uniquement de la nouvelle femme de David ?
— Évidemment, que croyez-vous ? Et pourquoi dites-vous que c’est sa femme ?
— Parce que c’est l’avenir qui les attend.
— Quoi ?
— C’est elle, son véritable amour. Ton destin aurait été tout autre si tu avais pris les bonnes décisions pour toi, et non celles que tes parents voulaient que tu prennes.
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ?
— Nous allons délibérer quelques minutes. En attendant, réfléchis aux conséquences de tes choix passés.
Emma a beau repenser à son enfance, mais elle ne voit pas ce qui aurait pu la mettre en difficulté. Elle a toujours eu tout ce qu’elle voulait, une maison luxueuse, des vêtements de marque, des études bien établies et pour finir, un travail qui lui apportait de bons revenus. Mais tout cela semble bien dérisoire désormais.
Les juges reviennent et annoncent leur verdict. La jeune femme tourne la tête vers sa grand-mère qui a l’air assez confiante quant à leur décision finale.
— Emma Holder, après avoir mûrement pesé le pour et le contre, nous refusons que tu entres dans notre monde. Au vu de la vie que tu as menée et de l’attitude négative dont tu as fait preuve, nous te renvoyons sur terre, jusqu’à ce que tu comprennes l’importance d’être dans une dynamique plus empathique et plus ouverte.
— Je vais donc revenir à l’état de bébé ? Ça me va, j’accepte la sentence. Tout recommencer va être formidable. Une nouvelle vie, c’est magique. J’ai le droit de choisir où je vais aller ? Ce serait merveilleux à Los Angeles ou dans les îles. Oui, s’il vous plaît, à l’île Maurice ou aux Seychelles.
— Je crois que tu n’as pas bien saisi le message. Tu vas retourner sur terre, mais pas dans une nouvelle vie.
La juge ayant prononcé le verdict se lève sans sourciller et se dirige vers Emma qui commence à déchanter à l’approche de cette femme qui est impressionnante dans sa robe blanche fluide, les cheveux impeccablement coiffés en chignon et ses yeux bleu clair. Elle place la main gauche sur l’épaule d’Emma et prononce très distinctement en claquant des doigts de son autre main :
— C’est dans celle-ci que tu vas redescendre !
Et aspirée dans un tunnel sombre qui soudain apparaît, la jeune femme disparaît de l’au-delà.
Elle ouvre les yeux et s’aperçoit qu’elle se trouve dans un lit et est étonnée de sentir la sensation du tissu sur sa peau. Elle a l’impression d’avoir fait un mauvais rêve et se tourne pour voir où elle se trouve, car elle ne reconnaît pas l’endroit. La clarté de la lumière est faible, donc il doit être six ou sept heures du matin. Elle se demande si tout cela n’était pas une illusion ou un délire créé par son esprit suite à une soirée un peu trop arrosée. Ou alors serait-ce Franck qui l’aurait droguée comme elle le pensait depuis le début ?
Soudain, elle sent une présence à ses côtés sous les draps et voit un visage apparaître. Elle hurle et tombe sur le sol. La personne dans le lit hurle aussi, mais plus intensément.
— Mais qu’est-ce que vous foutez ici ?
— Je vous retourne la question !
— Je suis chez moi !
— Ah ? Mais pourquoi suis-je ici alors ? Vous m’avez drogué, j’en étais sûre ! Et vous en avez profité, c’est ça ?
Elle se lève et commence à tourner dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle découvre qu’elle ne porte aucun vêtement, ce qui rend Emma encore plus hystérique.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ! Vous m’avez fait quoi, espèce de connard de merde ?
— Mais rien, bon sang ! Habillez-vous, faites quelque chose, mais ne restez pas comme ça, s’il vous plaît !
— Ah oui, parce que vous allez me rendre mon magnifique pull blanc en cachemire, peut-être ?
Et d’un seul coup, un pull apparaît sur elle.
— Mais quoi ? Comment ?
— Essayez de demander des sous-vêtements et un pantalon pendant que vous y êtes.
— D’accord !
Emma se concentre et obtient un jean bleu moulant et des bottines noires à talons, à son grand bonheur, et instantanément toute son animosité disparaît.
— Waouh ! C’est extraordinaire ! Je ne suis plus en colère contre vous.
— Oui, et ça m’arrange. Mais il va falloir m’expliquer votre présence.
— J’étais … j’étais… je ne sais plus, ça m’énerve.
— Vous n’êtes pas vaporeuse comme la dernière fois, vous avez l’air… humaine ? Puis-je essayer de vous toucher ?
— Non, hors de question. Mais j’y pense, je peux retourner à une vie normale dans ce cas. Je m’en vais.
Emma regarde où se trouve la porte d’entrée, s’y rend, tourne la poignée et franchit le seuil.
— Ce n’était qu’un mauvais rêve, bien que je ne puisse pas expliquer comment mes vêtements sont apparus lorsque je l’ai demandé, mais je vais me contenter de cela. Je vais me rendre à la police et dénoncer cet abruti pour séquestration.
Au moment où elle prononce ces mots, elle se retrouve immédiatement propulsée devant le poste de police.
— Euh ? Il va me falloir une solide mise au point sur comment cela a pu se produire.
Elle vient pour pousser la porte du commissariat, mais elle ne sent rien et traverse l’entrée avec fluidité. Encore une fois, elle ne comprend toujours pas ce qu’il se passe. Cependant, déterminée comme jamais, elle se dirige vers un agent pour demander comment déposer une plainte.
— Excusez-moi, monsieur ! Mais ce serait pour une requête.
— …
— Monsieur ? Vous m’entendez ? Eh oh ?
L’homme en question l’ignore. Emma commence à sentir la colère monter en elle et l’attrape par le bras, mais elle lui passe à travers le corps.
— Non, je suis toujours morte, pff, c’est nul ! Cela veut dire que si je pousse la chansonnette devant tout le monde, personne ne va m’entendre ?
En prenant son inspiration par réflexe, car les fantômes n’ont plus besoin de respirer, elle commence à chanter Highway to Hell du groupe AC/DC très fort et très faux. Si bien que les morts du cimetière le plus proche ont sûrement été réveillés. Bien entendu, personne n’a vu ou entendu quoi que ce soit et chacun s’affaire à sa tâche, sans se douter une seule seconde qu’un esprit s’amuse à chanter follement dans leur bâtiment.
Curieusement, Emma ne semble pas triste, mais elle affiche un sourire machiavélique. D’avoir donné de la voix lui a remonté le moral.
— OK, je suis donc décédée pour de bon. Mais il faut que je sache pourquoi, chez l’autre, j’ai l’air d’un être humain et ailleurs non. Il faut que je retourne chez lui.
Ni une ni deux, elle réapparaît dans l’appartement de Franck, qui est en train de prendre sa douche. Le contexte étant curieux et drôle à la fois, elle décide de lui faire une petite blague et cogne violemment contre la paroi vitrée, profitant en parallèle du spectacle du bel homme nu devant elle. Elle frappe très fort et Franck pousse un autre cri de terreur, glisse et tombe, le corps encore recouvert de savon.
— MAIS ÇA NE VA PAS NON ? VOUS ÊTES TARÉE, MA PAROLE !
— C’était trop tentant.
— Une cinglée, voilà ce que vous êtes ! Si je n’avais pas assisté à vos funérailles, je dirais que vous vous êtes échappée d’un asile. Pourriez-vous m’attendre dans le salon, pour que je puisse me rincer et m’habiller ?
— Euh oui… bien sûr. Je vais… vous attendre.
Elle ne peut s’empêcher de ricaner tout en s’asseyant sur le canapé. Elle observe ce qui l’entoure et se souvient de ce que lui avait dit Franck juste après qu’elle a rendu l’âme : qu’il vivait dans un studio. Or, là où elle se trouve, ce n’en est pas un, c’est beaucoup plus grand. Lui aurait-il menti ?
— Ah, vous êtes là ! Bon, je vais me faire un café, vous en voulez un ? Oh pardon, l’espace d’un instant, j’ai oublié.
— Ce n’est pas grave. D’ailleurs, je n’ai plus ni faim ni soif. Cette absence de sensation est assez déroutante.
— J’imagine. Mais pourquoi êtes-vous revenue ici ?
— Je n’ai pas eu le choix, j’ai en quelque sorte été déposée ici.
— Déposée ? C’est-à-dire ?
Emma lui raconte toute son aventure : du moment où elle a été aspirée vers l’au-delà jusqu’à cet instant précis en la compagnie du jeune homme.
— Votre histoire est perturbante. Le pire, c’est que je vous crois. Mais ce que je n’explique pas, c’est la raison pour laquelle on vous a envoyé là. Pourquoi chez moi d’ailleurs ? Est-ce parce que je peux vous voir et vous entendre ? Parce que j’étais avec vous lors de votre décès ? Comment se fait-il que vous puissiez tout toucher ici ?
— Cela fait beaucoup de questions en même temps et je n’en ai aucune idée. Par contre, je reviens sur un point important.
— Lequel ?
— Pour quelle raison m’avoir menti ?
— Menti sur quoi ?
— Vous m’avez dit l’autre jour que vous habitiez un studio. Cet appartement est clairement plus grand qu’un studio. Je veux une explication ! Allez-y, je vous écoute !
— Vous êtes toujours aussi directive ? J’ai déménagé il y a un an et demi, je ne vois pas où est le problème.
— Non, non, non ! Je suis décédée jeudi et il s’est passé une journée tout au plus, donc dites-moi la vérité.
— Vous êtes sérieuse ? Vous pensez que nous sommes en décembre 2021 ?
— Mais évidemment que oui.
Franck prend son téléphone, un calendrier, et montre la date actuelle à Emma. Celle-ci écarquille les yeux, donnant l’impression qu’ils vont sortir de leurs orbites. Elle met ses mains sur sa bouche, se lève et marche dans l’appartement tel un animal en cage.
— Non, ce n’est pas possible !
— Je suis navré, Emma.
— C’est une blague ? Dites-moi que c’en est une par pitié.
— Malheureusement, non, c’est on ne peut plus sérieux.
— Deux ans viennent de passer, Franck ! Deux ans ! Bordel, mais pourquoi ? Là où j’étais, j’ai eu l’impression que seulement une journée s’était écoulée.
— Je ne rêve pas ? Vous venez vraiment de m’appeler par mon prénom ? Vous faites des progrès. La mort vous assagit.
— Oh, fermez-la, j’essaie de réfléchir !
— À quoi ? À votre tombe ?
— C’est vrai ça ! En plus, vous m’avez dit que vous étiez allé aux obsèques. Comme je suis décédée, on a dû m’enterrer, n’est-ce pas ? Où m’a-t-on fait incinérer ? J’espère que non, j’avais précisé que jamais au grand jamais je ne voulais finir en cendre.
— Pas de panique, vous avez bien été enterrée, je le confirme.
— Merci. Comment c’était ?
— Un enterrement, tout ce qu’il y a de plus classique. Un cercueil, des fleurs, des pleurs, vos parents, vos cousins, vos amis, votre ex-mari… — David ! Il est venu, il est trop chou. A-t-il pleuré ?
— Un peu, je n’y ai pas prêté plus d’attention que ça, vous savez.
— Ah, dommage !
— Vous étiez séparés depuis longtemps ?
— Divorcés officiellement depuis le 7 septembre 2021, mais nous n’habitions plus ensemble depuis des mois. Vous savez ce qu’il est devenu ?
— Il possède trois agences immobilières à Paris, il vit bien.
— Comment savez-vous cela ?
— Je préfère ne pas aborder le sujet tout de suite, voulez-vous ?
— Je ne vais pas insister parce que je suis encore sous le choc de la date d’aujourd’hui. Par contre, pourriez-vous m’emmener sur ma tombe, s’il vous plaît ?
— Vous allez devoir vous débrouiller toute seule. J’ai du travail qui m’attend, je n’ai pas le temps, alors que vous, vous n’avez pas de compte à rendre à qui que ce soit.
— Ce n’est pas sympa de votre part.
— Vous avez peur du cimetière ? Je vous signale que le fantôme, c’est vous à présent. Vous ne risquez rien du tout.
— Pff, très bien, vous avez gagné, mais je tiens à vous prévenir, je reviendrai.
— Je me doute que je ne vais pas arriver à me débarrasser de vous aussi facilement.
— Quelle est votre profession ?
— Vous vous intéressez à moi ? C’est un miracle.
— Oh, allez, ne soyez pas mesquin !
— Je suis ostéopathe.
— Sans déconner ?
— Je suis sérieux.
— Ça alors ! Jamais je ne vous aurais imaginé exercer un métier pareil.
— Pourtant, c’est le cas, et j’adore ma profession.
— Tant mieux. Et vous avez des rendez-vous ce matin ?
— Non, mais l’administratif prend du temps, je n’ai pas de secrétaire pour s’en occuper à ma place.
— C’est dommage.
— Tant pis, c’est comme ça, et je n’ai pas de charges salariales à payer.
— Je me rappelle votre tenue ce soir-là, j’ai cru que vous étiez un sans-abri.
— Vous sautez du coq à l’âne en un éclair, ma parole ! Et je tiens à préciser qu’un pantalon, une chemise bûcheron et une veste vert foncé ne font pas de moi un SDF. Seulement, je n’avais pas encore de bons revenus, donc mes vêtements étaient très simples et ça me convenait très bien.
— Quand je vous ai croisé la deuxième fois, on vous a donné un sandwich. J’ai cru qu’une personne bienveillante vous avait nourri.
— Vous savez, ma petite dame, le sandwich, je l’ai acheté avec mon propre argent. Incroyable non ?
— Votre ton sarcastique ne me plaît guère. Vous n’êtes pas très gentil !
— Et vous, égocentrique et mal élevée.
— Oh, puisque c’est comme ça, je m’en vais !
— Je ne vous retiens pas !
— Au revoir, monsieur Franck Ratry !
Emma disparait aussi soudainement qu’elle est apparue. Franck se demande si c’était une bonne idée de se disputer avec elle, puis il se ressaisit et se dit qu’après tout, elle n’est pas chez elle. Mais son empathie, sa compassion et sa culpabilité prennent le dessus et malgré les dossiers qui attendent patiemment sur le bureau qu’on s’occupe d’eux; il attrape sa veste, ses clés de voiture et se rend à l’endroit où Emma est sûrement allée.
Chapitre 3
Franck roule jusqu’au cimetière du père Lachaise où il est persuadé qu’Emma s’est rendue. À la vue des circonstances, il est certain qu’en pensant juste à sa tombe, elle a dû s’y trouver instantanément. Comme c’est un fantôme, elle doit avoir de nouvelles capacités assez étonnantes et pratiques en fin de compte. Après s’être garé, il se rend sur le tombeau de la famille Holder et il aperçoit, au loin, une jeune femme de dos, au-dessus de la sépulture. Il s’approche et lui dit :
— Je suis sincèrement désolé. Par contre, votre tombe est divinement fleurie. Les gens n’ont pas lésiné sur les moyens.
La personne se retourne et le regarde d’un air perplexe et douteux.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Oh bon sang ! Excuse-moi, je t’ai pris pour… Quelqu’un d’autre, pardon.
— Non, ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave.
— Pourquoi es-tu venu voir cette tombe ?
— Pour elle, pour Emma.
— Vous ne vous connaissiez pas, il me semble ?
— En effet, mais la raison de ma présence ici serait trop longue à expliquer et je n’ai pas le temps. Je dois retourner chez moi pour finir d’emballer les cadeaux.
— Punaise, c’est vrai que Noël est dans deux jours.
— Tu viens toujours ? Tu ne me fais pas faux-bond ?
— Oui, je serai là, lundi à 11 h 30, promis.
— Je suis tellement heureuse d’organiser ce repas chez moi.
— Et de voir ma sœur jumelle dans cet état est très drôle. En revanche, j’insiste, tu peux me dire pourquoi aujourd’hui, samedi 23 décembre 2023, tu es sur la tombe de la famille Holder s’il te plaît ?
Au moment de répondre à la question, la jeune femme reçoit un appel et s’en va en envoyant un bisou avec sa main en direction de son frère tout en répondant au téléphone. Franck revient sur le caveau et se demande où Emma a bien pu passer. Peut-être n’est-elle pas venue ici finalement. Probablement ne la reverra-t-il jamais ? Il en profite pour lire les quelques messages gravés sur les plaquettes de marbre déposées sur le tombeau, lorsqu’il sent une main se poser sur son épaule ; une main très froide.
— AH !
— Ça va, ce n’est que moi.
— Ok, mais je vous rappelle que vous êtes morte et la sensation de votre main glacée m’a surpris.
— Merci, je suis en train de m’en rendre compte, voyez-vous ! Comment saviez-vous que je viendrais ici ?
— Une intuition.
— Qui était la femme avec qui vous discutiez, je ne la connais pas, et son visage m’est totalement inconnu ?
— Ma frangine. Et pour tout vous dire, j’ignore vraiment pour quelle raison elle était ici. Mais passons à autre chose, comment trouvez-vous votre dernière demeure ?
— Trop fleurie, trop de bordel sur cette pierre et je déteste les tulipes. Mais qui a pu planter ça ici ? Franchement, c’est n’importe quoi.
— Vous ne trouvez pas que vous exagérez ? Au bout de deux ans, tout est toujours bien en place et régulièrement entretenu. Vous n’êtes jamais satisfaite, n’est-ce pas ?
— Savez-vous qui s’occupe de nettoyer le tombeau ?
— Non, il faudrait voir ça avec le gardien. Mais à mon avis, il a autre chose en tête la veille de Noël.
— Vous venez de dire que c’est Noël ?
— Oui, c’est ce que j’ai dit, pourquoi ? Vous n’avez pas regardé le calendrier tout à l’heure ?
— Si, mais je n’ai prêté attention qu’à la date du 23, pas à la période. Putain, ça fait deux ans que je suis morte, je ne m’y fais vraiment pas.
Franck ne trouve rien à redire. Comment comprendre cette situation inédite. Ce n’est pas comme s’il voyait des esprits en permanence chez lui. Néanmoins, son empathie lui permet de ressentir la déchirure intérieure d’Emma. Il sent au fond de lui une profonde souffrance, mais il ne sait pas laquelle. Pour cela, il va falloir qu’elle se confie à lui, mais c’est loin d’être gagné. Il erre dans ses pensées lorsqu’une phrase l’interpelle.
— Où allez-vous fêter Noël ?
— Chez ma sœur. Elle et son compagnon viennent d’emménager dans une maison de ville et elle est tellement fière de pouvoir tous nous inviter que personne n’a décliné l’offre.
— J’imagine, oui. Elle a des enfants ?
— Non, elle n’en a pas encore, mais notre frère aîné à deux garçons.
— Je déteste les marmots.
— C’est violent de dire ça. Pour quelle raison ?
— C’est chiant et ça fait du bruit.
— Vous avez été une gamine, vous aussi, je vous signale.
— J’étais une enfant sage et bien élevée, monsieur. Je ne me salissais jamais, ne disais pas un mot plus haut que l’autre et ai fréquenté les meilleures des écoles.
— Au final, vous n’avez pas eu de véritable enfance, à courir partout, laissant trainer vos affaires, sautant dans les flaques d’eau !
— Comment osez-vous dire ça ? Ma nounou s’est très bien occupée de moi et je n’ai jamais été ce genre d’enfant.
— Une nounou ? Sans déconner ? Je crois que nous allons nous arrêter là pour le moment. Vous vouliez voir votre tombe, c’est chose faite. Je vais retourner chez moi, m’occuper de ma paperasse et aller acheter les derniers cadeaux pour mes neveux. Je vous souhaite une bonne journée.
Emma le regarde partir et s’en retourne à sa tombe. Sur la stèle est inscrit en toute lettre : « Emma Holder 7 juin 1992 – 23 décembre 2021. » Son nom est accompagné de celui de ses grands-parents paternels : Félicien et Colette Holder et au-dessus, celui de quelques autres aïeux.
Elle se tient sur le bord de la sépulture et essaie de toucher les fleurs et les plaquettes, mais en vain, elle passe à travers. Son expression affiche une tristesse indescriptible et, malgré son état vaporeux et fantomatique, elle pleure.
Franck est assis à son bureau en train de finir de pointer ses factures, un café fumant et chaud sur la droite de son ordinateur. Il le prend pour souffler dessus et en boire une gorgée quand soudain il devient froid.
— Quoi ?
— Coucou !
— Oh !
Franck est surpris une fois de plus et la tasse de café lui échappe de la main. Emma envoie la sienne et l’attrape par un réflexe inouï. Celle-ci est assez surprise de sa propre maîtrise.
— Waouh, je ne m’y attendais pas du tout. Tenez votre café.
— C’est gentil, et merci d’avoir sauvé mon ordinateur. S’il casse, je ne m’en remettrai pas.
— De rien. Dites-moi Franck, je crois que je vais rester ici habiter avec vous.
— Pardon ?
— Oui, puisqu’il n’y a que chez vous que je suis fonctionnelle. Je peux tout toucher et me doucher si ça me chante. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, j’ai posé ma main sur votre épaule tout à l’heure au cimetière et j’ai senti la chaleur émaner de votre corps, mais c’était beaucoup plus intense qu’un être humain normalement constitué.
— C’est un miracle, c’est la première fois que vous osez poser la main sur moi, bravo.
— Je me demande toujours pourquoi chez vous et pas ailleurs. C’est dingue tout de même. Je n’avais jamais entendu parler d’une telle chose. Après, soyons réalistes, je n’ai jamais cru à l’occulte, mais je suis bien obligée de reconnaître qu’il y a quelque chose d’autre après la mort. Et vous ?
— Attendez, Emma, revenons en arrière ! Vous êtes en train de me dire que vous voulez vivre avec moi ?
— Oui, c’est bien ça.
— Ça ne va pas être possible.
— Pour quelle raison ?
— Vous n’êtes pas ma femme ! Nous ne nous connaissions pas, et le peu de temps que nous avons partagé, vous avez cru que j’étais un SDF. Jamais je ne serais sortie avec une femme comme vous, jamais !
— Que voulez-vous dire par « une femme comme moi » ?
Pour ne pas la froisser, il lui explique qu’ils n’étaient pas du même monde, qu’ils ne partageaient pas les mêmes valeurs et n’avaient rien en commun. Emma semble songeuse, mais comprend le point de vue de l’homme en face d’elle. Cependant, elle compte tout de même vivre chez Franck, le temps de comprendre sa fameuse mission de vie dans laquelle elle doit apprendre l’empathie et l’ouverture d’esprit. Elle se dit qu’auprès de lui, elle y verrait sûrement plus clair.
— Je prends en considération votre refus, mais je vais rester ici quand même.
— Vous n’aimez pas qu’on vous dise non, n’est-ce pas ?
— Le problème est plus profond que ça, Franck. Je suis morte, c’est un fait. Je n’ai plus d’existence propre. Les gens ne peuvent ni me voir, ni me sentir. Normalement, j’aurais dû passer de l’autre côté du portail, mais on m’a refusé l’accès. Parce que soi-disant, je dois apprendre à être plus compatissante et plus empathique. Je suis donc coincée sur terre. Et je ne vous cache pas que je compte bien profiter de cette nouvelle non-vie, si je peux l’appeler ainsi. À part être là avec vous, je ne causerais pas d’ennuis, c’est promis. J’étais une femme d’affaires, vous savez. Je pourrais même me mettre au boulot si vous voulez.
— Que feriez-vous ?
— Votre administratif, par exemple. Votre organisation est une catastrophe.
— Je ne vous permets pas de juger ma façon de tenir mes dossiers.
— Comme vous voulez ! Au moins, vous savez que je suis disponible. Mais en attendant, je vous colle aux basques. Pourrais-je venir avec vous chez votre sœur ?
— Non !
— Pourquoi ? Personne ne me voit de toute façon ?
— C’est en famille, c’est privé.
— Vous pouvez me dire ce que vous voulez, je viendrai quand même.
— J’imagine que cela ne sert à rien d’insister, vous n’en ferez qu’à votre tête.
— Exactement !
Franck capitule et propose à Emma de prendre la deuxième chambre. Puisqu’elle est là pour une durée indéterminée, autant qu’elle se sente un peu chez elle.
— La pièce est assez modeste, mais vu votre état, vous ne ferez pas la difficile.
— Je m’y ferai, merci.
— Vous avez faim ?
— Non, je n’ai plus cette sensation. Je peux essayer de manger quelque chose, pourquoi pas !
Le jeune homme sort tout le nécessaire pour faire des pâtes bolognaise. Emma s’installe au comptoir et le regarde faire. Dans son ancienne vie, elle cuisinait très peu elle-même, se faisant livrer le plus souvent possible. Jamais personne ne lui apprit et maintenant qu’elle observe Franck, elle ressent un manque.
— C’est prêt !
— Déjà ?
— Oui, ce n’est pas très difficile à faire, vous savez. Allez-y goûter !
Emma porte la fourchette à sa bouche et… n’éprouve rien. Elle recommence, mais toujours rien. Ni odeur, ni saveur. Rappelons-le, elle ne fait plus partie du monde des vivants. Il est parfaitement logique que la faim et la soif aient disparus.
— Alors ? Vous avez l’air perdu.
— Je ne ressens rien, je suis désolée. C’est sûrement délicieux, mais comme je suis décédée, je n’éprouve plus ces sensations. Aucune saveur, je n’ai plus faim et plus soif. Vous croyez que si j’ai envie de m’envoyer en l’air, ce sera pareil ?
Franck, qui est en train de boire, recrache le tout sur la table et observe cette femme qui vient de le désarçonner par sa réflexion.
— Mais ça ne va pas de dire des choses comme ça ?
— Pourquoi ? Ça vous choque ? Vous n’avez jamais couché avec personne ?
— Si, bien sûr, mais dois-je vous rappeler que vous ne pouvez plus avoir de relations sexuelles, c’est fini tout ça pour vous. Comment feriez-vous ? Vous passez à travers tout.
— Il y a vous.
Le jeune homme n’en revient pas et se lève de stupeur.
— Je ne suis pas nécrophile, Emma !
— Je ne suis pas un cadavre en putréfaction, Franck, je suis un fantôme. Un esprit qui se matérialise uniquement chez vous, apparemment. Vous auriez tort de ne pas en profiter, j’ai un corps magnifique, vous ne trouvez pas ?
— Mais votre discours est insensé. Et puisque vous parlez de matérialisme, votre corps est tout froid. Imaginez un peu que l’intérieur l’est tout autant, mes attributs masculins ne tiendraient pas le choc thermique.
— Vous avez l’air drôlement bien renseigné pour me répondre avec autant de certitude. Avouez, cela vous a effleuré l’esprit.
Le jeune homme refuse de répondre à cette question et passe à autre chose en un éclair.
— Emma, je dois faire mes derniers achats de Noël. Je vais me préparer et y aller. Faites ce que bon vous semble, mais par pitié, ne me parlez plus jamais de coucher avec moi, d’accord ? Vous pouvez faire ça, s’il vous plaît ?
La jeune femme réfléchit, mais promet de ne plus aborder le sujet, puisque cela met très mal à l’aise son hôte. Il serait contrariant qu’elle ne puisse pas rester chez lui pour apprendre ce qui lui manque pour pouvoir quitter le monde des vivants, car tel est son but : se dépêcher d’acquérir les compétences qui lui font défaut et d’être admise dans l’au-delà.
Deux jours passent et c’est Noël. Franck est sur son trente et un, arborant un pantalon à pince noir, une chemise bleu ciel et des derbys foncés. Il sort de sa chambre et trouve Emma assise sur le canapé en train de lire un magazine. La jeune femme tourne la tête vers lui et est surprise de voir le bel homme qui se trouve devant elle.
— Franck, vous êtes superbe. Bravo.
— Merci Emma.
— Vous devriez être plus souvent habillé comme cela.
— Non, mes vêtements habituels me conviennent.
— Pourquoi ne pas changer de style ? De temps en temps, changer ne fait pas de mal.
— Nous verrons ça plus tard, voulez-vous ? Mais où est-elle passée ?
— Que cherchez-vous ?
— Ma cravate. La moche que mes neveux m’ont offert l’année dernière.
— Pourquoi mettre une cravate moche, alors qu’une simple et classe ferait très bien l’affaire ?
— Parce que c’est un cadeau de Gabriel et d’Arthur, et je leur ai fait la promesse de la mettre.
— Je ne comprendrais jamais qu’on puisse se plier aux demandes absurdes des enfants, mais bon, c’est vous que ça regarde si vous voulez avoir l’air ridicule.
— Ridicule ? Vous ne l’avez même pas vu.
— J’imagine quand même.
Après quelques minutes de recherche, la cravate fait son apparition, cachée sous les coussins. Franck la récupère et essaie de la nouer. Une fois, deux fois, trois, quatre, cinq… Il n’y arrive pas, n’ayant pas du tout l’habitude de ce genre d’accoutrement. Emma l’observe et ricane légèrement en le voyant se débattre avec acharnement sur ce pauvre morceau de tissu.
— Content que ça puisse vous faire rire.
— Oui, c’est drôle de vous voir galérer de la sorte.
— Si vous trouvez cela si hilarant, montrez votre savoir-faire et faites-moi donc ce nœud.
Emma sourit à pleines dents et se lève, prête à relever le défi. Elle se rapproche de Franck et commence la technique du nœud Windsor.
La proximité de ces deux êtres est particulière, la chaleur contre la fraîcheur. Curieusement, notre homme ne trouve pas cela si désagréable en fin de compte.
— Voilà, c’est fait ! Vous êtes très beau, même si je déteste ce motif père Noël avec son traineau.
— Merci beaucoup. Je vous souhaite, malgré la situation, un joyeux Noël, Emma.
— Joyeux Noël à vous aussi.
Il prend son manteau, les cadeaux et va rejoindre sa famille dans le 12ᵉ arrondissement de Paris. Il prend sa voiture et roule. Il y a pas mal de monde en ce jour qui court partout pour ne pas arriver en retard aux repas de Mémé, récupérer les gâteaux, pains, bûches et autres macarons. Le feu passe au rouge et Franck en profite pour jeter un œil à son nœud qui le serre. C’est la seule fois de l’année où je mets ce truc, se dit-il. Encore un regard dans son rétroviseur central, le feu passe au vert, un coup d’œil vers la droite et Franck émet un cri. Il freine soudain, manquant de se faire percuter, et repart aussitôt en s’excusant. Il se gare rapidement sur un trottoir, les feux de détresse clignotant.
— Il y a quelque chose de pas net chez vous, Emma.
— Pourquoi dites-vous ça ? Je ne l’ai pas fait exprès. Je pensais à vous et boum, je me retrouve dans votre voiture. Ce n’est pas ma faute.
— Quand même, c’est chiant, cette tendance à… vous pensiez à moi ?
— Oui, enfin, je veux dire, c’est-à-dire que… Je me demandais comment allait se passer votre repas, voilà !
— C’est gentil de penser à mon bien-être, vous faites des progrès.
— Pour être franche, j’aimerais venir avec vous. Je me sens très seule et en plus, à part vous, je ne peux discuter avec personne d’autre. Je peux rester ?
Franck réfléchit, mais capitule. Il se demande comment il réagirait à sa place et se dit qu’en ce jour, il peut bien faire une bonne action.
— Très bien, vous pouvez venir avec moi. Cependant, je suis le seul à vous voir, certes, mais je tiens à ce que vous soyez bien habillée.
— Qu’à cela ne tienne !
Elle ferme les yeux et se concentre. En une fraction de seconde, une magnifique robe mi-longue noire décolletée apparaît sur elle. Des escarpins vernis et une étole rouge pour la touche festive. Ses cheveux forment un chignon très classe et son maquillage est parfait avec un rouge à lèvres digne d’une star. Il a beau être vivant et elle défunte, à ses yeux, à cet instant, elle est époustouflante.
— Vous êtes absolument sublime, Emma. Heureusement que personne d’autre ne vous voit.
— Pourquoi ? C’est dommage, je dirai, je me suis mise en quatre pour être très belle.
— Ce que je veux dire, c’est que justement, il n’y a que moi qui vous vois et qui peut en profiter. Alors merci pour cette vue.
La jeune femme ne sait pas quoi répondre et accepte le compliment en souriant. Le reste du trajet se poursuit dans le calme avec diverses musiques s’enchainant à la radio. Ils arrivent, se garent dans la cour intérieure de la magnifique maison de ville, qui rappelle à Emma celle qu’elle avait avec son ex-mari avant leur divorce.
— C’est très beau où habite votre sœur. Je me souviens de mon ancienne maison qui ressemblait fort à celle-ci.
— C’est vrai que c’est chouette. Cela fait deux mois qu’ils ont emménagé. Il n’y a pas eu beaucoup de travaux, ils ont voulu garder au maximum l’authenticité de la demeure.
— Vous vous entendez bien avec votre beau-frère ?
— Oui, il est très gentil et rend ma sœur très heureuse.
— Tant mieux.
Ils sortent de la voiture et deux petits garçons se précipitent sur leur oncle adoré qui les attrape en une seule fois dans ses grands bras musclés.
— Salut mes petits rugbymen, comment ça va ?
— Ça va. Tu as mis la cravate ? Merci, tu es le plus génial, Tonton !
— Bien sûr que je suis fantastique. Allez, du balai, allez encore vous amuser avant qu’on passe à table !
Les enfants repartent jouer dans le petit jardin comme des fous, surexcités par l’ouverture imminente des cadeaux. Franck les observe en souriant, content de leur avoir fait plaisir en mettant simplement un morceau de tissu autour du cou. Il ouvre le coffre et récupère les sacs chargés de présents pour tout le monde, monte les quatre marches d’escaliers et sonne. La porte s’ouvre et la jeune femme du cimetière apparaît.
— Joyeux Noël, sœurette.
— Joyeux Noël, mon beau. Tu es superbe, vas-y, pose tes affaires dans le couloir, tout le monde est dans le salon.
Par réflexe, Emma entre et dit bonjour. La sœur de Franck se retourne et lui répond, ce qui fait sursauter la jeune femme.
— Pardon ? Vous m’entendez ?
— Oui, et je vous vois aussi. Je ne savais pas que mon frère avait une copine, j’aurais aimé le savoir plus tôt. Mais il y a assez à manger pour nourrir tout le quartier. Franck, reviens ici, s’il te plaît !
— Oui, Amélia ?
— Tu aurais pu me dire que tu venais avec ta nouvelle copine.
— Quelle copine ?
— La belle femme qui est devant moi avec sa magnifique robe. J’adore vos chaussures.
— Merci.
— Tu peux la voir ?
— Évidemment que, je peux la voir, quelle question ! Ce n’est pas un fantôme, tout de même !
Elle rit de sa dernière blague, mais ni Franck ni Emma n’ont envie de rire.
— On est dans la merde, si tu peux la voir. Son visage ne te rappelle rien ?
— Non, pourquoi ?
Le jeune homme se rapproche de sa sœur et lui chuchote à l’oreille que c’est un véritable fantôme et qu’il s’agit de l’esprit de la femme qu’il a essayé de sauver deux ans auparavant.
Amélia se met à glousser de l’absurdité de ce que son frère vient de lui dire. Emma a du mal à comprendre ce qu’il se passe, mais en tout cas, la jumelle de Franck peut la voir aussi.
— Oh Franck, tu es impayable ! Chéri, vient voir, il faut que je te présente la nouvelle copine de mon frère.
Franck commence à paniquer et sa défunte colocataire se sent de plus en plus égarée. Un homme, d’une trentaine d’années, fait son apparition au bout du couloir et s’approche d’eux.
— Salut Franck, joyeux Noël. Tu vas bien ? Où est ta petite amie ?
— Il n’y a personne, c’était une boutade de la part de ma sœur.
Amélia regarde son frère, perdant petit à petit son sourire. La réaction d’Emma est la pire de toutes. Que deux personnes puissent la percevoir, ne la dérange pas plus que ça, mais la présence de l’homme qui se trouve à quelques centimètres d’elle et qui ne la voit pas, lui arrache son cœur fantomatique.
— David. Mais qu’est-ce qu’il fait ici ?
Chapitre 4 : Déni
Emma dévisage son ex-mari qui est planté devant elle comme une statue, mais qui ne s’imagine absolument pas qu’elle est là et l’observe. Pour lui, il n’y a aucune présence. En revanche, pour Amélia et Franck, c’est une autre histoire.
— C’est dommage, mais au final, peut-être que cela te convient d’être célibataire. Néanmoins, j’aurais été très heureux pour toi. Allez, viens au salon nous rejoindre. On attendait plus que toi pour l’ouverture des cadeaux.
— Je dois dire quelque chose à ma sœur et j’arrive.
— D’accord, mais si vous n’êtes pas là dans cinq minutes, je viens vous récupérer par la peau de fesses.
— Non, c’est bon, ça va être rapide.
David rejoint le reste de la famille, tandis qu’Emma a le regard fixé sur lui et la bouche entrouverte de stupéfaction.
— Franck, vous n’auriez pas oublié de me dire quelque chose ? Et vous là, comment se fait-il que mon David soit ici ?
Le frère et la sœur sont très mal à l’aise, et Amélia prend donc les choses en main en indiquant le chemin de l’arrière-cuisine où ils seront plus tranquilles pour discuter. Elle attrape la main de Franck et celle d’Emma par réflexe, mais n’y arrive pas et passe à travers.
— Voilà autre chose maintenant ! Vous pouvez me voir, mais pas me toucher. Elle est bonne celle-là !
— Vous n’avez pas à être désagréable. Ce qui est en train de se passer est aussi incongru qu’inimaginable. Alors, suivez-nous pour qu’on puisse tirer cela au clair ! Et bien sûr, que je vous passe à travers, vous êtes un fantôme !
La jeune défunte peste, mais suis tout de même le frère et la sœur, non sans se poser beaucoup de questions et en grommelant. Amélia les entraîne dans un cagibi pour plus d’intimité.
— Ici, on sera bien et loin de tout le monde. Commençons par toi, Franck. Peux-tu m’expliquer la présence d’Emma ?
— Elle est chez moi depuis deux jours.
— Et c’est tout ?
— Je n’ai pas plus d’informations que ça à te donner, désolé.
— Tu as une âme qui te suit depuis deux jours et tout va bien ?
— Je ne peux pas l’expliquer parce que je ne sais pas pourquoi elle est apparue dans mon lit soudainement.
— Dans ton lit ?
Emma se manifeste avec mécontentement. Elle n’aime pas ne pas être le centre de l’attention, même en étant morte.
— Tous les deux, je vous arrête tout de suite ! D’abord, vous, Franck. Puis-je savoir pourquoi vous ne m’avez pas dit que vous connaissiez David ? Et vous là, qui êtes-vous ? Sa petite amie ? Sa femme ? Sa maîtresse ? Répondez !
Franck affiche une mine honteuse et ne répond pas à la question.
— Emma, on se calme, s’il vous plaît ! Je suis la copine de David. Nous sommes ensemble depuis deux ans et nous venons d’emménager ici.
— Je ne peux pas le croire. J’ai l’impression que tout ça s’est passé il y a quelques jours seulement et en fait, ça fait deux ans. Deux putains d’années que la vie s’est poursuivie sans moi. Que tout le monde a continué son chemin et qu’il a fallu qu’un abruti tire dans la foule, et que je meure bêtement sur un trottoir dégueulasse. Ce n’est pas juste !
— La mort n’est jamais juste, Emma, et je suis sincèrement désolée pour vous. Mais il va falloir l’accepter, c’est comme ça.
— C’est comme ça ? Vous ne me connaissez pas et vous osez me dire que c’est comme ça ? Que je dois faire avec et basta ?
Franck sent que sa nouvelle colocataire va exploser de fureur et intervient, sortant de sa mélancolie.
— S’il vous plaît, Emma, c’est Noël ! Il y a des gens qui ne peuvent pas vous voir ni vous entendre. Des enfants qui veulent ouvrir leurs cadeaux. Et une famille qui veut partager ce jour particulier ensemble aujourd’hui. Pouvons-nous espérer une trêve de votre part ? Je vous promets qu’on en discutera chez moi ce soir au calme. Je vous raconterai plus en détail ce qu’il s’est passé, et surtout ce que j’ai omis de vous dire. D’accord ? Je vous en prie.
— Et si vous le voulez bien, puisque je peux vous voir et vous entendre, moi aussi, nous pourrons éclaircir certains points ensemble. Qu’en pensez-vous ?
Emma les regarde l’un après l’autre, la stupeur et l’angoisse envahissant ses jolis traits fantomatique. Elle disparait soudainement, laissant le frère et la sœur estomaqués.
— Qu’est-ce qu’on fait, Amélia ?
— Je l’ignore, mais il va falloir être prudent. Un fantôme en colère, ce n’est jamais bon. Elle peut te toucher comme un être normal ?
— Oui, mais seulement moi et dans mon appartement. Hors de ce lieu, elle est un spectre tout ce qu’il y a de plus basique, de ce que j’en sais. Je ne suis pas un spécialiste.
— Mais c’est dingue cette histoire ! Il va falloir creuser plus en profondeur si elle se manifeste encore. Du moins comprendre sa présence ici.
— Elle m’a vaguement parlé de quelque chose, mais ce n’est pas encore tout à fait clair pour moi.
Soudain, on entend la voix de David appeler.
— Merde, il faut y aller ! Franck, on ne va pas se gâcher Noël avec cette histoire et nous allons la mettre de côté provisoirement. Et puis qui sait, peut-être qu’elle ne reviendra jamais.
— Mon petit doigt me dit que c’est loin d’être fini.
Toute la famille est réunie autour du magnifique sapin décoré avec goût. Les cadeaux sont bien emballés et prêts à être déchiquetés par des enfants impatients et avides de surprises. Xavier, le frère aîné de Franck et d’Amélia, se tient debout, tenant par la taille Émeline, son épouse, qui regarde leurs deux petits garçons. Leurs parents, Élisabeth et Alain Ratry, sont aussi de la partie. Jamais ils n’auraient manqué ce jour précieux avec leurs enfants et petits-enfants. David semble particulièrement heureux. Son visage est illuminé d’un bonheur indescriptible et son sourire ne cesse d’être lumineux et communicatif. Le top départ est lancé et Arthur et Gabriel entament leur course effrénée pour savoir qui ouvrira son paquet le plus rapidement. Les adultes profitent de cette rivalité entre les frères pour s’offrir mutuellement leurs présents. Franck est ravi de voir que sa sœur n’a pas oublié sa boîte de marrons glacés annuelle et elle est heureuse de recevoir de sa part, comme chaque année, ses oursons en guimauve. Une fois tout déballé et les papiers-cadeaux débarrassés pour pouvoir prendre l’apéritif tranquillement, David ouvre une bouteille de champagne, sert les flûtes et fait teinter la sienne pour que la famille se focalise sur ce qu’il veut leur annoncer. Il prend la main d’Amélia pour la rapprocher de lui.
— Votre attention, s’il vous plaît. Chère famille, tout d’abord, je tiens à vous dire quel immense bonheur c’est de vous voir ici avec nous. Ma chérie, ici présente, tenait beaucoup à ce que cette fête se fasse dans notre nouveau chez-nous et je partage son envie. Donc, un grand merci pour votre présence. Avant de passer à la suite, je voulais vraiment vous dire une fois de plus que votre soutien durant ces deux années a énormément compté à mes yeux. Comme vous le savez, je n’ai plus mes parents et je suis fils unique. Trouver une famille aimante et unie n’est pas à la portée de tout le monde. J’ai eu l’immense chance de tomber sur Amélia en 2021 et elle a été mon plus beau cadeau de Noël de cette année-là. J’étais tout juste divorcé et tout était à reconstruire dans mon esprit. Mais elle a su édifier la personne que je suis devenue et je l’en remercie pour cela. C’est pourquoi, je voudrais profiter de ce moment magique avec vous tous, pour vous annoncer officiellement que j’ai demandé la main d’Amélia et qu’elle a dit oui.
Brusquement, un hurlement de terreur se fait entendre. Seuls Franck et Amélia l’entendent, et ils sursautent en même temps. Malheureusement pour eux, ils sont les seuls à percevoir ce son. Leurs yeux sont grands ouverts de stupéfaction et l’effroi se lit sur leurs visages. Tous les membres de la famille ne comprennent pas cette réaction de leur part, et David le premier.
— Ma chérie, ça ne va pas ? Que t’arrive-t-il ? Tu ne voulais pas que je leur dise maintenant ? Tu aurais préféré plus tard ?
Amélia se ressaisit instantanément, reprend le beau sourire qu’elle affichait quelques secondes plus tôt et répond à son futur époux.
— Ne t’inquiète pas, mon amour, ça n’a rien à voir avec toi et l’annonce de notre mariage prochain. Je pensais au chapon, j’avais peur de l’avoir oublié dans le four.
— Je suis rassuré, j’avais peur de t’avoir froissé en annonçant la nouvelle.
— Non, au contraire, le moment est magique.
Les deux tourtereaux s’embrassent devant l’assemblée et un deuxième cri se fait entendre. Long, tragique et souffrant. Cette fois, David sent sa compagne tressaillir.
— Va voir le chapon si tu as autant peur. Je vais installer tout le monde à table, ne t’en fais pas.
— Merci mon chéri.
— Je vais venir avec toi, Amélia.
— Non, maman, reste avec la famille, repose-toi un peu et profite de tes petits-enfants.
— Très bien, mais si tu as besoin, je ne suis pas loin.
— Merci.
Elle part dans la cuisine tandis que tout le monde s’installe autour de la table dans la salle à manger. Elle est suivie de près par Franck qui est tout autant chamboulé que sa sœur.
— Tu as entendu, toi aussi ?
— Bien sûr que j’ai entendu, c’était atroce. Comme si quelqu’un venait de faire assassiner. Et comme nous sommes dotés de ce don tous les deux, nous sommes les seuls à l’entendre. C’était Emma, tu crois ?
— Je ne peux rien affirmer. Par contre, il est tout de même curieux que ce hurlement retentisse pendant l’annonce de David. Maintenant que j’y pense, félicitations, sœurette. Je suis très content pour toi.
— Merci, frérot. Il faut réagir tout de même à ce qu’il se passe. Le cri semblait être localisé vers l’étage. Tu peux t’y rendre le temps que je sorte l’entrée, s’il te plaît ?
— D’accord, mais j’aimerais vraiment que tu m’expliques certaines choses que j’ai du mal à comprendre en ce qui concerne cette fameuse capacité médiumnique.
— Tout ce que tu voudras, du moment que ça ne nous empêche pas d’avoir un Noël merveilleux.
— Ok, je monte discrètement.
Franck se dirige dans le couloir en catimini de sorte que personne ne le voit. Évidemment, lorsque l’on essaie d’être discret, c’est compliqué parce qu’il y a toujours une personne pour vous remarquer.
— Tu vas où, tonton ?
— Coucou Arthur, je vais aux toilettes.
— Mais elles sont là-bas.
Le petit garçon désigne de son index une porte au fond du couloir derrière son oncle.
— Je préfère celles du premier étage.
— Pourquoi ?
— Elles sont mieux ?
— Pourquoi ?
— Elles sont plus confortables.
— Pourquoi ?
— Mon petit cœur, laisse-moi aller aux toilettes du haut, sinon je vais avoir encore plus mal au ventre.
— D’accord. Eh papa ? Tonton, il va faire caca, il a mal au ventre.
Franck devient rouge de honte. Pour la discrétion, c’est mort ! Xavier se lève et se rapproche de son frère.
— Ça va ?
— Oui, pas de soucis, c’est le champagne. J’ai un peu de mal avec les bulles.
— Très bien, mais fais vite, sinon, avec les parents, nous allons dévorer tous les toasts de foie gras.
Il donne une tape amicale sur l’épaule de son petit frère et retourne à table. Franck, quant à lui, monte quatre à quatre les escaliers, essayant de trouver d’où peut provenir le cri qu’ils ont entendu une demi-heure plus tôt. La maison date de 1900. Elle est toute refaite en style contemporain, mais la structure est restée authentique et Amélia a tenu à garder les marches en marbre et la rampe en métal ancien. Le trentenaire se dirige doucement vers ce qui semble être une chambre et l’ouvre d’un coup sec. Personne. Il passe en revue toutes les autres pièces, n’étant pas très à l’aise, car il a l’impression d’être un voleur en recherche d’un butin. Malgré ses recherches, il ne trouve rien. Aucune présence d’Emma ou, éventuellement, d’un autre fantôme.
Il redescend donc pour partager le repas tant attendu par sa sœur. Il s’installe à côté de son père et commence à manger. Le repas se passe très bien. Le chapon est délicieux, la sauce aux champignons est très bonne, le plat contenant les patates et les topinambours se vide. Le fromage rejoint la table, suivi de près par la fameuse bûche pâtissière.
Amélia commence à couper le dessert et sert chaque assiette dans la joie et la bonne humeur commune à tous. Au moment où elle tend l’assiette à Franck, celle-ci sursaute pour une raison inconnue et le morceau de bûche atterri sur son frère.
— Oh merde !
— Mince Franck, ton pantalon. Pardon.
— Ce n’est pas grave, je vais aller nettoyer ça, ne t’en fais pas.
Il se lève et se dirige vers la salle de bain, prend une petite serviette, la mouille et commence à essuyer le tissu. Il est concentré et sent, tout à coup, une main froide dans le dos. Il manque de tomber en avant de peur et se rattrape sur le bord du lavabo.
— Mais ça ne va pas la tête ?
— Vous m’avez trahi ! Je ne vous le pardonnerai jamais, vous m’entendez ?
— Comment ça vous trahir ? En aucune façon.
— Si vous avez juste oublié de me dire que vous êtes le futur beau-frère de mon ex-mari !
— Ah ça ? D’accord. Mais Emma, comprenez ma position : je vous rencontre par hasard en bas d’un bâtiment. Vous m’envoyez me faire foutre. Je vous revois presque une heure après et vous mourrez dans mes bras. Vous êtes devenue un fantôme, je suis parti, et ensuite, deux ans s’écoulent et boum, je vous retrouve dans mon lit. Il faut vous rendre compte que c’est déroutant, vous ne trouvez pas ?
— David était l’amour de ma vie.
— Non, je ne crois pas.
— Comment osez-vous me dire une horreur pareille ?
— Parce que c’est vrai ! Emma, il faut vous rendre à l’évidence, David continue de vivre.
— NOOOONNN !
À ce moment-là, le miroir de la salle de bain se fend en deux, arrêtant la dispute entre la défunte et Franck, qui jettent leurs regards vers l’objet cassé.
— Pas ça ! Ma sœur ne va pas être contente.
— Incroyable ! C’est moi qui ai fait ça ? Cette nouvelle capacité me plait bien. À plus tard Franck !
Emma disparait une fois de plus, laissant le jeune homme dans l’embarras de ce miroir brisé.
Il descend rejoindre sa famille et le reste de l’après-midi se déroule sans incident. Toute la famille Ratry et David s’installent dans le salon pour jouer à des jeux de société divers et variés. Franck aide sa sœur, sa belle-sœur et sa mère à débarrasser la table. Emma est loin dans l’esprit de Franck qui profite de ces instants précieux en compagnie des siens. La femme de son frère aborde le jeune homme :
— Franck, tu n’as personne en vue dans ta vie ?
— Non, Émeline. Et ça me va très bien comme ça.
— C’est dommage, j’avais une amie à te présenter.
— Tu sais que je n’aime pas ce genre de plan. Mais à tout hasard, comment s’appelle-t-elle ?
— Sophie. Elle bosse avec moi et a une enfant de sept ans. Le père de sa fille et elle sont séparés depuis un an et elle aimerait rencontrer quelqu’un de gentil, bienveillant et qui a une situation professionnelle stable. C’est donc pour cela que j’ai pensé à toi.
— Merci beaucoup, mais pour le moment, je ne suis pas dans cette optique.
— Si tu changes d’avis, tu sais où me joindre.
“Magnifique, une mère de famille célibataire qui va en avoir après son fric, génial. »
Cette voix retentit dans la tête de Franck qui ne sait pas ni comment ni pourquoi cette phrase résonne dans son esprit. Il regarde autour de lui et scrute attentivement sa sœur qui ne semble pas l’avoir entendu. Il poursuit le rangement de la vaisselle, lorsque cela recommence.
“De toute façon, se taper une bonne femme qui ne s’intéresse qu’à ton job et donc, par extension, à ton argent, ça ne promet rien de bon. »
Cette fois-ci, il se retourne dans tous les sens et demande à Amélia discrètement si elle perçoit une voix. Elle lui répond par la négative et
poursuit son activité. Ils entendent, soudain, Arthur et Gabriel revenir de l’extérieur en courant et affolés.
— Papa, maman ? Au secours !
La famille rejoint les deux bambins pour connaître la raison de leur agitation soudaine. Leur mère, Émeline, s’abaisse à leurs niveaux et demande ce qu’il se passe.
— Il y a une méchante dame dans le jardin.
— Une méchante dame ?
— Oui, elle a dit qu’elle nous ferait cuire si on disait où elle est.
— Et où est cette méchante femme ?
— Au fond du jardin, derrière le grand arbre.
— Ne vous inquiétez pas, les enfants, tonton Franck va aller voir ce qu’il se passe.
— Je viens avec toi.
— Non, David, ça ira.
— Si je viens.
— Ok. Les autres, vous ne commencez pas les jeux sans nous, n’est-ce pas ?
Les deux hommes se dirigent d’un pas décidé au fond du jardin qui accueille trois gros arbres, dont un prêt d’un mur un peu plus loin.
— Elle est où cette fameuse femme ?
— Tu crois qu’elle est célibataire ?
— Oh David, tais-toi !
Les deux hommes rient et Franck saisit l’occasion pour lui poser des questions.
— Dis-moi, je me permets une question et si ça ne convient pas, j’arrête. Tu es d’accord ?
— Oui, bien sûr, vas-y ! Tu es mon futur beau-frère et je te considère comme un ami.
— C’est sympa de ta part, merci. Et c’est réciproque. Voilà, comment était ton ex-femme, je ne t’ai jamais posé la question.
— Je n’aime pas parler d’elle, surtout qu’elle est morte, mais ça n’a pas été facile. Elle n’était pas le genre de femme qui est à l’écoute des autres. Le jour où le divorce a été prononcé, je me suis senti tellement libre d’un seul coup, que ça a été incroyable. J’ai rencontré Amélia une semaine après.
— Elle n’avait pas que des mauvais côtés tout de même. Si ?
— Je n’en vois pas beaucoup. Elle avait un corps sublime et elle bossait énormément. C’était une femme d’affaires redoutable, par contre. Mais ça ne m’apportait pas le bonheur que j’attendais d’une relation.
À ces mots, Franck entend des pleurs retentir. Il sait d’avance qu’il s’agit d’Emma et demande à David de repartir vers la maison en lui disant qu’il croit avoir entendu Amélia l’appeler. Celui-ci repart donc en toute confiance, laissant notre homme seul.
Il marche vers le fond du jardin où se trouve un vieux banc en pierre. Il s’y assoit et attend patiemment la manifestation de l’esprit de la défunte. Il parle dans le vide, espérant qu’elle s’approche de lui.
— Vous savez, Emma, je n’aimerais pas me trouver à votre place. Ça doit être très dur d’entendre les vivants parler de vous alors qu’eux ne peuvent pas vous entendre.
Les pleurs se poursuivent et sont d’une mélancolie digne d’un roman tragique de Victor Hugo. Franck sent au tréfonds de son être ce que ressent Emma. Il ne l’explique pas, mais il reconnait cette souffrance qu’il avait perçue deux jours auparavant chez lui. Il a cette sensation étrange qui lui dit que cette femme n’a jamais pu accomplir ce pourquoi elle était réellement destinée. Il ferme les yeux et attend. Mais les lamentations cessent et il retourne auprès des siens sans qu’Emma ne se présente à lui.
Chapitre 5
Le reste de la journée se déroule sans autres incidents. Les enfants ont oublié l’aléa de l’après-midi, et les adultes en profitent pour gagner de l’argent au Monopoly ou ruiner les adversaires à La bonne paye. Une humeur joyeuse emplie la maison et les photos prises, figeront à jamais ce 25 décembre 2023.
Le soir venu, Amélia et David invitent les convives du jour à finir la journée avec eux. Seuls les parents de la jeune femme restent. Franck, son frère Xavier et sa belle-sœur Émeline repartent chez eux, les enfants étant très fatigués et pas loin de s’endormir profondément.
Notre célibataire rentre chez lui, se languissant de retrouver son lit. Il n’a pas fermé son cabinet d’ostéopathie pour les vacances de fin d’année et son planning est assez chargé. Sauf pour ceux qui seront encore en train de décuver de leurs repas trop copieux et trop riches et qui ne trouveront pas le courage de se faire remettre l’ossature en place. Il est 20 h 32 lorsque Franck rentre la clé dans sa serrure et ouvre sur son appartement qui est déjà éclairé.
— Pourtant, lorsque je suis parti, il n’y avait rien d’allumé. Emma, vous êtes là ?
La silhouette de la défunte apparaît comme par magie devant lui, ce qui ne manque pas de le déstabiliser, car il a un mouvement de recul instantané.
— Va-t-il falloir que je m’habitue à ce genre de chose ou vous allez apprendre à signaler votre présence plus discrètement ?
— Il faut qu’on parle, et encore, j’essaie de rester calme. Le miroir, c’est impressionnant, mais ça ne me met pas forcément à l’aise de savoir que je peux briser un objet rien qu’en me mettant en colère.
— Je vais prendre une douche et ensuite, je réponds, comme promis, à vos questions. Sommes-nous d’accord ?
— Oui, je vous attends.
Franck se rend dans la salle de bain, retire ses vêtements qu’il jette nonchalamment dans la corbeille à linge sale, règle la température et laisse couler l’eau le long de son corps athlétique. Il ferme les yeux et fait le vide dans son esprit. Emma patiente assise sur le canapé, mais elle se sent nerveuse et ignore pour quelle raison. Elle se lève, se rassoit et recommence. N’en pouvant plus, elle rejoint Franck dans la salle de bain, croyant qu’il a terminé de se laver. Elle entre et se retrouve face à un homme nu derrière la vitre, dégoulinant d’eau, les cheveux pleins de shampoing et les yeux clos pour éviter que le savon ne le pique. Une expression malicieuse se dessine sur son visage et sans bruit, elle se concentre et fait disparaitre ses vêtements, se retrouvant nue elle aussi. Elle se glisse subrepticement dans la douche et s’approche de Franck qui ne se doute pas une seconde de ce qui l’attend. C’est une cabine à l’italienne à ras le sol et mesurant un mètre soixante-dix de long sur un mètre de large. Il y a largement la place pour plusieurs personnes. Il se rince intensément, ferme le robinet, se retourne et manque d’avoir une crise cardiaque en voyant Emma qui lui sourit à pleines dents. Il glisse en arrière et elle le rattrape très rapidement. Ils se retrouvent l’un contre l’autre, leurs corps collés ensemble, car elle tient Franck avec une telle force qu’il est impossible qu’il puisse tomber ou s’échapper.
— Vous ne me hurlez pas dessus ?
— Non, pas cette fois, mais j’aimerais vraiment que vous arrêtiez vos bêtises, Emma !
— Pardon, mais c’était tellement tentant de vous voir sans vos vêtements.
— Vous êtes une coquine, ma parole, et un peu perverse aussi.
— Il n’y a pas de mal à regarder.
— Sauf que là, c’est assez intrusif, vous ne croyez pas ? Sortons de là, on va prendre froid.
— Pas moi.
— Pas vous, bien sûr.
En se relevant, Franck s’accroche au robinet et allume, sans le vouloir.
L’eau se met à couler. Il vient pour le fermer, mais la défunte l’en empêche.
— Non, je voudrais tester quelque chose, vous permettez ?
— Vous voulez essayer de vous laver ?
— Non, pas forcément, mais voir comment mon corps va réagir.
— Faites-vous plaisir, je vais m’habiller dans ma chambre.
— Vous savez, vous pouvez rester à poil devant moi, cela fait déjà deux fois que je vous vois dans le plus simple appareil.
— Par respect pour mon intimité et la vôtre, je vais tout de même mettre mon pyjama ailleurs.
Il sort et cela amuse Emma de le voir se comporter ainsi. Elle réalise qu’il ne la considère pas comme un spectre, mais une personne bien vivante et cela lui donne du baume à son cœur de fantôme. Elle reprend ses esprits et se laisse aller sous le liquide chaud. Curieusement, elle ressent la chaleur et elle s’interroge. Une bonne douche fait toujours du bien en règle générale, mais là, c’est au-delà du bien-être. C’est l’extase. La sensation de milliers de caresses douces en une parfaite synchronisation. Elle en aurait presque un orgasme, tellement elle se sent bien et sans s’en rendre compte, elle pousse un gémissement de plaisir. Franck, qui a entendu, se demande ce qu’il se passe dans cette pièce. La curiosité pourrait prendre le dessus et il pourrait y jeter un œil, mais il s’interdit formellement d’entrer. Pourtant, se dit-il, David a raison, elle a un corps magnifique. Il se raisonne, repensant au fait qu’elle soit décédée et que dans quelques instants, il va falloir lui dire tout ce qu’il a promis de lui raconter.
Elle sort enfin, vêtue d’une nuisette en satin noir et au vu de ce qu’il constate, elle ne porte pas de sous-vêtements.
— Ça a du bon de pouvoir faire apparaitre les habits que l’on veut comme bon nous semble.
— Je suis d’accord avec vous, mais pourriez-vous mettre au moins une petite culotte par pitié ?
— Vous avez remarqué, petit polisson.
— Je suis un homme célibataire qui n’a pas fait l’amour depuis des mois. Alors oui, je remarque certaines choses plus que d’habitude, dont le fait que vous n’ayez rien en dessous de cette délicieuse nuisette.
— Je vous fais envie ?
— Pitié, Emma, mettez autre chose, je vous en conjure !
— Je capitule.
La jeune femme fait apparaitre un pyjama blanc avec des cœurs rouges. Ce qui intrigue Franck, car les cœurs, ce n’est pas anodin comme choix de motif.
— Pourquoi des cœurs ?
— Cela vous dérange ?
— Vous n’auriez pas autre chose ? Des chats, par exemple ?
— Va pour les chats.
Des motifs de félins apparaissent sur le pantalon et le haut affiche un beau chat noir avec des yeux verts.
— C’est mieux ?
— Oui, ça m’aide à mieux me concentrer. On commence par quoi ? Vous me posez une question et je vous réponds, cela vous va ?
— Très bien. Mais d’abord, je voudrais qu’on arrête de se vouvoyer.
— Vous préférez qu’on se tutoie ? Comme vous voulez, ça ne me dérange pas. Emma, pose ta question.
— Lorsque tu es parti après m’avoir laissé en plan sur le trottoir il y a deux ans, qu’as-tu fait et où es-tu allé ?
— J’ai fait demi-tour.
— Quoi ?
— Je suis revenu sur mes pas et lorsque j’ai tourné à l’angle de la rue, j’ai vu la lumière t’emporter.
— Pourquoi être revenu ?
— Je ne sais pas. C’est comme si ma vie en dépendait. Je n’arrive toujours pas à l’expliquer.
— Et après ?
— Comme j’avais ton nom, je suis allé consulter les rubriques nécrologiques et je suis allé te voir avant que l’on ferme le cercueil.
— Que m’a-t-on mis comme vêtements ?
— Une robe noire simple.
— Beurk, sûrement la longue que je ne mettais jamais, ou lors des enterrements justement. Et ma famille ? Comment était-elle ? Très triste, j’imagine ?
Franck baisse la tête et se sent soudain mal à l’aise. Emma le remarque et baisse la tête à son tour, comprenant qu’elle ne manque pas à beaucoup de monde.
— Je peux te dire que la cérémonie était belle et la musique choisie avec soin. Si cela peut te faire plaisir, c’est David qui a déterminé le choix des morceaux.
— Le connaissant, il a dû me mettre la bande originale du film Titanic.
— Exact. Très bonne décision, peu orthodoxe, mais bien quand même.
— Et l’enterrement lui-même ?
— Assez classique, comme je te l’avais déjà dit. Une fois la cérémonie finie et ton cercueil en terre, tout le monde est parti et c’est là que j’ai fait la connaissance de David.
— Tu l’as abordé comment ?
— Il était seul devant ta tombe et je suis allé lui présenter mes condoléances. Il m’a expliqué qu’il était ton ex-mari et que tu ne méritais pas de mourir de cette façon et surtout à l’âge de 29 ans. Ensuite, nous nous sommes rendus sur le parking du cimetière et nous nous sommes quittés. Et quelques mois plus tard, ma sœur m’a donné rendez-vous dans un restaurant près de la tour Eiffel pour me présenter son nouveau compagnon avec qui ça a l’air sérieux. Une fois sur place, j’ai constaté que c’était David. Voilà, c’est tout.
Emma ne prononce pas un seul mot et regarde vers la fenêtre. La nuit noire laisse entrevoir les décorations de Noël à travers les lampadaires dans la rue. Son visage, qui affichait un air enjoué quelques instants auparavant, s’est évaporé, laissant place à la tristesse et à l’interrogation. Franck envoie sa main en direction de sa joue pour la lui caresser, mais elle se retourne soudainement, affichant une expression colérique.
— Tu crois que David m’a vraiment aimé un jour ?
— Je ne saurai dire. Nous n’avons plus jamais abordé ton sujet.
— Et mes parents ? Tu crois qu’ils étaient malheureux ? Non, bien sûr que non ! Tu parles, trop contents de se débarrasser de cette enfant encombrante qui pose trop de questions.
— Ton enfance n’a pas dû être drôle.
— Je les connaissais à peine finalement. Tu sais quoi, on arrête cette conversation pour l’instant et je vais me rendre chez eux. À plus tard.
Elle disparait une fois de plus, laissant Franck seul sur son canapé, qui, pour le coup, se fait une tasse de thé et va se coucher dans la foulée, le sommeil le gagnant très rapidement. Trop d’émotions dans une seule journée l’ont épuisé.
Pendant ce temps, Emma se rend chez ses parents. La maison a l’air de ne pas avoir bougé depuis son décès. Elle se trouve à l’entrée où la même horrible sculpture d’une femme-serpent se trouve encore. Cet objet est effrayant et elle ne le supportait pas de son vivant. De sa mort non plus apparemment. Elle s’avance dans le corridor, sachant très bien que personne ne sentira sa présence. La télévision fonctionne et elle se dirige vers le salon dans lequel elle aperçoit deux têtes l’une contre l’autre. Tiens donc, mon père et ma mère se câlinent ? C’est incroyable, se dit-elle. Elle se rapproche dans l’espoir de les apercevoir heureux tout simplement, et sa surprise est d’autant plus grande que ce n’est pas son père qui se tient aux côtés de sa mère, mais un homme qu’elle ne connaît pas.
— Ma mère trompe donc mon père. Ou alors ont-ils divorcé ?
Elle s’avance et regarde la main gauche de sa mère qui porte encore son alliance ainsi que sa bague de fiançailles.
Le rubis en forme d’étoile est reconnaissable entre mille. Elle se concentre immédiatement sur la personne de son père pour savoir où il est et se retrouve projetée dans un lieu qui lui semble familier. Cela ressemble à la villa que ses parents avaient achetée lorsqu’elle avait une dizaine d’années vers la ville de Saint-Raphaël dans le sud de la France. Dans son souvenir, le paysage y était magnifique et la mer enchanteresse. Elle entend du bruit dans la pièce où elle se trouve, se tourne et voit un lit. Dans celui-ci se trouve un couple en pleine copulation sauvage et torride. Elle se rapproche, intriguée, et l’homme emboité dans la femme se met à genoux pour changer de position. Son visage est distinguable : son père en train de savourer un adultère avec une femme qu’elle connaît très bien, puisqu’il s’agit de Vanessa Charrière sa soi-disant meilleure amie. Quel choc pour elle ! Elle n’en croit pas ses yeux et se demande depuis combien de temps cette comédie dure. Emma se sent à la fois triste, en colère et trahie. Elle tremble, retient ses émotions négatives et soudain un vase explose à côté d’elle, les débris s’abattant sur les deux amants. Ils hurlent de peur et de douleur liées aux éclats qui se plantent dans leur peau. La défunte disparaît pour ne plus avoir cette vision abominable sous les yeux et se retrouve sur sa tombe en pleine nuit. Pourquoi ? Se demande-t-elle. Parce qu’elle s’est concentrée pour retourner chez elle. Elle s’attendait logiquement à se retrouver dans son appartement, mais malheureusement, sa tombe est sa dernière demeure. La jeune femme pleure de ne plus avoir de repères. Puisqu’elle est condamnée à être sur terre jusqu’à ce que sa mission soit accomplie, il aurait été bon de pouvoir compter sur une personne proche. Hélas, elle constate juste qu’elle est seule et qu’elle ne manque à personne. Elle s’allonge sur la pierre tombale et cette sensation de flottement est déconcertante. Il est difficile de trouver un compromis parfait entre son état fantomatique partout où elle va et la matière physique et dure chez Franck. Finalement, à quoi bon l’avoir renvoyée sur terre si c’est pour souffrir de la solitude ? Que doit-elle vraiment comprendre ? Quelle est cette mission si importante pour lui permettre l’accès à l’au-delà ? Compassion ? Empathie ? Ces mots raisonnent comme un inconnu à la porte à qui on ne veut pas ouvrir.
Et Franck. Pourquoi lui et pas un autre ? Un homme quelconque, rencontré le jour de sa mort à qui elle est liée pour une raison incompréhensible. Mais qui est bienveillant à son égard et ne la considère pas comme un simple esprit lui collant aux basques. Que doit-elle faire ? Par quoi commencer ? Et avec l’aide de qui ? Puis un éclair de génie la traverse : Amélia. Mais bien sûr, se dit-elle, elle arrive à me voir et à me parler. Qu’a-t-elle de plus que moi, celle-là ? Qu’est-ce que David lui a trouvé que je n’avais pas ? Peut-être a-t-elle les réponses que je recherche ? Je dois savoir. Cette idée germe rapidement et aussitôt, elle se rend chez son ex-mari et sa future femme.
Il est 22 h 08, David est assis dans la cuisine en train de regarder des vidéos sur son téléphone, tandis qu’Amélia finit de placer les derniers verres.
— Tu sais, mon chéri, ce serait bien que l’on fixe une date pour notre mariage, tu ne crois pas ?
— Bon sang, tu as raison. Tu voudrais que l’on se marie en 2024 ou en 2025 ?
— 2024 me semble très bien.
— Je note.
Emma, qui est apparue dans la pièce avec eux, entend cette conversation qui lui donne envie de vomir. Si seulement elle pouvait, elle le ferait sur leur table devant eux. Alors, elle écoute le reste de ce qu’ils se disent et brusquement, deux verres se brisent. Elle regarde en direction de l’évier : Amélia vient de s’apercevoir de sa présence et l’observe avec stupeur. Elle ne peut prononcer aucun mot, David se demanderait immédiatement ce qu’il se passe et ne comprendrait rien.
— Quelle maladroite ! Je vais chercher la pelle et la balayette.
— Tu ne t’es pas coupée au moins ?
— Non, ça va, merci.
— Je peux le faire si tu veux.
— Ça ira, je m’en occupe. Je fais une bêtise, je la répare.
« Qu’est-ce que c’est mièvre ! »
— Oh vous, on ne vous a pas demandé votre avis !
David s’interroge sur la phrase de sa dulcinée et elle lui explique qu’elle repense à une réplique de film.
— Il n’est pas tard, tu devrais aller prendre une bonne douche et je te rejoindrai pour te frotter le dos.
— Voilà une idée très tentante. J’y vais de ce pas.
Il s’approche pour lui faire un bisou sur la bouche, mais se prend les pieds dans quelque chose d’inconnu et tombe de tout son poids sur le sol.
— Bordel, qu’est-ce qui m’a fait tomber ?
Amélia balance un regard noir envers Emma qui ne comprend pas que c’est elle qui a fait chuter David. La défunte sourit sournoisement, mais ne peut pas expliquer ce qui vient de se produire. Le jeune homme monte à l’étage, le dos douloureux.
— Maintenant qu’il est parti, à nous deux ! Pourquoi êtes-vous là ?
— J’ai besoin de vous parler.
— Vous êtes gonflée, Emma, de vous pointer comme si de rien n’était. Vous avez failli gâcher la fête de Noël ! Vous avez de la chance que je ne puisse pas vous toucher, sinon je vous aurais jeté hors de chez
nous !
— Et vous ne pouvez pas ! C’est dommage !
— Arrêtez d’être sarcastique, c’est stupide. La morte, c’est vous, pas moi.
— Ce n’est pas très gentil de me dire ça. Mais vous marquez un point. Par contre, rectification, David est tombé tout seul. Ce n’est pas ma faute, comme vous semblez croire.
— Je ne crois pas.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— La chaise a bougée lorsqu’il s’est approché de moi. Je ne vois qu’une explication : la télékinésie.
— La quoi ?
— La télékinésie, la capacité de déplacer les objets par la pensée. En étant un fantôme, c’est une compétence dont vous avez sûrement héritée.
Emma tente d’attraper une tasse se trouvant sur le plan de travail, mais la traverse.
— Vous êtes sûre ?
— Oui, je l’affirme. Mais je pense que vous êtes encore novice et inconsciente des nouvelles dispositions que vous avez acquises.
— D’accord, je comprends, mais il va falloir que je m’exerce et surtout que je comprenne le mode d’emploi du parfait fantôme.
— En attendant, si vous alliez hanter quelqu’un d’autre. Je pensais que vous seriez chez mon frère, pourquoi n’y retournez-vous pas ?
— Je le laisse tranquille pour le moment. Je cherche à savoir exactement pour quelle raison je suis revenue ici. On m’a dit que j’avais une mission, mais je ne la comprends pas. Je me suis dit que comme vous avez le don de me voir et de me parler, vous pourriez m’aider.
— Vous aidez ? Non, débrouillez-vous ! Je ne veux pas que vous vous immisciez dans notre vie. David et moi sommes heureux et allons nous marier dans quelques mois. Alors, s’il vous plait, partez !
— Je ne partirai pas tant que vous ne m’aiderez pas, c’est tout.
— J’ai les moyens de vous chasser, vous savez !
— J’aimerais bien voir ça !
Amélia sort une sorte de talisman de sa poche, comme si elle se doutait qu’Emma reviendrait, et le pointe en direction de la défunte en prononçant une incantation. Emma regarde la jeune femme avec lassitude et mépris.
— Vous êtes sérieuse ? Ce grigri grotesque ?
Amélia arrête de parler, retourne l’objet pour l’observer de plus près en se demandant pourquoi cela ne marche pas. Emma se met à rire.
— Franchement, c’est n’importe quoi ! Vous croyez sincèrement qu’un médaillon à la noix, cette camelote peut vraiment me chasser ? Je suis capable de changer de vêtement à volonté, de me déplacer où je veux et l’eau me fait un bien fou. Alors un vulgaire bijou de pacotille, laissez-moi rire. Amélia, vous n’êtes pas sérieuse ?
— Bon, la médium qui me l’a vendue s’est foutue de moi, je constate.
Elle jette le médaillon à la poubelle, pose ses mains sur son visage et se dit que les ennuis ne font que commencer.
Chapitre 6 : Refus
— Emma, il est 9 h 00, nous sommes le 31 décembre 2023. Par pitié, laissez-moi tranquille !
— Pourquoi ferais-je cela ? Je suis bien à virevolter partout où j’en ai envie.
— Vous n’arriverez pas à avancer si vous persistez à n’en faire qu’à votre tête. Pourquoi me tourmentez-vous ?
— C’est bien simple, Amélia. Il y a trois choses que je souhaite : la première, c’est que tu m’aide à comprendre ce que je suis censée faire ici sur terre. La seconde : savoir pourquoi chez ton frère, je peux me matérialiser. Et la troisième : que tu quitte David.
— Non, non et non ! C’est tout ce que je vous réponds ! Vous vous croyez où ? Dommage que je n’aie aucun moyen pour vous chasser, sinon ce serait fait depuis longtemps !
— Tu es bien agressive. Je me demande encore ce que David a bien pu te trouver.
Amélia se désespère de pouvoir se débarrasser d’Emma. Il y a tout de même un point qui est dérageant. Depuis une semaine que l’intruse fantomatique est présente, David remarque qu’Amélia est de plus en plus nerveuse, à fleur de peau et qu’elle dort mal. Impossible, pour elle, de lui révéler la vérité. Que dirait-il si elle lui admettait que son ex-femme hante désormais les lieux ? Il lui a déjà posé la question et l’excuse parfaite est : l’organisation du mariage. Prenons une organisatrice, lui avait-il dit à ce moment-là. Et la future mariée lui avait répondu d’attendre la nouvelle année pour se décider et mettre tout en marche. David est un homme très compréhensif et patient, ce qu’Emma n’a jamais compris, car de son vivant, elle ignorait totalement ces sentiments et n’était préoccupée que de sa petite personne. Soyons clairs, de sa mort non plus, elle ne comprend toujours pas.
La soirée du réveillon arrive rapidement, et Amélia et David sont invités par des amis ayant un magnifique duplex dans le dixième arrondissement. Ils s’y rendent en voiture, leurs hôtes possédant un grand garage au sous-sol. Pour l’instant, Emma est aux abonnés absents, ce qui soulage momentanément la jeune femme. Mais elle n’est pas tranquille pour autant, la défunte pouvant surgir à tout moment pour la tourmenter. Pendant qu’ils roulent vers leur destination, Amélia repense à la semaine précédente, où dès le lendemain de Noël, lorsque David a dû se rendre à un de ses bureaux parce qu’un client très important avait décidé d’acheter un bien de luxe sur un coup de tête, elle s’était retrouvée seule en compagnie d’Emma qui n’avait pas été très tendre avec elle. Lui posant mille et une questions sur leur vie commune, comment ils s’étaient rencontrés, leur première nuit… Amélia avait réussi à demeurer silencieuse, mais ça n’était pas sans peine. Vous êtes monstrueusement chiante, avait rétorqué la jeune femme, et avait fini par lui dire qu’elle exerçait le métier de décoratrice d’intérieur en auto-entrepreneuse, ce qui avait fait rire l’ex-femme de David.
— Je ne vois pas en quoi c’est hilarant comme métier ? J’adore ma profession.
— Non, je ris parce que ça te met mal à l’aise, tout simplement.
Et après cette phrase, Emma avait disparu pour le reste de la journée, réapparaissant dans la nuit pour tourmenter Amélia durant son sommeil. Le pire étant celle du 29 décembre, où pendant que le jeune couple s’adonnait au plaisir de la chair, le fantôme apparut soudain juste à côté d’eux en faisant mine de vomir en les regardant.
— Je me souviens de ce magnifique fessier, fort, beau et musclé. Par contre, putain Amélia, tu as de la cellulite, ressaisis-toi, bon sang !
La jeune femme, entendant cette soudaine présence dans sa chambre, prétendit avoir des crampes dans les jambes et avait stoppé net les ébats, pour le plus grand bonheur machiavélique d’Emma. David se met à parler et sort Amélia de ses songes.
— On peut leur annoncer notre mariage si tu veux.
— Hein ? À qui ?
— À Raphaël et Elsa, voyons.
— Oh oui, évidemment, bien sûr, pas de problème. Ce serait avec une grande joie.
— Tu as l’air ailleurs, ma chérie. J’ai vraiment l’impression que j’ai fait quelque chose de mal.
— Non, surtout, ne crois pas ça. Tu es un homme merveilleux et te rencontrer a été un privilège. Je serais une femme encore plus comblée lorsque nous nous serons dits oui.
— Tant mieux. En fait, j’avais peur que le fait que je sois divorcé ne te pose un problème.
— Non, pour quelle raison cela me poserait un souci ?
— Ce sera un mariage civil et rien de plus.
— Ce n’est pas grave. L’essentiel, c’est que nous soyons ensemble, non ?
— Absolument. On arrive, je vois l’entrée sous l’immeuble.
Ils se garent et retrouvent leurs amis à leur appartement.
Raphaël et Elsa Martello sont un couple de jeunes mariés ayant invité d’autres personnes à se joindre à eux. Il y a en tout quatre couples et deux personnes célibataires qu’ils aimeraient mettre ensemble.
Amélia ne dit pas à David qu’elle ne se sent pas très à l’aise à l’idée de rencontrer toutes ces autres personnes qu’elle ne connait presque pas.
Ils sonnent et sont accueillis par une Elsa rayonnante de bonheur.
— Ça me fait tellement plaisir de vous voir tous les deux. Amélia, ta robe est superbe.
— Merci, toi aussi, tu es très belle.
— C’est gentil. Donnez-moi vos affaires, je vais les pendre dans le placard.
Les deux amoureux s’avancent dans le salon dans lequel se trouvent déjà Raphaël, bien entendu, mais également une femme d’une trentaine d’années ainsi qu’un autre couple.
— Salut David, salut Amélia, c’est un plaisir immense de vous voir. Venez, je vous présente. Voici Lilya et Jamal.
— Salut, alors c’est toi le roi de l’immobilier ?
— C’est comme ça que Raphaël m’a présenté ?
— Oui, il m’a dit : « David arriverait à vendre des congélateurs en Antarctique. » Et c’est toi qui lui a trouvé ce magnifique endroit, c’est bien cela ?
— Je confirme.
David ne le dit pas et essaie de ne pas le laisser entrevoir, mais cette popularité le gêne. C’est un jeune entrepreneur qui sait saisir les opportunités et est très compétent dans son travail, mais lorsqu’il est dans sa sphère privée, il n’aime pas se faire remarquer et apprécie les discussions simples et sans arrogance. Hélas pour lui, cela s’annonce mal dès la première conversation. Les présentations se poursuivent et le reste des invités arrive. Elsa met une musique d’ambiance qui détend immédiatement l’atmosphère. Les apéritifs sont servis, le buffet est installé et les verres ne désemplissent pas. Chacun y va de ses anecdotes professionnelles ou personnelles. D’autres plats prennent le relais et le climat est de plus en plus festif.
Avant que le dessert ne soit servi, Raphaël propose de s’asseoir et de faire un jeu. Certains acceptent de bon cœur et ceux qui sont moins emballés s’installent à la table de la salle à manger qui se trouve un peu plus loin dans l’immense pièce, qui fait pas moins de 80 mètres carrés. Amélia ne veut pas participer et préfère papoter. David rejoint sa future femme, suivi de la trentenaire et de Marina la meilleure amie d’Elsa qui est enceinte de sept mois et a besoin de repos.
— Ça va, tu tiens le coup ?
— Oui, plus que deux mois et je serais enfin libérée.
— Qu’est-ce que cela fait d’être enceinte ?
— C’est magique et effrayant à la fois.
Les deux femmes sont soudain coupées par la voix de l’autre personne les ayant rejointes.
— Oh pitié ! Pas d’enfant pour moi, quelle horreur !
— Pourquoi dis-tu ça ? C’est un choix personnel, alors si tu n’es pas d’accord, tu n’es pas obligée d’être méprisante de la sorte.
— Je ne suis pas méprisante. Tu peux juste dire adieu à ton corps, ta vie et tes loisirs. Et ta vie sexuelle ? N’en parlons même pas.
La future mère est partagée entre exploser de rage envers cette créature égoïste et se mettre à pleurer. Elle prend une grande inspiration et quitte la table pour aller prendre l’air sur le balcon.
David intervient, car il sent que le climat tourne à l’orage et ne veut pas gâcher la soirée de ses amis avec des histoires pareilles.
— Franchement, Vanessa, tu exagères ! Tu n’aurais pas dû lui dire ça !
— Je te signale, mon cher David, qu’Emma était sur la même longueur d’onde que moi !
— Ça ne veut pas dire que je partageais ses idées !
— De toute façon, il est évident que vous étiez sur deux planètes différentes tous les deux.
Cette dernière phrase interpelle immédiatement Amélia. Cette Vanessa connaissait donc l’ex-femme de son cher et tendre ? Elle est interloquée et décide de prendre les choses en main pour en savoir plus.
— Mon chéri ? Pourrais-tu me préparer un délicieux cappuccino dont tu as le secret, s’il te plaît ? J’ai vu que Raphaël et Elsa avaient installé leur machine à expresso.
Connaissant sa compagne, il comprend très vite qu’elle l’éloigne le plus poliment possible de cette vipère qui ne lâchera pas sa proie facilement. Il lui sourit, lui donne un baiser sur le front et s’en va s’atteler à sa mission. Amélia prend un air détendu et s’adresse à la fameuse femme.
— Alors comme ça, tu connaissais la première femme de David ?
— En effet.
— Vous aviez quel genre de relation ?
— On était cul et chemise, elle et moi. Jusqu’à ce qu’elle se fasse tuer en pleine rue. Je pense à elle tous les jours.
— MENTEUSE !
Amélia sent, tout à coup, un air froid derrière elle et tourne la tête : Emma est là, debout, en train de jeter un regard des plus noirs à Vanessa. Elle écarquille les yeux, mais se souvient qu’il n’y a qu’elle qui puisse la voir.
— J’imagine que perdre une amie si chère, ça doit être difficile.
— Oui et non.
— Que veux-tu dire ? Au fait, je ne me suis pas présenté : Amélia Ratry et toi ?
— Vanessa Charrière. Emma n’était pas un ange, il faut le reconnaître.
— Comment était-elle ?
La trentenaire se rapproche et chuchote presque à son interlocutrice.
— Il parait qu’elle trompait David, et très souvent même.
— Ah bon ?
— Mais oui. Rien d’étonnant, une femme qui finit soi-disant à 17 h son travail et qui à 20 h y est encore, c’est suspect tu ne trouve pas ? Non, je me doutais qu’elle allait voir ailleurs. Le boulot n’était qu’une excuse, c’est tout.
— Tu avais des preuves ? Elle te l’avait dit ?
— Non, pas besoin, je la connaissais mieux que quiconque.
Emma boue et sent que des objets vont éclater si elle contient encore sa rage. Mais en même temps, où est la vérité du mensonge ? C’est ce qu’Amélia tente d’apprendre en parallèle de la défunte qui veut savoir jusqu’où sa fausse meilleure amie peut aller.
— Amélia, demande-lui si elle sort avec quelqu’un en ce moment. Où a-t-elle passé les fêtes de Noël ?
Sans la regarder, la jeune femme s’exécute. Elle n’apprécie pas ce fantôme envahissant, mais elle fait encore moins confiance à Vanessa et décide de jouer le jeu des renseignements qu’Emma lui demande.
— Cette année, pour Noël, j’ai reçu ma famille. Je viens d’acheter une maison et je voulais qu’ils soient tous présents. Et toi ?
— Oh, je ne parle plus à mes parents. Et le 25, j’étais sur la côte d’Azur. J’avais loué une petite maison.
— Seule ?
— Non, j’avais de la compagnie. Un homme riche, ce qui ne gâche rien, qui est aussi un amant assez bon pour son âge.
— Tu sors avec lui ?
— Rectification, je couche avec lui, c’est différent.
— Il est célibataire ?
— Non, il est marié, mais sa bonne femme va voir ailleurs aussi, c’est un couple libre et d’après lui, il n’y a plus rien entre eux.
— S’ils ne s’aiment plus, pourquoi ne pas divorcer ? Ce serait mieux non ?
— Malheureuse, mais surtout pas !
— Je reformule ma question, pourquoi ?
— Mais pour l’argent, voyons ! S’ils se séparent, tous les biens seront divisés en parts égales. Et je ne crois pas que Victor Holder soit disposé à donner un seul centime à sa vieille. Je pense qu’elle aussi ne donnera pas un seul sous, sans compter qu’ils avaient une assurance-vie sur leur fille. Si elle décédait avant eux, ils récupéraient plus de deux-cent cinquante mille euros. Ce qui a été le cas puisqu’elle est décédée.
Amélia s’effondre intérieurement en entendant ce discours. Elle trouve l’excuse de partir aux toilettes et quitte précipitamment Vanessa. En passant, elle croise Emma, la regarde et lui indique de la suivre dans les sanitaires.
Celle-ci a envie d’arracher les yeux à son ancienne amie, mais elle se dit que ses parents valent encore moins qu’elle.
Une fois dans la salle de bain, la future femme de David s’assoit sur le rebord de la baignoire, les yeux larmoyants. Emma traverse la porte et se poste devant elle.
— Pourquoi pleures-tu ? C’est moi qui devrais pleurer, pas toi.
— Cette femme transpire la malveillance. Je suis empathique, je réagis encore plus violemment aux émotions fortes, qu’elles soient pour de bonnes raisons ou de mauvaises. Emma, je suis médium, c’est pour cette raison que je peux te voir, t’entendre et parler avec toi.
— Tu me tutoies maintenant ? C’est beaucoup mieux ainsi.
— Tu le fais bien, alors je le fais aussi. Mais revenons aux paroles de cette mégère. J’ai besoin de savoir : tu as trompé David ?
— Non ! Même pas en rêve. Ce qu’elle t’a dit est entièrement faux. Je restais après le travail parce que… parce que…
— Vas-y, je ne te jugerai pas.
— Parce que… j’allais au sport tout simplement. Je me suis toujours vanté de ce corps magnifique, bla bla bla. La vérité, c’est que je faisais deux heures de squats, abdominaux, step, tous les jours. Pour garder cette ligne, sinon qui m’aurait aimé si j’avais pris du poids ?
Amélia observe Emma et commence à la voir sous un autre jour. Peut-être que son enfance cache des blessures qui ne se voient pas ? Les cicatrices intérieures sont les pires à ses yeux. Elle se lève et se dirige vers la défunte pour la prendre dans ses bras, mais celle-ci recule par réflexe.
— Oh là ? Que fais-tu ?
— Je voulais te faire un câlin de réconfort.
— Certainement pas ! D’abord, je n’aime pas qu’on me touche et deuxièmement, comment tu aurais fait ? À part me traverser, c’est tout ce qu’il se serait passé.
— Ce n’est pas faux. Pas de câlin alors ?
— Hors de question !
Amélia sourit, car elle commence à comprendre qu’Emma a construit de son vivant une carapace bien solide et qu’elle la suit jusque dans la mort. Elle ouvre la porte pour rejoindre les autres lorsque la défunte l’interpelle tête baissée.
— Elle couche avec mon père.
— Quoi ?
— L’homme riche avec qui elle a passé Noël, c’est mon père.
— Comment le sais-tu ?
— Parce que je m’y suis rendue et que je suis tombée sur eux-deux en plein acte. Beurk, quand j’y repense, j’en ai la nausée. Dommage que je n’aie pas pu leur gerber dessus, ça aurait été très drôle. Mais j’ai réussi à casser un vase et tous les morceaux de verres se sont éparpillés sur leurs corps et plantés dans leurs chairs. C’était le seul moment amusant de la soirée.
— Tu es allé où après ?
— Je ne te connais pas encore assez bien pour te faire des confidences. Par contre, ce n’est pas parce que nous venons de nous confier l’une à l’autre que je ne vais pas continuer à t’emmerder jour après jour.
— Ça, je m’en doute bien.
Amélia sort et retourne auprès de ses hôtes. Vanessa l’interpelle et s’avance vers elle.
— J’ai cru que tu ne sortirais jamais de là.
— C’était… plus long que prévu.
— Tu n’es pas enceinte au moins ?
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Laisse tomber ! Tu ne comprendrais pas.
— Tu as dit tout à l’heure qu’Emma partageait les mêmes idées que toi en ce qui concerne les gosses. Elle n’en voulait pas ?
— Ah ça non ! Une grossesse n’était même pas envisageable pour elle. David le déplorait, mais acceptait la situation dans l’espoir qu’elle change d’avis plus tard.
— Pourquoi ont-ils divorcé à ton avis ?
— D’après Emma, c’était un égarement passager. Mais je pense qu’il avait une maîtresse.
— Je ne crois pas.
— Pardon ! Je ne me rappelais plus que tu étais sa future femme. Mais j’y pense, ça fait combien de temps que vous êtes ensemble ?
— Deux ans.
Vanessa émet un bruit de stupéfaction en mettant sa main sur sa bouche.
— Mais alors, c’était toi sa maîtresse ? C’est à cause de toi qu’ils se sont séparés, si je comprends bien.
— Non, tu te trompes.
— Mon instinct me dit le contraire. David ?
— Oui ?
— Viens, je vais te poser une question. Quand est-ce que vous vous êtes rencontrés, Amélia et toi ?
La jeune femme se sent mal, car près d’elle se trouve une personne qui n’a peut-être pas envie de connaître la réponse. Et qui risque de très mal le prendre, si la vérité se sait. Mais elle n’a pas le choix et ne trouve aucun prétexte pour échapper à cet interrogatoire.
— Je suis tombé amoureux d’elle dès l’instant où je l’ai vu. C’était en mai 2021, le 18 pour être exact. Le jour où j’ai acheté mon appartement. Je voulais refaire la décoration et j’avais besoin de conseils et en ouvrant la boite aux lettres, il y avait sa carte de visite. Je l’ai appelé et nous nous sommes vus et elle n’a plus jamais quitté mon esprit.
— Mais tu étais encore avec Emma, il me semble ?
— Bien sûr, mais j’avais déjà demandé le divorce et j’avais mis tout en place pour partir. Je n’ai pas trompé Emma, si c’est ce que tu insinues, mais dans ma tête tout était clair. Je ne l’aimais plus, elle ne me rendait plus heureux. Pour tout te dire, je n’ai jamais été pleinement épanoui avec elle. Nous étions tellement différents, tellement à l’opposé l’un de l’autre, que la situation était trop lourde à porter. J’ai eu le déclic le soir où elle m’a clairement dit ne pas vouloir d’enfant. C’était la goutte d’eau. J’ai réalisé, il n’y pas si longtemps, que je n’étais pas profondément amoureux d’elle.
À ce moment précis, toutes les ampoules éclatent les unes après les autres, faisant sursauter l’assemblée. À l’exception d’une seule personne : Amélia. Qui s’attendait à un tel événement en écoutant les dures paroles de David envers Emma. Un courant d’air froid se répand dans l’appartement qui sombre dans l’obscurité. Raphaël et Elsa essaient de ne pas paniquer et de comprendre ce qui a bien pu se passer. La musique s’arrête brusquement, ajoutant un peu d’angoisse à ce soudain revirement d’ambiance. Quelques objets tombent sur le sol sans que l’on sache pourquoi. Chacun prend son téléphone pour éclairer, mais dans l’agitation commune, la jeune médium ne bouge pas et observe en silence l’âme blessée d’une femme qui n’est plus en mesure de pouvoir expliquer ses actes passés.
Chapitre 7
Au cimetière du Père Lachaise, une femme que seule une poignée de personnes peuvent voir, est assise sur sa tombe, le regard vide. Un homme s’approche d’elle.
— Je savais que je te trouverais ici.
— Comment le savais-tu ?
— Mon petit doigt me l’a dit.
— Il est sacrément doué, ton petit doigt.
— Il ne me trompe jamais.
— Pourquoi es-tu là ?
— Ma sœur m’a appelé et m’a raconté ce qu’il s’est passé chez leurs amis.
— Ce n’est rien à côté de ce que je ressens.
Franck s’assoit avec Emma et pose sa main dans son dos. Elle frémit à ce contact, mais ne le repousse pas. Dans son état émotionnel meurtri, la compagnie de quelqu’un la fait se sentir moins seule. Elle se penche sur le jeune homme et s’appuie contre son épaule. Même lui est encore plus surpris de ce geste. Elle doit vraiment se sentir mal pour être aussi tactile, se dit-il.
— Tu veux m’en parler ?
— Pas pour l’instant. Je veux juste que tout s’arrête à cet instant. Que mon âme disparaisse pour toujours et que je n’ai plus à souffrir de la sorte. J’ai beau ne plus être en vie, la douleur est toujours la même. Elle est pire, en fait.
— Pire ?
— Absolument ! Et personne pour me voir ou m’entendre.
— Tu m’oublies ?
— À part ta sœur et toi, qui d’autre sait que j’existe dans un autre monde ? Mes parents ont l’air de s’en foutre royalement que leur fille unique soit décédée, comme ça a toujours été le cas d’ailleurs. Je découvre que mon ex-mari ne m’aimait pas. Que ma soi-disant meilleure amie semble être juste une garce sans foi ni loi qui s’envoie en l’air avec mon père seulement pour le pognon. Tu sais, Franck, je découvre des choses que je n’aurais pas imaginées une seule seconde.
— Tu as fait le tour de tout ce que tu voulais voir ?
— Que veux-tu dire ?
— Tu es allé à ton ancien appartement ?
— Pourquoi irais-je ?
— Je ne sais pas. Ça te ferait peut-être du bien de le revoir. Et ton travail ? Tu aimais l’endroit où tu bossais ?
— Je ne me suis pas posé la question. Mais là, tout de suite, je voudrais disparaître.
— Je n’ai pas envie que tu disparaisses.
Emma se redresse et regarde Franck, l’air interrogateur. Très surprise de cette soudaine révélation.
— Pardon ? Tu viens de dire que tu ne veux pas que je disparaisse ?
— Oui, j’ai dit ça. On dirait que cela te surprend.
— C’est assez inattendu. J’aurais plutôt pensé le contraire, que tu te languisses, que je ne sois plus là ni chez toi ni chez ta sœur.
— Tu ne vois pas la personne que tu es réellement. Mais moi, je la ressens.
— Tu me fais peur, Franck !
— Peur ? Je fais peur à un fantôme ? C’est la meilleure, celle-là !
— Ce n’est pas drôle. Et ne dis pas que je suis un fantôme, s’il te plaît, c’est déjà assez douloureux comme ça. En plus, avec toi, j’ai l’impression de ne pas l’être justement, alors peu importe ce qu’il se passe, mais laisse-moi être humaine encore un peu chez toi, tu veux bien ?
— D’accord, je comprends. Ce n’est pas le tout, il faut que je retourne travailler.
— Tu es pressé ?
— J’ai trois rendez-vous qui s’enchaînent, dont le premier dans quarante minutes.
— Très bien. Tu sais, je ne vois plus le temps qui passe. Il n’a plus d’importance puisque je n’éprouve plus la faim, la soif et le sommeil.
— Que comptes-tu faire ?
— Je l’ignore. Peut-être encore embêter ta sœur et David. Mais avec ce qu’il a dit l’autre soir, je suis dépitée et n’ai pas la force nécessaire pour lui faire face sans avoir envie de lui arracher les yeux.
— Je sais que je ne devrais pas te dire cela, et je vais sûrement le regretter, mais tu es la bienvenue chez moi et tu peux t’y sentir comme chez toi. Ce sera toujours mieux qu’une tombe sinistre avec des fleurs que tu n’aimes pas. Et probablement que ton envie d’arracher des yeux se calmera ?
Il s’en va, le sourire aux lèvres, en saluant Emma de la main. La jeune défunte observe cet homme qui, tout à coup, la trouble. Ce sentiment qu’elle ressent n’est pas habituel et ne le comprend pas tout de suite, mais elle se rend compte qu’un rictus s’est installé sur son visage en regardant Franck partir. Elle se ressaisit, se tourne et observe les tulipes qui fleurissent devant la pierre tombale. En se concentrant très fort, elle passe sa main au-dessus des fleurs pour essayer de les faire faner, mais rien ne se passe. Tant pis, se dit-elle, j’ai essayé. Soudain, elle est prise de picotements semblables à des coups d’aiguilles.
— C’est quoi ce bordel ? On dirait que je suis transpercée de partout !
Elle n’a pas le temps de réfléchir, qu’elle se fait happer par une force invisible et disparaît du cimetière pour se retrouver dans un lieu qu’elle ne connait pas. À première vue, c’est la maison d’une femme âgée au vu de la décoration et des objets anciens qui s’y trouvent. Elle a atterri dans une salle à manger avec des meubles en chêne massif de couleur sombre.
C’est assez sinistre et une drôle d’ambiance règne dans cet endroit.
Emma se demande ce qu’elle peut bien faire ici et pourquoi elle a été transportée dans cet endroit. Elle entend une voix venant de la pièce d’à côté et s’y dirige avec prudence. Une femme qui doit avoir dans les quatre-vingts ans se tient assise à une table et tire des cartes de tarots de Marseille. Sans se retourner, elle demande à son jeu si un esprit se trouve dans la salle à manger avec elle.
La trentenaire est intriguée par ce qui est en train de se passer. Bien entendu, elle tente de toucher une chaise par réflexe et passe à travers.
— Oh, fait chier !
La dame s’arrête net et lève les yeux. La jeune femme réalise qu’elle a dû l’entendre. Naturellement, Emma se dit que taquiner une vieille dame peut être hilarant. Elle se rapproche du visage de la tireuse de cartes et lui lance bruyamment un joyeux « BOUH ». La pauvre femme sursaute sur sa chaise et manque de tomber, ce qui fait rire la défunte.
— Ce n’est pas drôle du tout, jeune fille !
— Vous pouvez me voir ?
— Je ne vous vois pas clairement. Comme si vous étiez floue, mais je vous entends très bien et je sens votre présence. Je savais que vous alliez venir.
— Je ne suis pas venue, je suis arrivé ici de force et sans savoir pourquoi. On ne se connait même pas !
— C’est vrai, mais à travers les cartes, je sais qui vous êtes.
— Je vais m’en aller.
La jeune femme pense à un lieu où elle aimerait se rendre, mais n’y arrive pas. Elle recommence, mais son corps fantomatique refuse d’obéir. La colère monte en elle et l’énergie qu’elle déploie se répand à travers la pièce et la tasse de café de la dame âgée voltige dans les airs pour s’écraser lamentablement sur le sol carrelé.
— Pourriez-vous éviter de casser ma vaisselle, s’il vous plait ?
— Pourquoi ne puis-je pas partir d’ici, vieille sorcière ?
— Parce que j’ai le devoir de vous transmettre un message.
— Pour commencer, qui êtes-vous ?
— Angéline Chavas pour vous servir. Et vous ?
— Vous devriez le savoir, puisque vous me connaissez apparemment.
— Je connais la personne que vous êtes, pas votre nom.
Méfiante, Emma lui donne une fausse identité et veut voir jusqu’où cette situation peut aller.
— Vous dites que vous avez un message à me transmettre ? Et quel est ce fameux message ?
— Nous ne sommes pas pressés. Je vais tirer un jeu de cartes et il me donnera les réponses dont nous avons besoin.
— Avant de faire ça, puis-je savoir comment avez-vous fait pour me faire venir ?
— Je fais le même rêve depuis une semaine, dans lequel une femme qui ressemble à un ange vient me voir et me demande de parler urgemment à sa petite fille qui erre sur terre. Dès lors, j’ai pris mes cartes et, par le jeu et un rituel spécifique, j’ai demandé à faire venir l’âme de cette personne et vous voilà.
— Avec si peu de détails, vous avez réussi à me faire venir ici ?
— Oui, j’ai un don de médiumnité et de cartomancie.
— J’attends de voir ça. Ce que j’aimerais savoir, c’est pour quelle raison je ne peux partir d’ici. D’habitude, il suffit que je pense à un lieu et hop, j’y suis en quelques secondes, mais là, impossible. Pourquoi ?
— Je ne vous le dirais qu’après vous avoir transmis le message, pas avant.
Emma bougonne, mais doit se rendre à l’évidence : elle est bloquée tant qu’Angéline n’a pas fait son devoir de messagère. Ne pouvant pas s’asseoir, elle se tient debout face à cette médium dont elle doute de ces fameux dons.
Cependant, elle qui ne croyait en rien, doit bien admettre que deux autres personnes peuvent la voir, lui parler et la toucher dans le cas de l’une d’entre elles. Elle écoute et observe attentivement ce qui est en train de se passer sous ses yeux.
Angéline ferme les yeux un instant et mélange ses lames. Elle en pose trois face cachée, puis trois au-dessus de la même manière. Elle met, sur la droite, le paquet des cartes restantes et retourne les six autres.
Elle marmonne, regarde en direction d’Emma, marmonne encore quelque chose et fixe la jeune femme.
— Vous m’avez menti, votre nom est un faux.
— Comment ça ?
— Vous ne vous appelez pas Victoria Linch. Vous ne pourrez pas le nier, je le vois dans votre jeu.
— Alors quelle est ma véritable identité ?
— Je ne saurai pas le dire. Par contre, je ressens un prénom assez court et je vois une double consonne.
— C’est Emma, mon prénom, mais ça ne prouve pas grand-chose à mes yeux.
— Comme vous voulez. Je vois aussi que vous avez connu une fin tragique et soudaine. On vous a assassinée, n’est-ce pas ?
Emma frémit à l’évocation de ce souvenir qui lui arrache une larme en y repensant.
— C’est exact. Je me suis pris une balle perdue.
— Je suis vraiment navrée. Vous n’étiez pas seule lorsque vous êtes morte. Je vois un homme assez jeune à vos côtés. Il a beaucoup de peine pour vous.
La défunte revoit la scène dans sa tête et réalise que le dernier visage qu’elle a vu de son vivant est celui de Franck essayant de la sauver, ce qui fait monter en elle une vague de chagrin immense et quelque part, une certaine reconnaissance. Elle ne l’a jamais remercié d’avoir essayé de l’aider.
— La lumière vous a emporté et vous avez retrouvé une aïeule. Votre grand-mère, c’est bien cela ?
— En effet.
— C’est elle qui m’a fait parvenir le message. Elle vous met en garde contre vos sentiments.
— Quels sentiments ?
— Vous avez une mission à accomplir et vous devez vous y tenir, sinon les portes de l’au-delà ne vous seront jamais ouvertes et vous errerez sur terre pour l’éternité.
— Je le sais déjà ! Mais c’est quoi cette fameuse mission ?
— On me parle de compassion et d’empathie.
— Encore ça ? Pff, pourquoi ? À quoi cela va me servir ?
— Vous devez apprendre à accepter les autres comme ils sont. Les aimer malgré leurs défauts. Ne pas vous limiter à de fausses croyances, ne pas vous fier uniquement à l’apparence.
Elle tire trois lames supplémentaires et prend un air confus.
— Votre enfance ressort avec une femme qui n’est pas votre mère, mais à qui vous étiez très attachée. Une nourrice peut-être ?
— C’est ça. Margaret Fewings.
— Malheureusement, je la vois partir à votre adolescence, laissant un vide profond dans votre existence.
— Son mari a été muté au Canada et elle l’a, bien sûr, suivi. Je me rends compte, maintenant que nous en parlons, que je ne m’en suis jamais remise. Et l’année suivante, j’ai reçu un faire-part de décès. Elle a eu un cancer foudroyant et je n’ai même pas pu assister à ses funérailles, mes parents considérant que c’était trop loin et trop cher. Une femme qui s’est occupée de moi de mes deux ans à mes quinze ans. Inadmissible ! Je hais mes parents, je les déteste !
La table commence à trembler, et Angéline demande gentiment à Emma de se calmer.
— Pourquoi tous les objets réagissent lorsque ma colère monte ?
— Nous sommes de l’énergie. Votre corps contient cette énergie jusqu’à ce que vous quittiez votre enveloppe charnelle. À ce
moment-là, toute votre énergie est libérée. Comme vous êtes désormais une force pure et que vous ne pouvez pas toucher ni les objets ni les êtres vivants, cette énergie se décuple comme la foudre s’abattant sur le sol. Tout ce qui l’entoure en est affecté si vous ne la contrôlez pas.
— Je n’aurais jamais pensé à ça. Merci.
— Je voudrais revenir sur les sentiments qu’évoque votre grand-mère. J’ai un ressenti, mais il est surprenant.
— Allez-y, je vous écoute.
— Je vous vois être amoureuse.
— Amoureuse ? De mon ex-mari, sûrement.
— Non, d’un autre.
— Impossible !
— Ah bon ? Je tire deux autres cartes et nous verrons si c’est impossible.
Angéline s’exécute et sans surprise obtient des réponses plus précises.
— Emma, je suis désolée, mais vous ne pouvez pas tomber amoureuse d’un vivant.
— Mais arrêtez de dire ça ! Je ne suis tombée amoureuse que de David, mon ancien mari qui a refait sa vie à mon plus grand regret.
— S’il vous plaît, écoutez-moi, c’est important…
— Non ! Je ne veux plus entendre un seul mot de votre part. Ok, je sais quelle est ma « mission », et ça suffira pour aujourd’hui. Je souhaite m’en aller maintenant.
— Il faut que je vous donne la suite, c’est important.
— Hors de question que j’en sache plus ! Comment puis-je partir ?
La dame âgée baisse les armes, comprenant qu’Emma n’est pas du tout prête à entendre ce qu’elle doit lui révéler.
La colère, éprouvée par la jeune femme, est trop ardente pour laisser place à la raison. Elle lève la main et indique, de son index, une statuette de Saint-Michel l’archange.
— Une figurine ? Et après ? — C’est à cause de cette statuette que vous ne pouvez pas partir d’ici. Elle me protège des mauvais esprits, mais aussi empêche les âmes de s’en aller si j’ai un message à leur adresser.
— Je vois, mais je souhaiterais m’en aller, s’il vous plait, madame Chavas.
— Comme vous voulez. Mais avant de partir, laissez-moi vous mettre en garde. Si vous laissez vos sentiments prendre le dessus, vous ne pourrez pas rester. Vous êtes décédé et cela veut dire que votre chemin terrestre est terminé. Vous ne pouvez plus vivre ce qui aurait dû être vécu, c’est trop tard. Impossible de faire marche arrière.
La jeune femme interloquée observe la vieille dame et mille et une questions se bousculent dans son esprit fantomatique.
— Comment ça, ce qui aurait dû être vécu ?
— Vous aviez un destin, Emma, et un beau. Mais vous n’avez pas vu le cadeau que la vie vous a mis sur votre chemin. Vous êtes passé à côté.
— Je ne comprends toujours pas.
— Je ne peux rien dire de plus. Il y avait quelque chose qui s’offrait à vous et vous avez préféré le laisser filer. Je suis sincèrement désolée, mais c’est le chemin que vous avez choisi.
— Je ne comprends pas du tout votre baratin. Chemin ? Cadeau ? Soyez plus claire, les messages subtils et moi ne nous entendons pas.
— Pour être plus précise, vous aviez une destinée. Et à un moment donné, il y avait un choix à faire et vous avez choisi la mauvaise direction.
— Que se serait-il passé si j’avais pris l’autre ?
— Vous seriez toujours en vie. Au revoir Emma et bonne chance.
— Quoi ?
Angéline prend un tissu de soie, recouvre la statuette et prononce une phrase : « Ainsi soit loué, la séance est terminée. » Emma disparait sans avoir eu de réponse à sa dernière question. Elle est troublée par ce que la médium lui a dit. Mais pas le temps de chercher à comprendre le message, elle réapparaît sur sa tombe. Ni une ni deux, elle pense très fort au lieu où elle souhaite se rendre et atterrit dans un appartement. Elle sourit à l’idée de se retrouver à cet endroit, car finalement, elle s’y sent chez elle et en a la permission. Il est 16 h 45. Franck doit être au cabinet en séance d’ostéopathie. Elle décide d’aller le voir sur son lieu de travail. Après tout, à part lui, personne ne la verra. Mais en y repensant, cela fait déjà trois personnes qui y arrivent. Il va falloir faire preuve de prudence.
En se concentrant sur lui, elle apparaît dans une salle d’attente blanche avec une étagère remplie de magazines, des chaises en plastique et en son centre, une petite table d’appoint en fer forgé. Pas terrible comme décoration, se dit-elle. Dommage qu’il n’ait pas pensé à demander à sa sœur, elle l’aurait sûrement aidé. Comme il n’y a personne, elle passe la tête à travers la porte pour voir si Franck est là et en effet, il est en présence d’un homme d’une cinquantaine d’années qui a l’air de souffrir le martyre. Il est de dos et ne la voit donc pas. Elle entre dans la pièce sans se faire remarquer et observe le jeune ostéopathe en pleine activité. Il est concentré et à l’écoute de ce que lui raconte son patient. Au bout de quelques minutes, celui-ci lui demande s’il est marié.
— Non, je n’en suis pas encore là.
— Quel âge avez-vous ?
— Vingt-six ans.
— Vous êtes jeune. Vous avez quelqu’un dans votre vie ?
— Oui et non.
Emma prête une oreille très attentive à ce que Franck est en train de raconter.
— C’est-à-dire ? Vous voyez une personne, mais de temps en temps ?
— En fait, c’est elle qui va et qui vient.
— Cela vous convient ?
— Pour l’instant, oui, mais c’est une histoire un peu compliquée. Attention, ça va faire mal. Respirez !
Le patient hurle de douleur, mais la seconde d’après, plus rien. Franck vient de lui remettre les os en place.
— Je reviens, je vais chercher de la pommade pour vous… Aaahhhh !!
— Coucou Franck !
— Je… Euh… Salut !
— Je vous ai salué en rentrant, monsieur Ratry.
— Désolé, ce n’est pas à vous que je le disais. Je reviens tout de suite.
Il ferme la porte, suivi d’Emma qui ne peut effacer la jolie risette de sa bouche.
— Pitié, Emma, arrête d’apparaître comme ça derrière moi. Fais-moi un signe, quelque chose, n’importe quoi, mais avertis-moi ! Je passe pour un fou auprès des gens, et pas devant mes patients, s’il te plaît ! Trouve quelque chose !
— Je vais chercher, c’est promis. Alors comme ça, tu vois quelqu’un ?
— Tu as entendu notre conversation ?
— Pas beaucoup, j’admirais ta façon de manipuler le monsieur.
— Tu m’admirais ? C’est flatteur, merci.
— Alors, tu fréquentes une personne ou non ?
— Cela ne te regarde pas. Mais sache que si je t’autorise à squatter chez moi, c’est que je n’ai personne dans ma vie. Et de toute manière, si je devais voir quelqu’un, ce ne serait certainement pas chez moi.
— Pour quelle raison ?
— Je n’ai pas envie, c’est tout. Pour l’instant, je profite de mon célibat. — Pourquoi lui avoir dit ça alors ?
— Je ne sais pas. Tu es bien curieuse. Bon, si tu le permets, je retourne auprès de monsieur Maréchal. Le pauvre avait le bas du dos tout déplacé. C’est mon dernier patient, ensuite, je passe chez ma sœur. Tu veux venir avec moi ?
— Oui, pourquoi pas ? Ce n’est pas comme si j’avais plein de choses à faire.
— On se retrouve là-bas ? Où tu m’attends et on y va ensemble ?
Emma est déconcertée. Chaque fois qu’elle est en compagnie de Franck, elle oublie qu’elle est un fantôme. Chaque fois qu’ils discutent, elle a l’impression d’être vivante, elle se sent libre, elle se sent… Heureuse. C’est un sentiment profond, longtemps oublié, et cela lui plaît tellement que son regard envers le jeune homme change. Est-ce donc ce qu’Angéline Chavas voulait dire, lorsqu’elle parlait de ce qu’il fallait éviter à tout prix ? Que peut-il y avoir de mal dans le fait d’être proche de Franck ? Où est-ce qu’il est plus qu’un simple ami à ses yeux ?
Chapitre 8 : Colère
Emma attend patiemment que le dernier patient de Franck s’en aille, tout en se posant des questions. Ce dernier sort pour accompagner monsieur Maréchal à l’extérieur.
— Voilà, il est parti. Tu m’as attendu ?
— Oui, je suis restée bien sagement ici.
— Parfait. Je vais me changer, me laver les mains et nous y allons.
— Tu n’as pas de paperasse à faire ?
— Je transmets tout sur l’ordinateur et je le fais à la maison. Rien ne m’empêche de faire mon administratif en pantoufles ou à poil, si ça me chante.
— La seconde option ne me déplaît pas.
— Tu es une coquine, Emma, mais tant que tu es présente, je ne le ferais pas.
— Dommage ! Ça aurait pu être intéressant.
— Je préfère qu’on en reste là, si tu le veux bien.
Emma ne trouve aucun mot à dire, mais elle apprécie de mater le corps de ce bel homme.
— Va t’habiller, Amélia va s’impatienter.
— Depuis quand te soucies-tu de ma sœur ?
— Depuis rien du tout, change-toi et partons.
— Tu n’étais pas obligée de m’attendre, mais je suis content que tu l’aies fait.
Une fois prêts, ils se dirigent vers la voiture. Emma essaie d’éviter les gens qu’elle croise, mais de temps en temps, certains lui passent à
travers le corps et lui rappelle inexorablement sa condition de défunte.
Cela l’attriste parce qu’elle ne peut rien y faire et prend de plus en plus conscience que sa vie terrestre est terminée.
Franck met la clé dans la serrure lorsqu’un homme d’une vingtaine d’années environ l’accoste brutalement, lui demandant l’heure. Le jeune homme comprend tout de suite que la motivation de cette personne n’est pas ce renseignement précis. Calmement, il remonte la manche de sa veste pour voir sa montre, et au même moment, l’agresseur lui attrape les clés des mains, l’agrippe par les vêtements pour le jeter contre le mur et grimpe dans le véhicule. Emma n’en croit pas ses yeux et, sans réfléchir, se concentre pour apparaitre immédiatement dans la voiture à côté du voleur. Il ne peut, bien évidemment, pas la voir, mais elle se souvient de ce que la médium lui avait dit à propos de l’énergie. Un feu rouge bloque plusieurs autres véhicules et l’homme se retrouve coincé quelques mètres plus loin. Il perd patience, mais n’a pas d’autre choix que de continuer son rapt ou de s’en aller et d’abandonner sa prise. Il tapote le volant en transpirant de toute la sueur de son être, sachant qu’il peut se faire arrêter à tout moment. Visiblement, ce n’est pas un professionnel. La défunte, toujours concentrée, tente de faire lâcher le volant au malfrat, mais sans succès. Elle arrive à rester assise uniquement parce qu’elle veut l’être et se rend compte que sa volonté profonde a une influence sur ce qui l’entoure. Dans sa tête résonnent les mots : l’énergie pure se décuple si vous ne la contrôlez pas. Eurêka, la solution est là. Elle lâche sa colère contre cet homme en hurlant de toutes ses forces et en repensant à tout ce qu’elle ressent envers les personnes en qui elle croyait pouvoir faire confiance. La voiture se met à trembler sans raison, le miroir du rétroviseur central se brise en deux, le voleur commence à paniquer et Emma fait mine de le pousser vers l’extérieur seulement en utilisant sa pensée. Puisqu’elle ne peut pas le toucher directement, autant essayer avec ses nouvelles capacités.
— SORS DE CETTE BAGNOLE CONNARD !
La portière s’ouvre violemment et l’homme est propulsé à l’extérieur contre le véhicule d’à côté. En parallèle, Franck arrive en courant.
Il n’en croit pas ses yeux, il vient d’assister à une scène digne d’un film d’action. Emma se projette devant le voleur, lui met un coup de poing et arrive à sentir le choc contre le visage de l’homme. Il peine à se relever et les passants commencent à s’agglutiner autour de cet incroyable spectacle. Il a le visage en sang et probablement le nez cassé.
— Monsieur, ça va ? Que vous arrive-t-il ?
— Je ne sais pas, j’étais dans ma voiture lorsque…
— Ce n’est pas votre voiture, c’est la mienne, cet homme a essayé de me la voler.
L’attroupement provoqué par les différents curieux attire la police qui passe par là. Un agent approche et demande ce qu’il se passe. Franck lui raconte la scène et le policier, en scrutant l’autre homme sur le sol qui est complètement sonné par une force mystérieuse, le reconnait.
— Ah, c’est encore lui ! Il est bien connu de nos services pour les vols de voiture et autres.
Il lui passe les menottes et demande à Franck s’il veut porter plainte, ce à quoi le jeune homme répond par la négative. Il reprend son véhicule et repart en direction de chez sa sœur.
Emma est assise à côté de lui et ne parle pas, se contentant de regarder ses mains.
— Merci pour ton aide. Sans toi, j’aurais pu dire adieu à ma voiture. J’ai tout vu de loin et ça avait l’air inimaginable. Le mec n’a rien dû comprendre. Comment as-tu fait pour en arriver à le pousser dehors ?
— Honnêtement, je n’en sais rien du tout. Je me suis servie de la force en moi et boum.
— Si tu commences à maitriser cette énergie de la sorte, tu peux arriver à faire énormément de choses, mais après ça, tu n’es pas fatiguée ?
— Oui, j’ai l’impression d’être complètement vide. Ce qui est fou, c’est que j’ai réussi à lui faire mal. Je lui ai donné un coup au visage et il l’a senti.
— Vu son nez en sang, il l’a bien senti, je peux te le confirmer.
— Je suis vannée, je ne pensais pas qu’un fantôme pouvait être fatigué.
— Veux-tu que je te ramène à la maison ?
— Non, allons chez ta sœur et ne te soucie pas de moi. Je ne pourrais pas mourir, c’est déjà fait.
— Comme tu veux.
Une fois chez David et Amélia, Emma est sur le point de s’endormir. Elle veut néanmoins venir avec Franck. En y repensant, pourquoi tient-elle à ce point à venir chez son ex-mari ? Après ce qu’il a dit sur elle le 31 décembre, elle devrait lui en vouloir, mais elle ne sait plus très bien où elle en est.
— Salut jumeau, je t’attendais justement.
— Frangine, comment tu vas ?
— Bien et… tu n’es pas venu seul, je constate.
— Je lui ai demandé de m’accompagner.
— Franchement, Franck. Pourquoi ?
— J’avais envie qu’elle vienne avec moi, voilà tout.
Sa sœur le regarde avec perplexité. Mais ne dit pas un mot de plus, les fait entrer tous les deux et referme la porte derrière eux.
— David n’est pas là, il est dans le sud de la France pour une transaction. Il ne reviendra pas avant deux jours. Et il y retourne la semaine prochaine.
— Tant mieux si les affaires marchent bien.
— Il ne va pas se plaindre, mais il arrive à sortir son épingle du jeu.
— Il a toujours été doué pour tout ce qui est transaction, négociation et relation professionnelle.
— J’oubliais que tu le connaissais bien.
La défunte se demande tristement si, en fin de compte, elle le connaissait aussi bien que cela ?
Amélia observe le fantôme et repense à la soirée du réveillon du jour de l’an. Les propos de David au sujet de son ex-femme l’avaient affligé. Elle n’apprécie pas forcément celle-ci, mais elle pense sincèrement qu’elle ne méritait pas d’entendre des paroles aussi dures.
Emma baisse la tête et se dirige vers le salon, laissant Franck et sa jumelle ensemble.
— Elle semble abattue et épuisée. Que s’est-il passé ?
Franck lui raconte les événements de la fin de journée et sa sœur est abasourdie de ces informations. Amélia trouve cela incroyable et met son frère en garde contre elle.
— Pourquoi devrais-je être soucieux ? Emma ne me fera rien, je le sais.
— Qu’est-ce qui te rend aussi confiant ?
— Mon petit doigt. Il ne me trompe jamais.
— Si elle pète les plombs ou je ne sais quoi, que va-t-il se passer ?
— Arrête d’être paranoïaque, s’il te plaît.
— Fais attention à toi, d’accord ?
— Mais oui. Attends, je vais voir où elle est.
Franck se dirige vers la pièce dans laquelle Emma s’est rendue. Elle est allongée sur le tapis devant la cheminée allumée. Elle semble endormie. Il l’observe avec tendresse, ce qui n’échappe pas à Amélia qui l’a suivi.
— Franck, laisse-là et viens. Tu restes manger avec moi ? Je suis seule et j’ai besoin de la compagnie de mon frangin adoré.
— Tu nous as fait quoi de bon ?
Pendant que le frère et la sœur profitent de leur soirée et se régalent du délicieux repas, Emma sombre dans ce que l’on pourrait appeler un rêve fantomatique. Elle a l’impression de voyager à travers le temps. Elle ne sait plus si c’est réel ou dans son imagination. Après tout, elle n’est pas une experte de l’après-vie et personne n’est présent pour lui expliquer comment cela fonctionne ni aucun mode d’emploi pour lui apprendre pas à pas les différentes étapes de l’au-delà. Elle ferme les yeux, et lorsqu’elle les rouvre, elle se rend compte qu’elle est plus âgée, devant une belle maison semblable à un manoir dont elle en a toujours rêvé. En campagne, loin de la grande ville, loin du bruit : la sérénité absolue. Assise sous un saule pleureur dans une chaise en fer forgé blanche, elle contemple sa vie, un livre ouvert posé sur la table. Trois jeunes enfants courent dans le jardin non loin d’elle. Le bonheur enchante cet instant magique. Emma se lève pour aller voir de plus près ces bambins tout heureux d’être là. Elle se surprend à éprouver de l’amour pour ces deux petits garçons et la petite fille qui les accompagne.
S’avançant vers eux, une petite voix s’adresse à elle et la surprend.
— Mamie, est-ce que tu nous as fait des crêpes aujourd’hui ?
— Comment m’as-tu appelé ?
— Mamie. Pourquoi tu ne veux plus qu’on t’appelle comme ça ?
— Si, mais où suis-je ?
— Chez toi, voyons. Tu as dû prendre un coup de chaud. Je vais chercher Papi.
— Papi ? Mais de qui tu parles ?
— De ton mari, tu l’as oublié ?
— Mon mari ? J’ai un mari ?
La petite fille part chercher le fameux grand-père, tandis que les deux garçons restent avec elle. Curieusement, elle sent leur chaleur tout comme la sienne. Chacun d’eux se serre avec affection contre elle et cela la rend bienheureuse.
Soudain, sortant de la maison, un homme fait son apparition. Son visage est difficilement distinguable, mais il a l’air charmant pour son âge. C’est alors qu’elle se réveille en sursaut, disparaissant de son monde de bonheur.
— Reviens !
— Calme-toi, Emma.
— Franck, c’est toi ? Je viens de faire un rêve magnifique.
— Un rêve ? Les fantômes rêvent ?
— Je n’arrive pas à comprendre, mais ça ressemblait plus à un voyage qu’à un songe, je ne sais plus. Que fait-on chez toi ? Où est Amélia ?
— Nous sommes rentrés et ça fait une semaine que tu dors.
— Tu me fais une blague ?
— Non, je suis très sérieux. Nous sommes allés chez ma sœur et tu t’es, en quelque sorte, endormie au salon. Je t’ai ramenée ici, t’ai installée sur le lit et depuis, tu n’as plus bougé. Je venais vérifier de temps en temps si tu respirais, et puis je me suis souvenu que tu ne respirais plus depuis ton décès. C’est bête, mais par moment, j’ai l’impression que tu es vivante.
La jeune femme ne sait pas quoi dire de cette dernière phrase, mais à ce moment précis, elle attrape le col de Franck et l’embrasse sans réfléchir ni se poser de questions. Surpris, il se retire soudainement au contact de ses lèvres froides.
— Emma, qu’est-ce qu’il te prend ?
— Désolée, je ne voulais pas… enfin si, mais non, mais…
— Il ne peut rien se passer entre nous, rien du tout.
— Pourquoi ?
— Parce que tu… parce que tu… tu es…
— Morte, c’est ça ?
— Je suis désolé.
Emma décomposée, perdue; explose de rage. Trop d’émotions accumulées, elle perd le contrôle sans crier gare. Les verres cassent, les meubles bougent, les fenêtres s’ouvrent violemment, semblables à une tornade traversant l’appartement.
— J’aurais dû avoir une vie, merde, et je ne l’ai pas, je ne l’ai plus. Fini ! En y réfléchissant bien, je n’ai jamais été aimé par personne. Tous les gens qui comptaient pour moi ne sont que des imposteurs sans amour. Mes parents, David, mes amies, et même toi, en qui je commençais à avoir confiance.
— Emma, ce n’est pas ce que tu crois.
— Tu viens de me rejeter, cela suffit à me faire comprendre que je suis de trop. Je ne peux même pas parler d’en finir avec tout ça, puisque quelqu’un s’en est chargé pour moi il y a deux ans.
— Emma, arrête ! Ça suffit de dire des choses pareilles.
— Non, Franck, je suis tellement en colère contre tout que la seule chose dont j’ai envie, c’est de me venger de tous ces gens.
— Ne fais pas ça, Emma, tu le regretterais.
— Je n’ai plus rien à perdre.
Emma disparaît après cette dernière expression, laissant l’appartement dans un état déplorable. Franck baisse les yeux, se sentant coupable de ce qui vient de se passer. Mais au lieu de commencer à ranger, il s’assoit sur le lit et commence à réfléchir. Il n’est pas en colère contre elle, il l’est contre lui.
Pendant ce temps, à l’autre bout de la France, se trouve un homme en pleine transaction financière.
— Vous verrez, monsieur Van Whisle, vous ne le regretterez pas. Cette maison est un bijou de technologie nouvelle.
— David, je suis sûr et certain de ne pas le regretter. Merci pour tout en tout cas. À ce prix-là, vous me direz, j’ai tout intérêt à être bien dans cette demeure lorsque j’y viendrai en vacances.
Derrière eux, une femme d’une colère féroce se manifeste. Avant que le client de David ne signe l’achat de la propriété, elle projette ses
pensées sombres en faisant s’envoler les feuilles sur le sol. David, surpris, se baisse en s’excusant pour ramasser les documents, mais une force le pousse en avant et il se cogne le visage contre un pied de la table.
— Oh, bon sang, David, vous saignez !
— Je me suis ouvert ? Toutes mes excuses, je ne sais pas ce qu’il s’est passé, monsieur Whisle, je reviens tout de suite.
David se rend dans une des salles de bain de la luxueuse maison. Il se regarde dans le miroir et constate les dégâts : une belle entaille surmontée d’un joli hématome en train d’apparaitre progressivement, sur l’arcade sourcilière gauche.
— Pff, juste maintenant, ce n’est pas de chance.
Il prend un mouchoir se trouvant sur le rebord du lavabo, se penche légèrement pour le mouiller, se relève pour voir son reflet et voit, l’espace de quelques secondes, Emma l’observant avec rage. Il a un mouvement de recul et manque de tomber une fois de plus. Le cœur battant, il se demande s’il n’a pas une hallucination et fixe une fois de plus la glace. Emma se tient toujours là, sauf qu’il se retourne et personne n’est derrière lui. De retour sur le miroir, plus personne n’est présent à part lui. La peur grimpe en flèche comme une inondation imprévue et c’est terrorisé qu’il rejoint son client. Après une brève discussion, monsieur Whisle prend congé, laissant David seul. Une fois la propriété fermée et sécurisée, il monte dans sa voiture, jette un œil au rétroviseur et aperçoit Emma assise sur la banquette arrière. Stoppant net le moteur, il sort précipitamment du véhicule. Il prend son téléphone et appelle Amélia. Par chance, elle décroche assez rapidement.
— Coucou mon chéri. Tout va bien ?
— Non, ça ne va pas ! Je sais que tu vas trouver ça complètement dingue, mais je crois avoir vu un…
— Un quoi ?
— J’ai tellement peur que tu me prennes pour un fou !
— Mais non, vas-y, qu’as-tu vu ?
— Mon ex-femme.
— …
— Amélia, tu es toujours là ?
— Oui, je suis là.
— Tu dois penser que je suis cinglé.
— Non, je ne pense pas que tu sois fou, mais raconte-moi comment cela s’est passé ?
David essaie de se calmer et raconte à sa future épouse ce qu’il lui est arrivé. Amélia réfléchit, secoue la tête et tente de trouver des mots réconfortants pour son compagnon.
— Je crois que tu es surmené, mon amour. Rentre à l’hôtel tranquillement, sans te soucier de ce que tu crois voir. Tu étais sur la côte la semaine dernière et tu y es retourné cette semaine encore. Va te reposer. D’accord ?
— Tu as probablement raison, le surmenage n’est pas bon. Merci, je me sens mieux de t’avoir parlé. Je t’aime et je serai à la maison demain soir. Bisous.
Il raccroche plus serein que dix minutes auparavant. Remonte dans sa voiture, démarre et évite précautionneusement de regarder le rétroviseur.
De l’autre côté de la France, Amélia raccroche avec David et compose un autre numéro.
— Oui, Amélia, que se passe-t-il ?
— Franck, nous avons un sérieux problème.
— C’est Emma, c’est ça ?
— Je viens d’avoir David au téléphone et au vu de ce qu’il vient de me raconter, elle est avec lui.
— Oh bordel ! Un fantôme en colère, c’est une catastrophe.
Retour dans le sud, David est rentré à l’hôtel. Pas de manifestation sur le chemin, il se dit qu’Amélia a raison, il doit se reposer. Ayant commandé son repas et se faisant livrer à sa chambre, il profite de ce temps pour aller prendre une douche bien méritée. Mais alors qu’il allume l’eau chaude et qu’il s’y glisse dessous, l’eau froide prend le relai assez rapidement.
— Putain ! Mais c’est glacé !
Il essaie de fermer le robinet, mais c’est peine perdue. L’eau coule sans possibilité de la stopper. Sortant immédiatement, de la buée s’est installée sur la vitre de séparation et un mot apparaît : traitre.
Sans savoir pourquoi, il s’avance directement vers le miroir, comme s’il savait instinctivement que la réponse à ses tourments s’y trouve. Il essuie la vapeur qui s’est installée avec sa main et ouvre les yeux, stupéfait d’y voir une nouvelle fois Emma, seulement il ne se retourne pas, sachant qu’elle va disparaitre. Il décide donc de puiser tout le courage dont il est capable et lui adresse la parole.
— Que veux-tu, Emma ?
Elle remue les lèvres, mais aucun son ne sort. David n’est pas médium, il doit se contenter de lire sur ses lèvres avec beaucoup d’attention.
— Je ne t’entends pas ! Que veux-tu ?
Toujours en lui lançant un regard menaçant, elle disparait lentement, telle la brume matinale. David est encore plus pétrifié, il décide de lui parler en ignorant si elle l’entend ou pas.
— Emma, qu’est-ce que tu me veux ? Je ne sais pas pourquoi tu apparais soudainement, mais je veux que tu saches que j’ai refait ma vie depuis ton décès et que je mérite ce bonheur. C’est une femme merveilleuse. Tu devrais être heureux pour moi, tu ne crois pas ?
La sonnerie d’un texto qui vient d’arriver retentit. David se précipite pour le lire et quelle n’est pas sa surprise lorsqu’il voit un numéro d’une longueur incroyable s’afficher, mais le plus troublant, c’est le message lui-même qu’il s’empresse de lire :
« Pourquoi ? »
Il relève la tête et cherche à savoir si elle est encore là ou non. On toque à sa porte, il sursaute brusquement et demande qui est-ce ? La voix de l’autre côté » lui dit que c’est le service de livraison qui lui apporte son repas.
— Un instant, je vous ouvre.
Il enfile des vêtements rapidement et récupère son plateau. S’installant à la table de sa chambre, il découvre ce qu’il va manger. Sa joie est de très courte durée. Alors qu’il va chercher son téléphone, son assiette se lève et se projette sur lui. Il a juste le temps de l’esquiver, mais il ne lui en faut pas plus pour déguerpir à la hâte. Il remballe toutes ses affaires dans sa valise et fuit rapidement les lieux, ne sachant pas s’il va pouvoir être tranquille ou non avec un fantôme à ses trousses.
Chapitre 9
Cela fait une dizaine de jours que David est rentré chez lui. Hélas, cela fait aussi dix jours qu’Emma en a après lui. Mais elle est loin d’être stupide et commet ses méfaits lorsque Amélia n’est pas dans les parages, de façon à ne pas être vue. Le trentenaire n’ose pas raconter tout ce qui lui arrive, pensant devenir fou, mais sa future épouse n’est pas dupe et voit bien la nervosité et la paranoïa s’emparer de lui. Plusieurs fois, elle a tenté de communiquer avec Emma, mais sans surprise, celle-ci ne lui répond pas et ne se matérialise pas devant elle. Même son Franck n’y parvient pas et cela leur fait peur. Un vendredi soir, la jeune femme décide de confronter son futur mari pour une discussion sérieuse.
— David, il faut que nous parlions !
— Tu veux discuter du mariage ?
— Non ! De quelque chose qui t’arrive et que tu ne peux plus ignorer.
— De quoi veux-tu parler ?
— D’Emma.
L’homme se fige à l’évocation de ce prénom et en transpire d’angoisse. S’il ne veut pas en parler, son corps se charge de transmettre le message à sa place.
— Pourquoi parlerions-nous d’elle ?
— Parce que c’est le problème qui te poursuit, n’est-ce pas ?
— Mais… non… qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Ta réaction seule me suffit. Tu dors très mal depuis que tu es rentré de la côte d’azur, tu es tout le temps agité et sur le qui-vive. Il va falloir que tu craches le morceau, sinon tu vas finir en hôpital psychiatrique pour dépression sévère.
— Amélia, tu ne vas plus vouloir de moi si je te dis la vérité.
— Ça m’étonnerait !
David réfléchit un instant, se sert une tasse de café, s’assoit sur la chaise du comptoir de la cuisine et baisse la tête. Amélia la lui relève tendrement et constate qu’il a les yeux rouges.
— Mon chéri ? Tu es mal à ce point ?
— Tu n’as pas idée.
— Je te promets que je ne te jugerai pas. Nous allons nous marier, nous sommes censés nous faire confiance, alors vas-y, parle-moi, je t’en prie.
— Je crois que je suis poursuivi par un fantôme.
— Continue.
— Je me trouvais à la villa avec monsieur Van Whisle, lorsque certaines choses curieuses ont commencé à se faire. Ensuite, il y a eu l’assiette à l’hôtel, puis mon siège qui n’arrêtait pas d’être secoué dans le train. Chaque fois que je me regarde dans le miroir, elle apparaît et me jette un regard noir. On dirait un démon prêt à me dévorer. Puis au travail, ça devient difficile, car lorsque je suis au téléphone, j’entends des grésillements alors que tout fonctionne correctement. L’autre jour, je rédigeais un contrat de location et mon clavier s’est mis à écrire tout seul un texte qui n’avait rien à voir avec le sujet.
— Qu’est-ce que c’était comme texte ?
— J’étais effrayé de ce qu’il y avait d’écrit. Et puis un texte qui s’écrit tout seul, ce n’est pas normal, tu en conviens ?
— Je vois tout à fait, mais qu’est-ce qu’il y avait d’écrit ?
— Regarde.
— Tu l’as imprimé ?
— Oui, j’ai l’impression de sombrer dans la folie. Tiens, voilà la feuille.
« J’aurais aimé ne jamais te rencontrer, pourquoi m’avoir trahi comme ça ? » Traître, traître, traître !”
— Et tu penses que c’est Emma ?
— Catégoriquement, mais pourquoi parle-t-elle de trahison ? Je ne l’ai jamais trompé pourtant !
— David, crois-tu aux médiums ?
— Non, ce ne sont que des charlatans.
— Il va bien falloir que tu ouvres un peu plus ton esprit, mon amour. Tu as un fantôme qui te hante et tu ne crois pas aux médiums ?
— Ça semble tellement irréel. Enfin, dis-moi, une fois que tu es mort, c’est fini, il n’y a plus rien, non ?
— Ce n’est pas tout à fait comme cela que ça marche.
— Il m’en faut plus, explique-moi s’il te plait.
Amélia se lance dans une conversation qu’elle n’avait jamais eue auparavant avec David. Elle se livre en lui exposant son don médiumnique et sa capacité à ressentir la présence d’esprits dans un lieu. Qu’elle est capable de communiquer avec certains d’entre eux et peut leur permettre de passer de l’autre côté, dans le royaume des morts. Son futur mari est perplexe et doute tout de même de ses propos.
— Tu veux me faire croire que tu peux voir et entendre les soi-disant revenants ? Pas toi, s’il te plaît, une jeune femme magnifique, intelligente et cultivée, ne me dis pas que tu crois à ces conneries ? Je pense que je vais aller faire un bilan psychologique chez un spécialiste et il le dira de quoi il en retourne, c’est tout.
— Tu vois bien qu’il est idiot cet homme-là !
— Je ne te le fais pas dire.
Emma vient d’apparaître derrière Amélia et soutient ses propos. Celle-ci se retourne et observe la défunte, qui ne ressemble pas à l’Emma habituelle. Elle est plus sombre, plus en colère, a des cernes sous les yeux qui sont rouges et est habillée de façon gothique, telle la sorcière belle et sexy des jeux vidéo.
— Qu’est-ce que c’est que cette tenue ? Et depuis quand les fantômes ont des cernes sous les yeux ?
— C’est juste un style, puisque je peux faire ce que je veux et m’habiller comme j’en ai envie. L’avantage, c’est que ça ne me coûte pas un seul sous.
— Mais à qui parles-tu ?
— À Emma qui vient d’entrer dans cette pièce.
— Je n’arrive pas à y croire, si elle est bien ici, il va falloir me le prouver. Je t’aime, Amélia, de tout mon cœur et je te fais confiance, mais le doute est là, alors je veux une preuve.
— Dis-lui que c’est un gros con !
— Je ne peux pas lui dire ça. Quelque chose qui ne concerne que vous deux et dont je ne serais pas au courant.
— Ça va être compliqué, vu que vous êtes ensemble depuis deux ans et qu’il a dû te raconter beaucoup de choses. Demande-lui, puisque monsieur a l’air de faire le malin.
— Très bien. David, donne-moi un renseignement que seule Emma connaissait et que j’ignore totalement.
Le trentenaire est dubitatif, mais se prête au jeu. Il aime d’un amour profond et sincère Amélia et ne veut absolument pas la perdre, et n’est pas très à l’aise à l’idée d’évoquer ses souvenirs d’avec son ex-femme. Néanmoins, Amélia ne compte pas en rester là, Emma non plus d’ailleurs. Après une longue réflexion, l’homme de 34 ans pose enfin une question et demande ce qu’Emma a fait graver dans son alliance avant leur mariage.
— Dans la mienne, il y avait écrit Roméo et dans la sienne Juliette.
Amélia retransmet les paroles et David ne semble pas convaincu, car pour lui, si elle a vu son alliance et qu’elle y a vu le mot « Juliette », elle a pu déduire que « Roméo » était inscrit sur l’autre. Il va falloir que la jeune femme se montre plus convaincante. Emma est agacée, mais comprend. Elle qui était aussi rationnelle que lui, c’était un de
leurs rares points communs. David cherche en lui un détail, une
question, un infime souvenir qu’ils auraient partagé sans qu’Amélia ne puisse être au courant. Il pense à une chose, mais hésite quelques instants, se demandant ce que sa bien-aimée pensera de lui après ça.
— Demande à Emma ce qu’elle m’a dit juste après avoir fait l’amour pour la première fois, s’il te plaît.
Cette question ne plait guère à Amélia, mais elle est résolue à prouver ses capacités à son compagnon. Elle tourne le visage vers Emma, mais celle-ci a disparu, laissant la médium sans ressource ni preuve.
— Elle est partie.
— C’est pratique.
— Arrête, David, ce n’est pas drôle.
— Je veux vraiment te croire, mais je n’y arrive pas. Mes parents n’ont jamais voulu croire à des choses pareilles et lorsqu’ils sont morts…
Il s’arrête de parler en repensant au terrible souvenir de leur décès dont il n’a jamais confié le moindre détail à personne, puisqu’il s’agit d’un événement tragique et soudain.
— Tu sais quoi ? Je vais me coucher et demain, ça ira mieux. Une bonne nuit de repos me fera le plus grand bien. Tu viens aussi ?
— Non, je vais faire encore un peu de rangement.
— Tu es fâchée ?
— Non, juste déçue que tu ne me crois pas. Un couple est basé sur la confiance et tu viens de me prouver que nous n’avons pas encore mis tout sur la table. Nous avons encore du chemin à faire si nous voulons que notre mariage fonctionne.
Le trentenaire s’en veut à lui-même de décevoir sa compagne. Il monte lentement les marches d’escaliers, revoyant progressivement les images du décès de son père et de sa mère défiler dans son esprit. Il est curieux que ce qui lui arrive à cause d’Emma rouvre une blessure qui ne s’était jamais vraiment refermée.
Amélia n’a pas le courage d’être près de David tout de suite. Elle s’assoit au comptoir et regarde ses réseaux sociaux sur son portable, lorsqu’elle sent un courant d’air frais dans son dos.
— Tu es revenue ? Ça aurait été bien si tu étais resté là il y a quelques minutes.
— Je suis désolée, mais je ne contrôle pas toujours mes déplacements.
— Ah bon ? Où es-tu allée alors ?
— Par moment, je me retrouve à un endroit auquel je pense.
— Donc, l’espace d’un instant, tu peux partir à l’autre bout de la terre si j’ai bien compris ?
— En quelque sorte, mais là n’est pas le sujet. Où est l’autre
andouille ?
— L’autre andouille, comme tu dis, est allée se coucher. Pourquoi tu le fais tourner en bourrique comme ça ? Qu’est-ce que cela t’apporte ?
— Je veux me venger de lui et de tous les autres. J’en ai assez de toutes ces mièvreries, de la vie merveilleuse que tout le monde a pu continuer à avoir, et pas moi.
— Emma, es-tu consciente que nous n’y sommes pour rien ? Je ne crois pas.
— C’est injuste ! J’avais juste 29 ans, merde ! Et puis, je découvre que je ne manque à personne. Même pas à mes parents ! Ma tombe est immonde en plus. Jusque dans la mort, personne ne m’aura écouté, personne ne se sera soucié de ce que j’aimais vraiment dans la vie.
— Emma, ça me fait une peine immense pour toi, sincèrement, mais tu ne peux plus faire grand-chose et David mérite de vivre sa vie, tout comme moi, mon frère et plein d’autres personnes.
— Je sais, mais c’est plus fort que moi. J’ai une telle colère à l’intérieur de mon être que parfois, je perds le contrôle et je deviens une sorte de démon. Je t’avouerai que ça me fait peur.
— Je te comprends, plus que je ne le voudrais, mais je n’aimerais pas être à ta place. Je te plains sincèrement.
Pour la première fois de son existence, Emma ressent de la reconnaissance envers quelqu’un. Amélia, grâce à sa compassion et sa gentillesse naturelle, montre que certaines personnes peuvent comprendre des situations même si elles ne les ont jamais vécues. C’est donc cela, l’empathie, se demande la défunte ? Une nouveauté à laquelle elle n’avait jamais été confrontée.
— Emma, il se fait tard, je vais dormir. S’il te plaît, au moins pour cette nuit, laisse David tranquille. Hors de question qu’il lui arrive malheur parce qu’il s’est assoupi au volant ou je ne sais quoi. Je t’en supplie, je sais que nous ne sommes pas amies, mais peux-tu faire ça pour moi ?
— Je peux faire ça pour l’instant. Uniquement parce que tu viens de me le demander et que nous avons discuté calmement. Mais David a des côtés sombres parfois. C’est juste qu’il sait très bien les dissimuler derrière des sourires et des rires.
— Qu’est-ce que tu veux dire par côtés sombres ?
— Il fait des cauchemars, n’est-ce pas ?
— Oui, comme beaucoup de monde.
— Non, chez lui, ce sont des terreurs nocturnes.
— Jamais je ne l’ai vu se lever en sursaut ou transpirant.
— C’est parce qu’il le cache très bien.
— Il ne m’en a jamais parlé, et toi, il te l’avait dit ?
— Oh non, surtout pas. Mais je n’ai jamais été une grande dormeuse et en vivant avec lui, j’ai fini par me rendre compte que quelque chose clochait. Mais je n’ai jamais réussi à lui faire cracher le morceau, il niait sans arrêt, mettant cela sur le dos d’une crise de somnambulisme ou de stress. Pourtant, je suis certaine que c’est la cause d’une grande souffrance psychologique très profonde liée à ses parents.
Amélia regarde Emma complètement abasourdie par ce qu’elle vient d’entendre. Elle, si égoïste, a l’air de se soucier de son ex-mari avec toute la sincérité du monde. En y réfléchissant, elle commence à voir de bons côtés chez elle. Peut-être la mort l’aura-t-elle assagie ?
Elle profite de cet élan de générosité pour lui poser des questions. Probablement en apprendra-t-elle plus sur l’homme qu’elle va
épouser ?
— Dis-moi, que sais-tu de ses parents que j’ignore ?
— Il ne t’en a jamais parlé ?
— Jamais. Il me dit toujours qu’ils sont décédés et qu’il préfère ne pas y penser. Puis, il change de sujet aussitôt.
— En toute honnêteté, je ne sais que très peu de choses sur eux. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il venait d’avoir 24 ans et était déjà très autonome et débrouillard. Lors de notre mariage, la seule famille qui est venue pour lui, ce sont quelques cousins, un oncle et une tante du côté de sa mère, et c’est à peu près tout.
— Je me rends compte que je ne connais personne de sa famille. Même pas cet oncle et cette tante. Tu te rappelles leur nom de famille ?
— Laisse-moi réfléchir… Je crois que c’était Roselyne et Alberto Bertulli. C’est ça. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.
— Si tu as la capacité de te déplacer où tu veux, tu pourrais peut-être les trouver ?
— Pas faux. Tu veux que j’y aille maintenant ?
— Tu n’as plus sommeil, il me semble ?
— Non, mais mon énergie s’épuise et après, je mets des jours terrestres à m’en remettre.
— S’il te plaît, fais ça pour moi, tu veux bien ?
Emma réfléchit et accepte sous conditions.
— D’accord, mais tu peux faire quelque chose pour moi en échange ?
— Fais ta proposition, je verrai ensuite.
— Tu pourrais refaire la déco de ma tombe ?
— Pardon ? Mais qu’est-ce que c’est que cette demande ?
— Je déteste ce qui a été fait sur la sépulture. J’ai une sainte horreur des tulipes et puis toutes ces plaques ne sont finalement que des mensonges. Comme tu es décoratrice, tu es la mieux placée pour refaire le design de mon emplacement au cimetière. Je t’aide à rechercher la famille de David et toi, tu embellis ma dernière demeure. Marché conclus ?
— C’est ahurissant comme demande, mais j’accepte, c’est de la folie, mais c’est oui.
— Parfait, alors on se revoit d’ici à une heure.
Elle disparait soudainement. Amélia n’en revient toujours pas de la tournure de la soirée. De haine viscérale envers Emma, la voilà qui lui demande de l’aide et l’autre qui accepte avec une condition farfelue, mais intéressante pour la jeune femme. Elle profite de l’absence de celle-ci pour aller prendre une douche et revient dans sa cuisine pour se préparer une tisane. Elle sursaute en sentant le courant d’air frais brutal sur sa gauche. En se tournant vers Emma, elle s’aperçoit que la jeune défunte a l’air inquiète.
— Que se passe-t-il ? Tu les as trouvés ?
— En me concentrant pour les chercher, je me suis retrouvé dans un petit jardin et ce n’est pas une bonne nouvelle.
— Pourquoi ? C’est quel genre de jardin ?
— Le jardin des souvenirs de la ville d’Avignon près du crématorium. Ils sont morts tous les deux et j’ai atterri là où leurs cendres ont été éparpillées. Nous n’aurons aucune information supplémentaire ce soir.
— Je suis dépitée, mais tu as essayé, c’est l’essentiel. Merci Emma. Je cale la décoration de ta tombe la semaine prochaine.
— Laisse tomber, c’était une blague.
— Je vais le faire. Curieusement, ça me fait plaisir, et pourquoi ne pas utiliser l’idée pour développer mon activité professionnelle ? C’est assez innovant comme projet, tu ne trouves pas ?
— J’ai toujours eu des idées fabuleuses.
Les deux femmes rient de bon cœur. Qui l’aurait cru ? Amélia finit par aller au lit tandis qu’Emma décide de se rendre dans son ancien appartement. Elle se retrouve directement au milieu de son ancien salon. Il y a très peu de meubles et aucune personnalisation. Les murs sont blancs et les volets fermés. Il n’est peut-être pas occupé, se dit-elle. Elle profite de faire le tour, puisqu’il est quasiment vide à première vue. Personne dans la cuisine qui n’a pas changé depuis deux ans, la salle de bain est toujours la même et la première chambre n’a plus aucun mobilier. La deuxième, en revanche, contient un bureau, deux ordinateurs et beaucoup de dossiers.
— Pas très intéressant tout ce bric-à-brac, il n’y a personne, autant aller ailleurs. Mais j’y pense, j’avais caché une jolie petite somme d’argent dans un des murs. Est-ce que cela a été modifié ? Quelle dinde suis-je ? Si j’avais su, je les aurais placés à la banque.
En allant dans la petite buanderie, elle remarque que rien n’a été déplacé ni bougé. Son électroménager est toujours en place, ce qui semble assez étrange, mais à Paris, les gens vont et viennent. Peut-être que la personne qui vit ici est en train d’emménager ? En se rapprochant, le petit carreau en porcelaine n’a pas été déplacé depuis son décès. Elle se penche et passe à travers le mur. La somme d’argent est toujours là, cachée dans un sachet en plastique. C’est extraordinaire, mais il ne sert à rien ce pognon là où il est et je ne peux même pas le prendre, se dit Emma. Finalement, elle renonce et se fait la réflexion que cela n’a plus d’importance puisqu’elle est morte. Elle retourne au bureau et continue d’observer ce qui se trouve sur le dessus. Son instinct et sa curiosité la poussent à lire attentivement ce que contiennent ces documents. Des contrats d’achats immobiliers, des actes notariés, des extraits de comptes bancaires. La personne à qui appartient son ancien logement à l’air d’être bien assise financièrement. Elle perd son sourire lorsqu’elle voit sur différents
courrier non-ouverts, le nom d’une personne qu’elle connaît bien. Mais ce qui l’intrigue, c’est la raison pour laquelle, il a installé un bureau dans ce logement. Il a largement les moyens d’être dans un autre endroit bien mieux placé et plus visible pour ses clients. Est-ce qu’Amélia est au courant ? Pourquoi aurait-il aménagé cet appartement ? Y’aurait-il anguille sous roche ? Cet homme ne tremperait-il pas dans des magouilles plus ou moins légales ?
-David, tu vas nous devoir des explications !
Chapitre 10 : Peur
— Qu’est-ce que tu veux dire par : c’est David qui a racheté ton appartement ?
— Puisque je te le dis. Il y a un bureau, quelques affaires et beaucoup de documents. Les lettres que j’ai trouvées lui sont adressées.
— Je n’arrive pas à y croire. Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé ? Si on ne se dit pas clairement les choses et si les secrets commencent à envahir notre couple, il est inutile de se marier.
— Ce n’est pas faux. Bien que cela me ferait très plaisir que votre histoire se termine, je n’aime pas les cachoteries non plus.
— Merci Emma pour ses mots encourageants.
— Mais de rien.
— C’était ironique.
Les deux femmes poursuivent leur conversation dans le plus grand des calmes. Amélia est tout de même perturbée par ce qu’Emma vient de lui révéler, mais décide de ne pas confronter David immédiatement. Elle compte lui laisser une chance de s’expliquer plus tard, lorsque la tension entre eux sera moins présente. Elle ne cherchera non plus à le convaincre que ses dons de médium sont réels et pas une affabulation ridicule pour attirer l’attention, préférant se concentrer sur des actes plus concrets comme l’organisation de son mariage et la cohabitation actuelle avec le fantôme de l’ancienne compagne de son fiancé. Chaque chose en son temps, lui disait sa grand-mère.
— Maintenant que tu es au courant pour mon ancien logement, que vas-tu faire ?
— Rien, je le confronterai le moment venu. Par contre, je me demande ce que toi tu vas faire ?
— Je ne sais pas. Je vais peut-être surveiller David.
— Laisse-le, s’il te plaît.
— Pour quelle raison ? Je dois bien m’occuper, je n’ai rien d’autre à faire.
— Tu peux faire des choses constructives. Tu n’as pas une soi-disant mission ?
— …
— Détends-toi, c’est mon frère qui me l’a dit.
La défunte repense à Franck dans l’instantané de la phrase d’Amélia. Elle n’a plus revu le jeune homme depuis l’incident du baiser et le regrette. Elle doit bien l’admettre, il lui manque plus qu’elle ne veut l’admettre. Mais étant assez orgueilleuse même dans la mort, elle se résout à mettre ce sentiment de côté pour l’instant.
— Dis-moi, Amélia, tu ne connaitrais pas quelqu’un qui pourrait m’en dire davantage sur mon blocage sur terre ?
— Laisse-moi réfléchir, si j’ai entendu parler d’un gars qui tire les cartes et voit dans les âmes. Tu veux que je le contacte ?
— Pourquoi pas ? Je dois faire quelque chose pour pouvoir passer de l’autre côté, mais ce n’est pas assez clair pour moi.
— Très bien, je vais voir ce que je peux faire. Je vais passer des coups de téléphones et on verra si je peux obtenir un rendez-vous assez rapidement. Je te laisse, je dois aller chez une cliente. Je serai absente toute la journée.
— Ça marche. À plus tard.
Emma se sentant subitement seule, prend la décision de suivre David. Elle se concentre et disparaît pour réapparaitre dans une sorte de salle d’attente qui n’a rien à voir avec un cabinet médical ou des bureaux administratifs. C’est très coloré avec une musique très zen. Elle observe les lieux et aperçoit David, assis dans un coin, l’air assez mal à l’aise, se rongeant les ongles frénétiquement. Il ressemble à un petit enfant horrifié d’aller chez le dentiste. Elle s’approche de lui et se rend compte qu’il transpire et qu’il pleure. Horreur, se dit-elle, mais qu’est-ce qu’il lui arrive ?
À ce moment précis, elle n’a pas envie de le tourmenter. Elle éprouve une drôle de sensation et n’a qu’une envie : le prendre dans ses bras pour le réconforter. Jamais au grand jamais pareille émotion n’était venue ébranler Emma. Serait-ce qu’elle se mette à changer sans s’en rendre compte ? Une femme sort par une porte et appelle David. Elle est vêtue d’une robe fleurie, doit être dans la cinquantaine et porte une amulette autour de son cou. Elle invite l’homme à la suivre. Il se lève en tremblant légèrement et la suit. Emma leur emboite le pas, mais passe difficilement l’encadrement de la porte, se sentant retenue par une force invisible. Elle se retourne et voit un être lumineux derrière elle. C’est lui qui la retient et l’empêche d’entrer.
— Qui êtes-vous ?
— Quelqu’un qui ne te veut pas de mal, mais qui doit te prévenir que si tu entres là-dedans, plus rien ne sera comme avant.
— Je ne comprends rien à ce charabia.
— Emma, il faut que tu comprennes que tu prends beaucoup trop de liberté avec tes nouvelles capacités.
— Pardon ?
— Nous t’observons de là-haut, et je peux te dire que certaines des choses que tu fais ne vont pas dans le bon sens.
— Je n’ai pas le droit d’entrer si je comprends bien ?
— Quelles sont tes intentions ?
— Je veux savoir ce que je dois faire pour pouvoir accéder à l’au-delà, pour franchir ce fichu portail.
— Déjà, avec ce genre de discours, c’est mal parti.
— Alors que va-t-on faire ? Nous allons rester ici, papoter de la pluie et du beau temps ?
— J’ai mieux à te proposer. Prends ma main et viens avec moi.
Un peu réticente, mais n’ayant pas d’autres possibilités, Emma donne donc sa main et ils disparaissent comme une vapeur légère dans la brise du soir.
L’être de lumière et notre défunte se retrouvent devant les restes d’une maison. À première vue, un incendie a œuvré en ces lieux, il y a plus d’une dizaine d’années au moins ; la végétation ayant pris possession des lieux depuis longtemps.
— Où sommes-nous ?
— Je te laisse le découvrir toute seule. Tu as acquis très rapidement les capacités qui incombent à un être tel que toi, donc tu peux aisément rechercher toutes les informations dont tu as besoin pour savoir où nous sommes et surtout chez qui nous sommes. Bonne chance.
— Vous ne m’en direz pas plus si je comprends bien ?
— Non.
— D’accord, c’est parti alors.
Elle s’approche de la porte et y passe à travers, se retrouvant dans une entrée des plus classiques : un long couloir où au bout se trouve un escalier avec quelques marches en moins, à droite la cuisine et à gauche, ce qu’il reste d’un salon et d’une salle à manger. Bien entendu, l’incendie a emporté pas mal d’objets, assombri le sol et noirci les murs, mais on distingue encore quelques meubles ayant refusé de se laisser consumer par les flammes. Inutile de préciser que même pour un fantôme, le lieu fait froid dans le dos. Emma pénètre chacune des pièces, sachant que si quelque chose vient à s’écrouler, elle ne risque absolument plus rien. Une fois le tour du rez-de-chaussée effectué, elle attaque le premier étage, flottant au-dessus
des marches. La rampe n’est plus qu’un souvenir et seul reste un unique pilier qui devait retenir la rambarde. Le haut est dans un état de dégradation encore pire que celui du bas. La défunte pense que l’incendie a dû démarrer de cet étage. Elle compte ce qui devait être autrefois des portes et il y a, à première vue, six pièces. Elle pénètre dans la première et c’est une chambre parentale. Tout y est consumé, mais des traces subsistent malgré le temps. Elle s’approche de ce qu’il reste d’un lit, approche sa main et soudain est prise d’un
engourdissement, de la même façon que si elle portait un poids équivalent à dix kilos au bout de ses doigts. Comment est-ce possible ? S’interroge-t-elle. Je suis morte, je ne devrais pas avoir ce genre de sensation.
Elle recommence et des images défilent devant ses yeux comme si elle venait de voyager dans le passé, devenant spectatrice du carnage qui a tout détruit dans cette maison. Ayant peur, elle pense à l’extérieur et réapparaît près de l’être de lumière qui est toujours là à l’attendre.
— Déjà revenue ?
— C’est horrible.
— Je sais.
— Que s’est-il passé ? J’ai vu des images ou plutôt, je me suis retrouvé dans l’incendie. Je le voyais comme si j’y étais. Je n’ai pas aimé ce que j’ai ressenti.
— Je comprends.
— Pourquoi m’avoir amené ici ?
— Ce n’est pas anodin comme choix.
— Je ne comprends toujours pas ce que vous dites, mais j’imagine que je dois savoir exactement ce qu’il s’est passé ici, n’est-ce pas ?
— Tout à fait. Je suis impressionné, pour quelqu’un qui ne comprend pas, tu as vite analysé ce que nous te demandons.
— Comment ça, nous ?
— Tu sauras tout en temps et en heure, mais pour le moment, ta tâche consiste à ce que tu viens de me dire.
— Et vous ne me donnerez pas plus de détails, si j’ai bien compris ?
— Exactement. Cela dit, tu viens de découvrir que tu as acquis une nouvelle capacité.
— Ce n’est pas faux, mais ce n’était pas très agréable.
— Cherche et analyse ce qui est arrivé dans cette maison et tu pourras poursuivre ton chemin vers l’accès au portail de l’au-delà. Plus tu te mettras à la place des autres et plus ta mission s’accomplira.
— Donc, la priorité, c’est cette baraque. C’est ça ?
— Oui.
— Et je dois m’en occuper, sinon, adieu l’accès à l’autre monde.
— Disons que si tu n’effectues pas le travail que nous t’avons demandé, tu resteras une âme errante qui petit à petit perdra son humanité.
— Comment ça, mon humanité ?
— Pour faire simple, lorsque quelqu’un meurt, son enveloppe charnelle reste sur terre. En revanche, son énergie pure, c’est-à-dire son âme, retourne dans l’autre monde. Si la personne a retenu les leçons de vie, apprit de ses erreurs et fait acte de repentance, elle peut avoir accès au portail. Dans le cas contraire, elle est renvoyée, comme c’est ton cas à toi. Si la personne reste sur terre, mais ne corrige pas ses méprises, elle devient juste une âme errante, perdant ses capacités et étant piégée dans un seul et même lieu pour toujours.
— Définitivement ?
— Oui, sauf lorsque des êtres humains dotés de dons spécifiques leur ouvrent le chemin pour rejoindre l’autre monde. Mais dans ce cas-là, ce sont des âmes en souffrance qui arrivent dans notre monde et cela prend énormément de temps pour les remettre sur pied. Les douleurs éprouvées sont atroces pour faire renaître la lumière en eux. C’est une véritable torture, je ne te recommande pas cette option.
— Et une fois que cette mission accomplie, je vais pouvoir partir d’ici ?
— Je te l’ai dit, tu sauras tout en temps et en heure. Lorsque le moment sera venu, nous viendrons te chercher.
— D’accord. Vous savez ce qu’il s’est passé ici ?
— Bien sûr que je le sais, mais évidemment, ce n’est pas mon chemin, c’est le tien. C’est à toi qu’incombe ce travail.
— Je ne connais personne qui habitait là.
— Tu en es bien sûre ?
— Certaine.
— Je ne m’avancerais pas trop vite sur cette affirmation si j’étais toi.
— Puisque je vous dis que…
Emma se retourne et l’être de lumière a disparu en un millième de seconde, laissant notre défunte avec plus de questions que de réponses. Néanmoins, son nouvel objectif est de chercher l’histoire tragique dont a été victime cette demeure. Elle prend la décision de s’y prendre dès le lendemain, car elle a besoin de réfléchir au calme pour mettre au point une stratégie et éventuellement de faire des recherches sur internet pour savoir s’il existe des articles de journaux relatant du drame. Mais pour utiliser un ordinateur, elle ne peut se rendre qu’à un seul et unique endroit : chez Franck. La jeune femme repense à la dernière fois où ils se sont vus et elle n’est pas fière. Elle ferme lentement les yeux, se concentre sur l’appartement et disparaît aussi soudainement qu’une étincelle jaillissant d’une allumette.
Réapparaissant sur le seuil de la porte d’entrée, elle entend deux voix : celle de Franck et celle d’une femme. Déçue, elle hésite entre repartir ou rester sur place. Se rendre chez Amélia ? Non, elle est absente. De plus, elle lui a fait la promesse de laisser David tranquille pour le moment, mais ce n’est que provisoire, la rancœur qu’Emma à envers lui est tenace. Ce n’est que partie remise, se promet-elle. Des bruits de pieds de chaises qui frottent le sol retentissent, Franck et l’autre personne viennent de se lever. Ils s’avancent vers la défunte qui tente de se cacher, mais se souvient que seul le jeune homme et sa sœur jumelle peuvent la percevoir. Elle prend la décision de rester là où elle est et s’appuie contre le mur opposé à la porte, attendant que Franck la remarque en passant. Comme elle l’avait deviné, c’est bel et bien une voix de femme qu’elle entendait. Celle-ci se dirige vers la sortie. Le jeune homme a l’air de sourire en accompagnant cette personne et lève soudainement la tête, s’apercevant qu’Emma est là. Son visage affiche un air déconcerté qui n’a ni l’air heureux ni malheureux de la voir. Son rictus s’efface pour laisser place à l’interrogation.
— J’ai passé un bon moment, merci pour le thé. J’aimerais vraiment te revoir. Quand est-ce que cela serait possible ?
— Je ne sais pas, je te tiendrai au courant de mes disponibilités en fonction de mon planning.
— Rapidement, hein ? Tu as intérêt à ne pas me faire faux-bond, je compte sur toi.
— Bien entendu, je suis un homme de parole.
— Je m’en doute.
La femme en question s’avance vers Franck pour l’embrasser, mais il n’est pas très à l’aise à l’idée qu’Emma voit cela, d’autant qu’elle ne se trouve qu’à quelques centimètres de lui. Au moment de toucher ses lèvres, il tourne le visage et sa bouche entre en contact avec sa joue. La petite demoiselle est surprise, légèrement frustrée, mais se retient de lui faire une réflexion. La défunte est impressionnée de voir cette femme rester aussi calme et posée. Un homme lui aurait fait un coup pareil lorsqu’elle était encore en vie, il se serait pris sûrement une réflexion bien grinçante qui l’aurait scotché sur place, tel le pieux dans le cœur d’un vampire. L’invitée de Franck s’en va. Il referme la porte, tourne les yeux vers Emma, se dirige vers elle et la prend dans ses bras. La jeune femme est stupéfaite de ce qui est en train de se passer. Jamais elle n’aurait imaginé qu’en la voyant, la première chose qui lui vienne à l’esprit, c’est de l’étreindre. Elle lui rend son étreinte et réalise qu’il lui a véritablement manqué. Curieusement, avec lui, elle est capable de sentir sa chaleur, sa peau, ses cheveux. Elle ne sent plus aucune parfum, mais elle peut aisément l’imaginer. Une fragrance fraîche et fleurie, lui procurant un charme supplémentaire.
Il la relâche doucement tout en ne la perdant pas de vue.
— Je suis sincèrement désolé, Emma, pour la dernière fois.
— De quoi parles-tu ?
— Eh bien, tu m’as presque embrassé et je me suis écarté assez brusquement. Tu t’es fâché et tu es parti. Je m’en veux terriblement. Sache juste que j’ai été surpris, c’est tout.
— C’est bon, je ne suis plus en colère. D’ailleurs, c’était ridicule de ma part, tu es vivant et moi pas, donc ce n’est plus la peine d’évoquer le sujet.
— Emma, pour moi, tu es plus vivante que jamais, tu entends ?
— Ne me dis pas des choses pareilles, s’il te plait ! Ne me donne pas de l’espoir, là où il n’y en a plus. Tu veux bien ?
— Je te le promets. Bon, en tout cas, je suis content de te revoir.
— Moi aussi. Viens, je vais te raconter ce qui m’est arrivé.
Ils s’assoient tous les deux autour de la table et commencent une longue discussion sur ce qu’ils ont fait durant ces quelques jours passés l’un sans l’autre. Franck lui racontant ses visites chez sa sœur, se tenant régulièrement au courant des frasques et des tourments qu’elle fait vivre à David, celui-ci pensant devenir fou. Et Emma narre l’histoire de l’être de lumière venant la chercher en oubliant délibérément de préciser que c’était en suivant son ex-mari dans une espèce de cabinet assez singulier.
— Si je comprends bien, pour partir d’ici, tu dois savoir ce qu’il s’est passé dans cette maison, c’est ça ?
— Apparemment oui. Je ne sais pas de quand date l’incendie, je ne sais rien du tout.
— Où est-ce que ça se trouve ?
— Euh… je l’ignore, j’ai oublié de demander. Mais je peux y retourner et faire le tour pour voir le nom de la ville.
— D’accord. Je pourrais venir avec toi si tu veux.
— Je veux bien, mais si c’est à plus de cinquante kilomètres, laisse tomber.
— De toute façon, que tu le veuilles ou non, je vais t’aider.
— Pourquoi ferais-tu cela ?
— Parce que j’en ai envie.
— Tu ne veux pas faire quelque chose qui concerne les êtres de chair et d’os ? Comme sortir avec cette bonne femme ?
— Serais-tu jalouse ?
— Pas du tout ! C’est juste qu’elle ne va pas avec toi, voilà !
— Ah bon ? Vas-y, argumente, que je me marre avec tes explications.
— Vilain, tu te moques de moi.
— Tout à fait.
Emma se lève et se jette sur Franck pour le chatouiller. Sans réfléchir, sans penser à rien, les deux amis se taquinent en riant comme deux enfants, se réjouissant juste du moment présent. La défunte saisie un coussin et le balance sur le jeune homme qui l’esquive, attrape la jeune femme par la taille et la serre contre lui. Ils se regardent les yeux dans les yeux, le temps se fige, plus rien ne bouge autour d’eux, plus aucun son n’est entendu, seuls les battements de cœur de Franck raisonnent, non pas à cause de l’effort mais de ce qu’il éprouve.
— Ça va, Franck ?
— Je ne me suis jamais sentie aussi bien qu’avec toi.
Il ferme les paupières, s’humidifie les lèvres et s’approche d’Emma qui ne peut résister à ce délicieux instant. Le jeune homme pose sa bouche contre celle qu’il ne considère pas comme un fantôme, mais une personne à part entière. La peau d’Emma est froide, mais cela lui est égal, sa chaleur à lui compense largement, et il se dit qu’ils sont comme le feu et la glace. Le baiser est doux et sensuel à la fois, mêlant tendresse et passion. Ils commencent à se caresser mutuellement sans se soucier des conditions particulières qui les caractérisent : lui terrestre et elle spirituelle. La sonnette de la porte d’entrée vient mettre un terme à leurs ébats. Franck se fige et prend conscience de la situation. Réalisant qu’ils s’apprêtaient à commettre un acte inédit et peut-être interdit. Il s’excuse auprès d’Emma et va ouvrir.
— Enfin ! J’avais peur que tu ne m’ouvres jamais.
— Bonjour sœurette, que me vaut le plaisir ?
— Je voulais te parler de… Emma ?
— Salut Amélia.
Elle observe tour à tour son frère puis l’ancienne compagne de David, constatant que quelque chose d’inhabituel vient de se produire. Le chemisier d’Emma est ouvert, ses cheveux sont un peu ébouriffés.
Quant à son jumeau, son bouton de pantalon est défait, sa braguette est à moitié ouverte et une bosse est encore visible à travers les vêtements. Amélia écarquille les yeux et la bouche, réalisant ce qu’ils allaient faire.
— Mais ça ne va pas la tête tous les deux ?
Chapitre 11
— Mais enfin, qu’est-ce qu’il vous passe par la tête ? Vous êtes inconscient, ma parole ?
— Écoute, sœurette, je ne sais pas comment te dire ça, mais ça ne te regarde pas.
— Excuse-moi ? Mon frère était sur le point de se taper une morte et ça ne me regarde pas ?
— Oh là, calme-toi et fait attention aux mots que tu utilises !
Amélia s’approche de son frère de façon à planter son regard dans le sien et lui enfonce son index dans l’épaule.
— Franck, Emma est décédée, tu entends ?
— J’en ai conscience.
— Je ne crois pas que tu le sois justement. Elle est morte il y a deux ans.
— Je le sais, mais ici, ce n’est pas le cas. Avec moi, elle est vivante, je peux la toucher, la sentir, la caresser…
— Stop, tu arrêtes tout de suite, je crains la suite de ce que tu vas me dire ! Tu sais quoi ? Je passais juste pour te faire un petit coucou avant de repartir chez une autre cliente et maintenant que c’est fait, je m’en vais. À bientôt, Franck.
Emma, observant la scène, ne sait pas quoi penser de tout ce qu’il vient de se passer. Mais elle constate que sa relation avec Franck est en train de prendre une tournure très inattendue. Elle regarde celui-ci, qui affiche une mine interrogatrice, les mains sur les hanches. Elle se relève et se dirige vers lui.
— Je suis désolée, je crois que je ne vais pas rester ici. Je trouverais un autre moyen pour résoudre le mystère de la maison incendiée, et je refuse que tu te fâches avec ta sœur.
— Non, ne pars pas, s’il te plaît !
Il lui attrape les mains et la place face à lui, l’air déterminé.
— Je refuse que tu t’en ailles.
— Amélia l’a bien dit, je suis morte, je le sais très bien. J’ignore totalement pourquoi avec toi cela se passe comme ça, pour quelle raison nous pouvons entrer en contact physique, quel est le motif qui fait qu’avec toi, je me sens comme toujours vivante. En revanche, ce dont je suis parfaitement sûre, c’est que tu reviens sans arrêt dans mon existence pour une raison ou pour une autre. Tous les chemins me ramènent à toi et je ne peux l’ignorer. Je me sens attiré vers toi comme un aimant et je ne sais toujours pas quelle en est la raison. Est-ce que le jour où on m’a tiré dessus, comme tu as essayé de me sauver, un lien s’est établi entre nous ? Pour l’instant, je n’ai aucune réponse et ai-je envie d’en avoir ?
Franck prend une grande inspiration et annonce à Emma qu’il se fiche royalement de ce que sa sœur peut penser. Ce qu’il veut, c’est l’aider à passer de l’autre côté du portail, pour qu’elle puisse quitter le monde terrestre en toute sérénité.
— Tu n’es pas obligé de le faire.
— Si je me sens… responsable de toi.
Emma s’effondre d’émotions dans les bras de son héros. Il la serre tendrement en lui caressant le dos.
— Jamais on ne m’avait dit une chose pareille. C’est tellement… gentil de ta part.
— Je ne le fais pas par gentillesse, je le fais parce que j’en ai envie et j’ai cette conviction que nos destins sont liés d’une manière ou d’une autre.
— Franck Ratry, tu deviens très sentimental, je trouve.
— C’est toi qui me rends comme ça.
— Moi ? Une femme sans cœur, égoïste et égocentrique ?
— Cette femme-là n’était qu’une façade à mes yeux, je te l’ai déjà dit. Pour moi, ton enfance recèle le secret de ton comportement. Mais au fond, la vraie toi est magnifique.
Emma a très envie de l’embrasser, mais se ravise en repensant tout de même aux paroles blessantes, mais réalistes, d’Amélia. Elle s’écarte du jeune homme, se concentre, fait apparaitre des vêtements propres et une coiffure en queue de cheval.
— Tu es une très belle femme. Je me rappelle le premier jour où je t’ai rencontré, tu portais un manteau beige, des bottes à talons hauts et ton fameux pull en cachemire blanc.
— Mon Dieu, tu t’en souviens au bout de deux ans ?
— J’y pense souvent à cette nuit-là. Il m’est arrivé d’en rêver, sauf que dans mes songes, j’arrive à te sauver
— Merci Franck.
Les larmes coulent sur ses joues et la défunte ne peut retenir ses émotions plus longtemps et l’embrasse tendrement. Un baiser doux, frais et empli de reconnaissance envers cet homme. Ils se séparent, Franck se rhabille correctement. Il est 17 h 32.
— Si nous commencions nos recherches sur ton affaire de maison ?
— Tu ne veux pas faire autre chose ? Tu ne veux pas sortir, voir des amis ?
— Non.
— Quel jour somme-nous ?
— Vendredi.
— Tu ne veux vraiment pas sortir ce soir ?
— Je n’en ai aucune envie.
— D’accord. Donc, si je comprends bien, la seule chose qui t’intéresse, c’est de faire des recherches sur une maison brûlée ?
— Tout à fait et par extension, passer du temps avec toi.
— Alors, c’est parti. Par quoi commençons-nous ?
— J’ai une idée, mais il va falloir que tu te déplaces souvent.
— Je t’écoute.
Franck propose à Emma d’aller sur les lieux pour découvrir le nom de la ville où cet événement s’est produit. À partir de là, ils peuvent chercher sur Internet des informations qui pourraient leur être utiles. Ni une ni deux, celle-ci se téléporte jusqu’au lieu du drame. La maison est toujours là, entourée de ses plantes grimpantes, de débris calcinés et d’une clôture pour empêcher les curieux d’y pénétrer. Emma est fascinée par ces murs où autrefois devait sûrement vivre une famille, et en restant focalisé sur l’endroit, des images commencent à apparaître : deux enfants courent et jouent dans le jardin, aujourd’hui envahie par les hautes herbes, un garçon d’environ dix-douze ans et une fille plus jeune. Emma secoue la tête, perturbée par cette nouvelle capacité à voir le passé, et essaie de trouver une solution pour savoir où elle se trouve. Elle observe autour d’elle les gens qui passent, les voitures qui vont et viennent. Les plaques d’immatriculation lui indiquent qu’elle se trouve probablement dans le département du 45 dans le Loiret. Donc, par déduction, à deux heures de Paris. Ce n’est pas si loin que ça, Franck voudra certainement se rendre sur place pour enquêter avec elle. Une femme, avec une poussette, lui passe à travers son corps vaporeux, ce qui la sort de ses réflexions.
— Qu’est-ce que je n’aime pas cette sensation. On dirait qu’on me souffle dessus, c’est détestable. Mais que m’arrive-t-il ?
Emma est aspirée brusquement et en quelques secondes se retrouve devant Franck, nu comme un ver en train de se doucher. Tous les deux se regardent avec stupéfaction, le regard étonné.
— Pourquoi suis-je là ?
— Euh… peux-tu sortir, s’il te plaît ?
— D’accord, mais tu vas me devoir une explication.
— Pour quelle raison ?
— Si je viens d’apparaitre devant toi sans que j’en sois l’instigatrice, c’est que tu as dû penser à moi très fort.
— …
— Ah ! C’est donc cela ! Ta bouche ne dit rien, mais ton corps parle pour toi.
Franck baisse la tête et s’aperçoit immédiatement qu’en effet, il pensait un peu trop à Emma. Il se couvre l’entre-jambe avec ses mains, rouge d’embarras, très gêné par cette situation incongrue. La défunte affiche un petit sourire malicieux et disparait pour retourner devant la maison brûlée, malgré ses pensées salaces devant le spectacle d’un homme nu et très attrayant physiquement. Il faut dire que Franck est un très bel homme brun aux yeux bleus, un visage diamant, une peau claire, un corps musclé et d’à peu près un mètre quatre-vingt-cinq. Ce qui est assez drôle, car sa jumelle lui ressemble beaucoup, à la différence que celle-ci ne doit mesurer qu’un mètre soixante-dix environ. Emma sort de ses préoccupations pour retourner à sa mission première : trouver la ville. Puis lui vient l’idée de se concentrer sur un panneau d’entrée ou de sortie. Instantanément, elle apparaît devant un écriteau où il est écrit « Olivet ».
Bingo, se dit-elle, nous sommes à Olivet dans le Loiret, non loin d’Orléans. Se sentant épuisée par tous les aller-retour effectués, elle pense immédiatement à Franck et se retrouve dans son appartement, où le jeune homme est en pantalon de pyjama, arborant un t-shirt avec un personnage d’un animé japonais bien connu, en train de préparer son repas.
— Tu permets, je vais m’asseoir.
— Vas-y, Emma, tu es chez toi ici.
— Je ne te serais jamais assez reconnaissante pour cet accueil.
— Il n’y a pas de quoi. Alors, tu as trouvé quelque chose de nouveau ?
— Oui, ça va nous permettre d’avancer un peu, puisque j’ai le département et le nom de la ville.
— Génial. Alors où est-ce ?
Mais Franck n’obtiendra pas de réponse, Emma venant de s’endormir sur le fauteuil. Il est très curieux qu’un fantôme dorme, ce qui n’est pas logique, mais il faut comprendre qu’en étant une énergie pure et en utilisant des capacités hors norme, cette énergie finit par s’épuiser et doit se recharger, à l’instar d’un téléphone portable, ses batteries finissent par se vider. Le jeune homme laisse momentanément ses activités pour installer la défunte sur le lit pour qu’elle puisse reprendre des forces. Il se souvient que la dernière fois, cela lui avait pris une semaine. Il l’allonge, la regarde tendrement, lui met une couverture même si cela ne sert à rien, lui prend la main et lui donne un baiser sur le dos de celle-ci, comme le ferait un prince à sa princesse. Il ferme la porte et retourne à ses activités culinaires, se demandant ce qui est en train de se passer en lui, mais Franck doit se rendre à l’évidence qu’il est tombé amoureux d’Emma.
Deux semaines passent. Le mois de février est doux pour la saison. Franck travaille comme un forcené à son cabinet d’ostéopathie, enchainant les patients les uns derrière les autres. Il ne reçoit personne chez lui, mais sort lorsque l’occasion se présente. La femme qu’il avait reçue au retour d’Emma a tenté plusieurs fois de le revoir, mais il l’a éconduit à chaque tentative, ne pouvant se résoudre à ne pas penser à la belle endormie reposant à son domicile. Il termine sa journée de travail, lorsque son téléphone sonne.
— Salut Franck, c’est ta sœur, puis-je passer chez toi ?
— Bien sûr que tu peux. David est absent ?
— Oui, pour trois jours, mais je dois vraiment te parler, c’est assez urgent.
— D’accord, alors on se dit 19 H 00 chez moi. Tu mangeras un morceau avec ton frère chéri ?
— Pizza et sans champignons, s’il te plaît.
— Tu peux compter sur moi.
À l’heure précise, Amélia est au bas de l’immeuble où vit son jumeau. Elle monte et entre dans l’appartement.
— Emma n’est pas là ?
— Si, si, elle est bien là, mais elle dort.
— Depuis longtemps ?
— Deux semaines.
— Quoi ? La dernière fois, cela avait duré une semaine.
— Je sais bien. Quelquefois, j’ai le réflexe de vérifier si elle respire et tout de suite, je me rends compte de ma connerie, car elle ne respire plus depuis longtemps. J’attends juste qu’elle se réveille.
— Tu crois qu’elle pourrait ne jamais se réveiller ?
— Impossible. Je ressens son âme qui est bien présente, mais a besoin de repos.
— Tu lui en as déjà parlé de tes dons ?
— Non, je n’en vois pas l’utilité.
— Pour quelle raison ? Tu savais pas mal de choses avant qu’elle ne meure.
— Je ne sais pas comment l’aborder avec elle, c’est délicat. Elle essaie de comprendre sa mission sur terre avant de partir, je ne veux pas lui en rajouter davantage.
— De toute façon, tu as toujours nié tes capacités médiumniques.
— Arrête, s’il te plaît, ce n’est pas le moment.
— Ok. Et qu’en est-il de votre relation ?
— Tu veux savoir si je l’ai sauté ?
— Oh ! Comment parles-tu ? Mais oui, j’aimerais savoir.
— Hormis un échange de baisers, il n’y a rien eu d’autre.
— Tu aimerais qu’il y ait plus ?
— Je vais m’arrêter là pour les confidences. Toi, par contre, je sens que tu es préoccupée.
— Je suis très inquiète pour David, il ne va vraiment pas bien.
— Que se passe-t-il ? Je sais que ce n’est pas la faute d’Emma, puisqu’elle est ici.
— Non, mais depuis qu’elle l’a terrorisé, ça a déclenché quelque chose en lui, je le vois bien. J’ai essayé de lui en parler, mais il ne croit ni aux dons médiumniques ni en quoi que ce soit de spirituel. Il ne veut rien entendre sur ce sujet, c’est pénible. Mais depuis ces événements, il est distant, nerveux, rentre très tard du travail. Il est exténué et fait des cauchemars. Franck, j’ai peur de le perdre.
Le jumeau s’approche de sa sœur et la prend dans ses bras. Elle pleure, soulageant sa douleur intérieure contre son frère qui compatit à cet état. Elle lui demande ce qu’il ressent de tout ça, mais il ne peut pas lui répondre, car lui-même ignore ce que cela signifie.
— Il t’aime. Pour l’instant, il y a quelque chose qui le tracasse et nous allons trouver ce que c’est, fais-moi confiance.
— Merci.
— On va arranger et comprendre tout ça, je te le promets.
— Tu es le meilleur des jumeaux.
— Ça tombe bien, tu n’en as qu’un.
Cette phrase redonne le sourire à Amélia, ce qui soulage Franck. Ils finissent la soirée par un jeu de société qui les fait retourner en enfance en l’espace d’une petite heure. Vers 0 H 30, elle rentre enfin chez elle, laissant un Franck heureux, mais soucieux. Il fait un peu de rangement, met le lave-vaisselle en route et part se mettre au lit. Il passe la porte de sa chambre, s’arrête et regarde celle où Emma se trouve. Machinalement, il se dirige vers la belle endormie, elle a l’air si paisible et si sereine. Il s’agenouille près de son corps et la regarde tendrement.
— Pourvu que tu te réveilles, j’ai tellement peur qu’un jour tu disparaisses sans raison. J’en serais malade et n’arriverais pas à m’en remettre. Depuis que je t’ai rencontré, ma vie n’a plus le même sens. Pourtant, il est parfaitement illogique que je sois tombé sous ton charme. Je prends bien conscience de ta mort, mais je ne peux m’y résoudre. Je pense que tu ne m’entends pas, mais je vais t’avouer une
chose, là que je m’en sens capable : je savais qu’il fallait que j’aide une femme ce fameux 23 décembre 2021. Je ne l’explique pas, je savais juste que c’était toi lorsque je t’ai vu. Je t’ai suivie, mais tu me voyais comme un pervers et un sans-abri. Ce n’était pas très gentil de ta part, mais curieusement, mon instinct me disait que ce n’était pas la vraie toi, alors j’ai continué de te suivre jusqu’au moment fatidique. Lorsque tu t’es écroulé dans mes bras, ma vie s’est arrêtée soudainement, tout comme la tienne. Puis je t’ai vu après que les pompes funèbres t’ont embarqué. Tu étais là, devant moi, avec ton pull troué et en sang, mais tu étais là. Ensuite, la lumière t’a emporté. J’ai pleuré pendant des jours et des jours. Je dois me confesser, Emma, les tulipes sur ta tombe, c’est moi qui les ai plantées. J’ignorais que tu les détestais et je m’en excuse, mais lorsque j’ai constaté que personne ne semblait se soucier de toi, j’ai voulu faire un petit quelque chose de personnel. Alors, j’ai acheté des bulbes de tulipes et les ai mis là. Le pire, c’est qu’elles ont bien poussé, mais tu ne les aimes pas. Ce n’est pas grave, le jour où tu te réveilleras, j’irai te chercher les fleurs qui te plaisent, je le jure. J’ai très envie de dormir près de toi, mais je ne sais pas si tu serais d’accord, alors je m’en vais. Bonne nuit, ma douce princesse.
Franck se relève, dépose un baiser sur le front d’Emma et va se coucher dans son lit. Une fois la porte fermée, la défunte ouvre les yeux et se relève, les yeux larmoyants. Elle a tout entendu de la magnifique confession de Franck à son sujet. Jamais, elle n’aurait pensé que quelqu’un puisse l’aimer autant et décide d’aller rejoindre le jeune homme. Elle entre, la chambre n’étant pas fermée, et s’assoit près de Franck. Il sursaute et se sent soulagé en la voyant. Il la serre dans ses bras si fort qu’elle aurait étouffé si elle respirait encore.
Il vient pour lui dire quelque chose, mais elle pose son index sur sa bouche pour lui indiquer le silence. Elle le pousse gentiment pour qu’il se rallonge et s’installe à côté de lui au-dessus de la couette. Sachant que son corps est froid, elle ne veut pas qu’il soit frigorifié à son contact, mais elle souhaite passer ce moment doux et intime avec
lui. Elle se pelotonne contre son corps à travers les draps et pose sa tête contre son torse. Quant à Franck, il passe son bras autour des épaules fraîches de sa douce. Il s’endort paisiblement et malgré son repos de deux semaines, Emma reste contre lui écoutant les battements de son coeur, attendant que la lumière du jour apparaisse. Pour elle, le temps n’a plus d’importance, mais cet instant est magique et précieux. Personne ne pourra lui enlever ce qu’elle ressent. Elle est amoureuse de lui, cela ne fait aucun doute et au final et en y repensant, elles ne sont pas si mal que ça, ces tulipes.
Chapitre 12 : Négociation
Dès le lendemain, nos amoureux se réveillent détendus et souriant. Les cheveux en bataille de Franck font rire Emma qui a l’air de ne plus du tout être la même personne. Il la regarde avec une tendresse infinie et elle lui rend ce même sentiment par une expression lumineuse de bonheur.
— Salut toi.
— Coucou. Tu as bien dormi ?
— Oui, comme si j’avais mon doudou préféré contre moi.
— Oh ! C’est trop mignon. Merci.
— C’est sincère, Emma. Je suis heureux de t’avoir et que tu sois enfin réveillé.
— Je suis contente d’être là avec toi. Combien de temps me suis-je assoupis cette fois-ci ?
— Deux semaines.
— Ah oui, quand même. Mais c’est bon, mes batteries sont rechargées.
— Tant que tu es là, devant moi, c’est parfait.
Sentant qu’entre eux la tension sexuelle prend de l’ampleur, elle se lève subitement et annonce à Franck qu’elle veut prendre une douche.
— Une douche ?
— Pourquoi pas ? La dernière fois que j’ai touché l’eau, cela m’a procuré une curieuse sensation. Ici, j’ai l’occasion d’être encore un peu humaine, alors autant en profiter, tu ne crois pas ?
— Je suis d’accord, surpris, mais je comprends. Vas-y, je vais me faire un café et manger un morceau.
La défunte se rend à la salle de bain. Fermant la porte, elle s’y appuie contre en se posant 1001 questions. Pourquoi est-elle tombée amoureuse de Franck une fois morte ? Pourquoi est-ce réciproque ? Qu’est-ce qui me permet d’être presque comme un être humain normal en ce lieu et pas ailleurs ? Secouant légèrement la tête, elle
chasse son questionnement et allume l’eau. Curieusement, elle hésite à se mettre sous les jets directement et envoie une main en premier, les doigts tendus pour tâter la première impression, tout en regardant le liquide transparent, coulant à la verticale. Cet instant est assez déroutant, sachant qu’au préalable, ce n’est pas la première fois qu’elle prend une douche, mais en y réfléchissant, ce sera la première fois depuis sa mort. Ce qu’elle ressent n’est pas désagréable, mais pas assez pour se faire une opinion définitive. Prenant son courage à deux mains, elle ferme les yeux et met son corps tout entier sous l’eau. Ressentant une onde la faisant trembler de la tête aux pieds, une sensation d’extase et de bien-être cohabitent dans cet instant magique. Dans ma vie terrestre, se dit-elle, c’était agréable, mais là, c’est au-delà du sensationnel. C’est comme si je pouvais sentir chaque goutte, chaque glissement sur ma peau. Se laissant aller à une détente certaine, elle lâche un gémissement digne d’un magnifique orgasme. Franck, qui n’est pas très loin, l’entend et se demande ce qu’il se passe. Emma sort de sa transe et lui dit que tout va bien, qu’il n’a pas à s’inquiéter. Le jeune homme trouve cela perturbant, car il faut bien l’admettre, ce qu’il vient d’entendre n’arrange pas ses envies de sexe et pour sortir de ses pensées, il se jette dans des vidéos humoristiques sur internet, tout en essayant d’oublier Emma nue sous la douche.
Quelques minutes plus tard, elle sort avec la serviette enroulée autour d’elle. Franck jette un œil lubrique et lui demande si elle a besoin de quelque chose.
— J’ai besoin que tu me conseilles.
— Vas-y, je t’écoute.
— Comment je m’habille ?
— Tu me demandes conseil ? À moi ?
— Oui, qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
Dans la tête de Franck, un défilé de sous-vêtements coquins en dentelle de différentes couleurs sur Emma semble une option non négligeable. Cela dit, il est évident que ce n’est pas ce que sa colocataire lui demande.
— Un jean et un pull, ce serait pas mal.
— Pas de sous-vêtements sexy ?
— Euh… quoi ? Mais comment ?
— Je commence à entendre tes pensées et ma couleur préférée, c’est le mauve. Sache que je déteste le noir. Voilà, c’est dit.
Elle va dans sa chambre et revient dans l’instantané, arborant un pull mauve en cachemire, un jean slim bleu marine, des bottines noires à talons et les cheveux en chignon éclaté. Un léger maquillage finit de sublimer cette belle femme. Franck ne peut s’empêcher d’être en extase devant cette beauté. Emma le remarque, mais ne veut pas le mettre plus mal à l’aise.
— Mon cher ami, il serait bien que tu ailles t’habiller parce que nous avons du pain sur la planche aujourd’hui. Nous avons une maison à visiter.
— Tu as raison. Je fais un peu de rangement et j’y vais.
— Va te préparer, je m’en occupe.
— C’est vrai ?
— Oui, aller, va te faire beau.
Il rit et file se préparer. Emma relève ses manches et se met au rangement de l’appartement. Elle repense à sa vie lorsqu’elle était en vie et entre cette existence et celle qu’elle a désormais, elle prend conscience qu’elle a changé. À l’époque où elle était mariée à David, jamais elle n’aurait fait quoi que ce soit de ses mains et au son du mot « ménage », ses poils se hérissaient. Elle avait une aide ménagère pour faire les corvées à sa place. Mais là, elle voit à quel point cela lui fait plaisir de partager une vie à deux. Tout cela est déroutant, se dit-elle, mais je suis heureuse de le faire. Franck sort propre comme un sous neuf. Emma ne peut plus sentir la moindre odeur, mais peut aisément se rappeler la sensation d’un homme fraîchement rasé et parfumé. Elle se dirige vers lui, enfouissant son nez dans le cou du jeune homme qui la prend dans ses bras. Le temps se suspend en une fraction de seconde et ce sont les yeux dans les yeux qu’ils plongent dans les
pensées de l’un et de l’autre. Leurs lèvres ne sont qu’à quelques centimètres d’écart lorsque le téléphone de Franck sonne. C’est Amélia.
— J’adore ma sœur, mais ne pouvait-elle pas appeler plus tard ?
— Réponds-lui, puis occupons-nous de notre affaire.
— Tu as raison.
Le jeune homme répond, et ce qu’Emma entend n’a pas l’air d’être une bonne nouvelle. Il raccroche et annonce à sa colocataire qu’il y a un changement de programme dans leur organisation, David ayant eu un très grave accident de voiture.
— Oh non ! Il est mort ?
— Non, mais ce n’est pas passé loin d’après Amélia. Il est toujours aux urgences.
— Ok, j’y vais.
— Emma attend ! Et tes projets ? Il faut que tu t’en occupes.
— Plus tard, David est peut-être au bord du royaume des défunts et il faut que je m’assure de son état de santé. Va voir ta sœur, elle a besoin de toi. Dis-lui que je me rends sur place et que je vous donne des nouvelles très rapidement.
Franck regarde Emma en se disant qu’elle est tellement belle à l’intérieur. Il le savait, il en était sûr, sous cette carapace d’orgueil et de vanité se cachait, en réalité, une magnifique âme. Il suffisait de briser cette coquille. Mais en vérité, ne serait-ce pas sa mort qui a permis à la jeune femme de se libérer de cette existence futile ?
Elle disparait en un claquement de doigt, et lui, de son côté, ferme l’appartement, prend sa voiture et se rend chez Amélia.
Pendant ce temps, Emma apparaît en plein milieu du service des urgences de l’hôpital où se trouve David. L’avantage d’être un fantôme, c’est qu’elle peut aller où elle veut sans que personne l’en empêche. Évidemment, c’est sans compter les êtres de lumière qui viennent vous faire la leçon de temps en temps.
En déambulant dans les couloirs, le personnel soignant s’affaire dans les différentes salles où les patients attendent d’en savoir plus sur leurs graves blessures ou maladies. Elle s’arrête, ferme les yeux, mais est stoppée dans son élan : une sonnette d’alarme se fait entendre. Deux infirmières se précipitent dans une salle, et Emma les suit, trouvant cela intriguant. Les deux personnes hurlent d’appeler le médecin, enclencher le défibrillateur semble une solution de dernier recours.
Pendant ce temps, Emma n’arrive pas à voir de qui il s’agit, car trop de monde est penché au-dessus de cette personne. Elle retourne dans le couloir et soudain sent une main sur son épaule. Elle se retourne et pousse un cri de surprise ; c’est David qui se trouve derrière elle.
— Emma ? Que fais-tu ici ? Que se passe-t-il ?
— Je te retourne la question ?
— J’étais allongé sur le lit derrière moi et d’un coup, j’ai senti que je m’élevais dans les airs.
— Putain ! Tu es en train de mourir, abruti !
Empoignant David assez rudement, elle se rend dans la chambre d’où elle vient où les soignants font leur possible pour réanimer le patient qui n’est autre que le trentenaire qui vient de faire un arrêt cardiaque. Ni une ni deux, elle attrape son ex-mari et le pousse dans son propre corps. Ce qui, humainement, le ramène à la vie. Elle est choquée de cette apparition et n’a pas réfléchi à son acte. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle vient de le sauver. Elle reste dans un coin de la pièce, écoutant le médecin dire aux infirmières que c’est un miracle vu l’état où il se trouve. Elle arbore un sourire en coin, se faisant la réflexion que sans son intervention, il serait en train de taper la discussion avec elle. Son ex-mari reste branché à pas mal de tuyaux, mais est vivant pour le moment. Soudain, une femme passe la porte. Elle n’est pas en habit médical, semble plutôt âgée d’une soixantaine d’années et affiche une expression sereine. Elle entre, regarde en direction de David, tourne la tête et porte attention à Emma en la remerciant.
— Merci beaucoup, Emma, d’avoir fait ça.
— Pardon ? Vous pouvez me voir ?
— Bien sûr. Nous autres défunts pouvons aller et venir à notre guise, tant que notre mission s’accomplit et peu importe le temps que cela prend.
— Quelle est votre mission ?
— De veiller sur lui jusqu’à ce qu’il soit heureux et en sécurité avec lui-même.
— Avec lui-même ? Que voulez-vous dire ?
— David porte un lourd secret qui pèse de plus en plus chaque année sur ses épaules. Personne n’est au courant, il ne l’a jamais confié à qui que ce soit. Mais la culpabilité le ronge tellement que ça en devient très dangereux.
— Vous pensez qu’il essaie de mettre fin à ses jours ?
— Inconsciemment, oui.
— Je n’aurais jamais cru David être capable d’une chose pareille. Mais qui êtes-vous pour savoir ce genre de chose ?
— Une personne qui tient à lui et qui ne pourra rejoindre l’autre monde que lorsque sa mission sera achevée.
— Vous ne m’en direz pas plus, j’imagine ?
— Si, mais je constate que tu ne te souviens pas de moi. Pourtant, nous étions présents pour votre mariage.
— Vous êtes de la famille de David ?
— Absolument, la seule d’ailleurs.
— Ça y est, j’y suis, vous êtes sa tante Roselyne.
— C’est bien, ta mémoire est bonne. Quelle est la tienne de mission ?
— C’est compliqué et en plusieurs étapes.
— Tu ne veux pas m’en dire davantage ? Très bien, je le respecte.
— Vous savez quoi ? Je vais aller prévenir sa fiancée de son état. Elle doit être dans une inquiétude folle.
— C’est une excellente idée et très honorable de ta part.
— Avant de partir, puis-je vous demander quelque chose ?
— Je t’écoute !
— Quel est ce terrible secret ?
— Je ne te le dirais pas.
— Pour quelle raison ? C’est si abominable que ça ?
— Tu n’as pas idée de ce que ce garçon cache au tréfonds de son être. Même toi, qui as été mariée avec lui, tu n’imagines pas une seule seconde ce qui le ronge.
— D’accord. Je ne me fais pas d’illusions, je vois bien que vous ne me révèlerez rien. Mais je finirais bien par le savoir d’une manière ou d’une autre, de toute façon. Merci de veiller sur lui. À une prochaine fois, peut-être.
Emma se concentre et se téléporte directement sur Amélia. Ses parents et ses deux frères sont avec elle. Franck remarque son apparition et se penche en murmurant quelque chose à sa sœur qui voit la messagère. Elle s’excuse et fait mine de partir à la salle de bain du premier étage. En montant les marches, les larmes continuent de couler sur les joues de la pauvre fiancée. Emma l’attend en haut des escaliers, pleine de compassion. Les deux femmes s’installent dans une pièce et la défunte lui fait part de ce qu’il s’est passé, lui racontant le passage éclair de David dans le monde des morts et ramené prestement dans son corps souffreteux.
— Tu as fait ça, Emma ? Je ne te remercierai jamais assez.
— De rien. Je me surprends moi-même. Mais il n’est pas encore sorti d’affaire, je te le dis tout de suite.
— Tu penses qu’il va vivre ?
— Je l’ignore, mais je peux te dire qu’il y a quelqu’un qui veille sur lui. Alors prends quelques affaires et va le rejoindre. Je ferais de mon mieux pour te tenir au courant au fur et à mesure, le plus rapidement possible, avant que je ne sois trop épuisée et que je sois obligée de dormir.
— D’accord. Mais il y a une question que je me pose tout à coup : pourquoi l’avoir ramené à la vie ? Tu aurais pu l’avoir enfin pour toi dans ton monde, alors pour quelle raison as-tu fait ça ?
— Parce que… parce que… je ne pouvais pas le laisser crever comme ça. Tu sais, Amélia, je suis morte sur les Champs-Élysées. Waouh, la classe, tu me diras ? Eh bien non ! Ce n’est pas la classe du tout.
J’étais seule, dans le froid, à la recherche d’un homme qui n’éprouvait plus rien pour moi. Finalement, je suis morte bêtement sur un trottoir. Et puis, je me suis rendu compte que tu es plus le genre de femme dont David a besoin que moi.
— Ça m’écorche de te le dire, Emma, mais… tu es quelqu’un de bien. Je n’approuve pas ce qu’il se passe entre mon frère et toi, mais je le vois heureux, et ça n’a pas de prix.
— Merci, Amélia. Aller, assez de sentimentalisme pour aujourd’hui, va retrouver David.
— J’y vais.
Le lendemain, les nouvelles à propos du trentenaire ne sont pas bonnes. Le médecin doit procéder à une opération, car David a un traumatisme crânien grave et la pression sur son cerveau doit être réduite, sinon il risque l’anévrisme. Il doit être plongé dans un coma artificiel pour limiter les dégâts. De plus, entre ses côtes cassées, le bras gauche fracturé et la jambe droite en mauvais état, David est sur la corde raide entre la vie et la mort. Amélia est effondrée et Emma se rend dans la salle d’opération pour suivre les événements. Sa mission sur la maison incendiée peut attendre. Elle aussi a peur pour David. De plus, comme elle sait qu’il a peut-être intenté à sa propre vie, ce qu’elle a évité de dire à sa future femme, elle n’est pas rassurée et craint de voir son ex-mari débarquer à ses côtés, lui demandant une fois de plus ce qu’il se passe. L’opération suit son cours et, malgré ses réticences, Emma observe les différents gestes du chirurgien. Une sonnerie se fait entendre, le cœur de David vient de s’arrêter une fois de plus. La défunte ferme les yeux et sent au fond d’elle qu’il ne veut pas se battre. Elle les rouvre et l’âme de son ex-mari lui apparaît en souriant paisiblement.
— Salut Emma.
— Salut David.
— Je t’en prie, ne me renvoie pas dans mon corps cette fois-ci.
— Pour quelle raison ?
— Parce que… je ne veux pas.
— Tu l’as fait exprès d’avoir cet accident.
— Non, c’est plus complexe que cela.
— David, tu peux vivre heureux avec Amélia, c’est une femme bien. Pourquoi gâcher tout ça ?
— Je le sais qu’elle est merveilleuse, mais ce qu’il y a dans ma tête, c’est… tu ne peux pas comprendre. Je suis un monstre, Emma, tu entends ? Je mérite de mourir.
— Ne dis pas ça, ce n’est pas vrai.
— Si je te promets que c’est la vérité.
— C’est à cause de moi que tu en as assez de vivre ?
— Non, tu n’y es pour rien. Juste que lorsque tu es apparue dans le miroir quand j’étais dans le sud de la France, ça a juste ravivé de très mauvais souvenirs. Et depuis, ça augmente. Mais vraiment, Emma, ce n’est pas à cause de toi que j’en suis arrivé là. Le seul responsable de ce qu’il se passe, c’est moi et moi seul.
— Je refuse que tu renonces à Amélia.
— Pour quelle raison veux-tu me sauver, Emma ? J’étais tombé amoureux d’elle avant notre divorce, tu devrais me haïr pour cela.
— Je suis au courant, mais depuis, je suis passé à autre chose. Et que fais-tu de tes réflexions à la con sur le fait que tu ne crois en rien, que les fantômes ça n’existe pas, bla bla bla ?
— Je dois reconnaître que j’ai l’air d’un idiot en parlant avec le fantôme de mon ex. Et je ne peux même pas dire que c’est dans ma tête, puisque c’est mon cerveau qui est opéré et donc en pause. Enfin, c’est comme ça que je le conçois.
— Mais qu’as-tu fait pour t’en vouloir à ce point ?
— Tu veux vraiment le savoir ? Remarque, au point où j’en suis, je peux bien te le révéler. Il y a longtemps, lorsque j’étais…
David ne peut pas finir de répondre à cette question, sa tante apparaît brusquement à côté de lui, l’air mécontente, et l’attrape pour le renvoyer dans son corps. Le cœur de David se remet en route correctement au grand bonheur du personnel soignant.
— Mais pourquoi avez-vous fait ça ? Il allait me raconter ce qui le tourmente.
— Ce n’est pas mon problème, il a failli partir pour de bon à cause de toi.
— Non, je ne suis pas d’accord, il était en train de se confier à moi, espèce de vieille chouette ! Il était en train de soulager sa conscience.
Je l’aurais remis dans son enveloppe corporelle, évidemment.
— Petite ignare, ne sais-tu pas que la lumière vient te chercher au bout de quelques minutes et que ça fait au moins trente minutes que vous discutez ?
—Trente minutes ? Ça a passé si vite que ça ?
— Oui, alors arrête tes conneries et va-t’en !
Emma s’approche brutalement et plante son doigt fantomatique dans l’épaule de Roselyne.
— Je ne vous le dirais pas cent fois, David est mon ex-mari, d’accord ? Je l’ai ramené à la vie la dernière fois et là, il avait vraiment besoin de soulager sa conscience. Ce n’est pas le but de votre mission, qu’il soit en paix avec ce fameux secret ? Vous avez tout gâché !
— Dégage morveuse ! Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Tu ne sais rien de rien !
— Ça y est, je me rappelle maintenant, je vous vois encore à notre mariage, tirant une tronche de six pieds de long. Je ne vous sentais pas à cette époque et je vous sens encore moins aujourd’hui. Vous avez beau être morte, vous aussi, cela ne m’empêchera pas d’être méfiante envers vous. Vous voulez le bonheur de David, mais votre acte me semble suspect et je découvrirai le fin mot de cette histoire, je vous le garantis.
Emma disparait pour se rendre dans la salle de réveil, attendant que David soit ramené. Elle s’interroge sur le comportement douteux de cette fameuse tante. Pourquoi n’était-elle pas auprès de lui pendant son opération, si elle tient tant que ça à lui ? Puisqu’elle est là pour
qu’il puisse être pleinement heureux et que c’est sa mission principale de veiller à ce qu’il ne soit plus un danger pour lui-même, que fait-elle réellement pour qu’il aille mieux ? La défunte s’interroge pour comprendre quelles sont les motivations réelles de cette femme, qui, à son sens, ne concordent pas avec une affection sincère.
Chapitre 13 : Marchandage
Les jours passent et David finit par rentrer chez lui sous condition de surveillance médicale. Il parle difficilement et a des difficultés à se mouvoir. Amélia l’aide du mieux qu’elle peut, mais l’inquiétude prend le dessus, car elle sent bien qu’il n’a aucune volonté de continuer à vivre. La date de leur mariage n’ayant pas été programmée, la jeune femme met cet évènement de côté pour le moment et espère que la situation s’améliorera. Emma est présente près de lui en restant assise à côté du lit où il repose la plupart du temps. Elle repense sans cesse au moment qu’ils ont partagé juste avant l’intervention de sa tante Roselyne. La défunte se pose toujours la question sur la véritable raison de son acte. Elle en est sûre, ce geste n’était pas bienveillant et se met en quête d’en savoir davantage. Elle n’est pas retournée chez Franck depuis l’accident, préférant se concentrer sur David. Celui-ci respecte sa décision, mais vient prendre des nouvelles de son futur beau-frère et en profite pour voir Emma par la même occasion.
— Salut sœurette, comment te sens-tu aujourd’hui ?
— J’ai connu des jours meilleurs. Je ne te cache pas que j’ai très peur de le retrouver raide mort.
Elle se met à pleurer dans les bras de son frère, la pression devenant trop lourde à porter.
— Ne t’en fais pas, nous sommes là pour vous aider tous les deux. Et puis, Emma est là pour le surveiller.
— Je sais, et même si ça m’écorche de le dire, je suis heureuse qu’elle soit là près de lui. Elle ne m’a pas raconté ce qu’il s’était passé pendant l’opération, mais je me doute qu’un quelque chose la chiffonne. Elle ne m’a pas tout dit et je ne lui en veux pas, elle doit avoir ses raisons. C’est curieux, je pense qu’elle essaie de me protéger. C’est bête de penser cela, non ?
— Ce n’est pas bête du tout. Tu sais, sous ses airs de snobinarde égoïste se cache en réalité une merveilleuse personne. C’est juste que
sa coquille est épaisse et quelquefois elle laisse entrevoir la belle âme qui s’y cache.
— Tu l’as dans la peau, n’est-ce pas ?
— Oui, je ne le nie pas, je suis amoureux d’elle. Je sais ce que tu vas me dire, que c’est de la folie, c’est immoral, c’est stupide, aucun avenir avec elle…
— Franck, s’il te plait, arrête. Évidemment, c’est irréel comme situation. Tu ne pourras jamais partir en vacances avec elle. Tout le monde va te prendre pour un fou à te voir embrasser du vide ou tenir la main de quelqu’un que personne d’autre ne voit. Vous n’aurez jamais d’enfant, ne pourrez pas vous marier. Pas d’avenir en commun, c’est certain. Mais je peux te dire au moins une chose : elle te rend heureux, je le vois bien et à mes yeux, ça n’a pas de prix. Alors, même si cela dépasse l’entendement, vis ce que tu as à vivre avec elle tant que tu le peux.
— Son temps lui est compté, j’en suis totalement conscient, mais je l’accompagnerai jusqu’au bout de sa mission, en sachant parfaitement qu’au final, son départ me laissera un vide immense et que j’aurais des difficultés à surmonter cette épreuve, c’est certain. Mais je suis prêt à courir le risque.
— Tu es vraiment devenu un homme incroyable, tu le sais ça ?
Franck ne dit mot et remercie sa jumelle. Il monte voir comment se porte David et aperçoit Emma qui est près de la fenêtre à contempler l’extérieur.
— Salut.
— Oh salut Franck, je suis contente de te voir.
— Moi aussi. Comment va-t-il ?
— Faible. Son cœur a lâché deux fois, tu imagines ? Il n’a pas la force de vivre et ça me rend soucieuse. Et je n’arrête pas de repenser à cette vieille sorcière de Roselyne.
— Tu peux m’éclairer, car je ne t’ai plus vu depuis que tu es allé à l’hôpital.
— Excuse-moi. Assieds-toi, je vais tout te raconter.
Emma explique dans les moindres détails tous les évènements qui se sont déroulés de l’arrivée de David aux urgences jusqu’à cet instant précis. Franck reste bouche-bée de ce que lui raconte son amie.
— Si je comprends bien, lorsque son cœur s’est arrêté pour la deuxième fois, son esprit est sorti de son enveloppe charnelle et vous avez pu avoir une conversation ensemble. C’est bien cela ?
— Oui, c’était déroutant, mais lorsqu’il m’a vu, il m’a demandé de ne pas le remettre dans son corps, pensant qu’il ne le méritait pas.
— Waouh, c’est lourd comme information. Tu en as parlé à Amélia ?
— Non, j’ai volontairement omis ce détail. Déjà qu’elle s’aperçoit qu’il ne veut pas s’accrocher à la vie, alors si je lui dis la vérité, ça va l’anéantir.
Franck se rapproche d’Emma et lui prend le visage dans ses mains. Il ne peut s’empêcher de l’embrasser tendrement, car dès le début, il en avait la conviction : Emma est quelqu’un de bien.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Juste comme ça, pour te montrer à quel point, je tiens à toi.
Emma ne dit rien et sourit d’un sourire beau et lumineux. Le genre d’expression qui vous fait oublier tout ce qui se passe autour de vous.
— Il faut que je te dise une chose importante, il va falloir mener l’enquête sur la maison incendiée. Je pense que c’est très important.
— Je le sais bien, mais cette histoire avec David m’intrigue tellement que j’ai beaucoup de mal à me concentrer sur autre chose.
— Il est entre de bonnes mains. Ma sœur est là pour veiller sur lui et je sais que ma mère va venir la relayer. Et puis il y a l’infirmière qui passe dans la journée. Laisse-le, Emma, tout va bien se passer, je le sais.
— Et si l’autre vieille bique revient ?
— Elle n’est apparue que lorsque le cœur de David s’est arrêté, c’est bien cela ?
— Oui.
— Alors, tu n’as rien à craindre. Ici, il est entouré d’une aura d’amour et de bienveillance.
— D’accord, je m’incline. Par quoi veux-tu que nous commencions ?
— Pour aller à Olivet, ça me semble trop tard, mais nous pourrions y aller demain ? Je n’ai pas de patient.
— Tu l’as fait exprès de ne pas prendre de rendez-vous, n’est-ce pas ?
— Comment as-tu deviné ?
— Franck Ratry tu es incorrigible. Attends, je pense à quelque chose qui pourrait être important et intéressant. Comme David a racheté mon ancien appartement. Si nous nous y rendions tout de suite pour aller y jeter un œil. Qu’en dis-tu ?
— Tu es sûre de ton coup ?
— Oui, il y avait un bureau et quelques papiers assez curieux. De plus, ta sœur n’est pas au courant qu’il a acquis mon ancien logement. Tu ne trouves pas cela curieux ? Autant commencer par cet appartement. Ensuite, promis, demain, nous nous rendrons à Olivet.
— Tu me le promets ?
— Oui, je te le promets. Juré, craché ! Un sentiment en moi me dit qu’il faut que nous allions là-bas. Je ne peux rien saisir de mes mains, mais toi oui.
— Oh, je me fie à ton ressenti.
— Je ne l’explique pas, c’est comme une force qui m’indique que c’est à cet endroit qu’il faut que je me rende. Alors en route !
Franck décide de suivre Emma dans son idée farfelue.
Le jeune homme monte dans sa voiture, suivi de près par la défunte qui s’assoit à côté de lui.
— Je suis intrigué, pourquoi arrives-tu à t’asseoir sur un siège en sachant que tu passes à travers tout, sauf chez moi ?
— Franchement, je n’en sais rien du tout. Je n’y pense pas, en fait. Je fais les choses machinalement. À moins que cela n’arrive que lorsque je suis près de toi.
— C’est assez curieux, mais pas désagréable. Je vais me contenter de cette réponse et continuer à faire comme d’habitude, cela te va ?
— Parfaitement.
— Alors, direction ton ancien chez toi.
Arrivé au pied de la résidence, Franck n’en croit pas ses yeux. Il s’agit d’un hôtel particulier assez luxueux qu’Emma avait en sa possession.
— C’est incroyable comme lieu. Tu vivais vraiment ici ?
— N’oublie pas que j’ai grandi dans un milieu très aisé et que, hormis le manque d’affection de mes parents, je n’ai jamais manqué de rien matériellement. Cet appartement, je l’avais en parallèle de la maison de ville que nous avions David et moi. D’ailleurs, j’avais le projet de vendre la maison et de venir m’installer définitivement ici. C’est pour cette raison que j’avais mis quelques meubles. Lorsque je suis venue la dernière fois, ils y étaient toujours, même ma machine à laver. David en profite peut-être pour laver son linge, qui sait.
— Nous aurons bientôt la réponse. Tu crois que c’est toujours le même code pour entrer ?
— Je l’espère.
Emma lui indique les quatre chiffres pour l’ouverture de la porte d’entrée de la résidence. Franck les compose, cela ne marche pas, David l’a bien entendu, changé.
— Essaie la date de notre divorce 7923 pour 7 septembre 2023.
Le jeune homme s’exécute et instantanément, la porte se déverrouille. Quel enfoiré ce David pense Emma.
— Nous allons prendre l’ascenseur qui a un accès direct avec le logement.
— Tu veux dire que l’ascenseur mène droit dans l’appartement ?
— Exact.
— Je n’avais vu cela que dans les films. Il faut que je sorte plus de ma tanière pour mieux m’adapter au milieu urbain de classe sociale élevée.
— Tu arrives d’un milieu très différent du mien, je le sais très bien. Mais en y réfléchissant, tu as eu une enfance beaucoup plus heureuse que la mienne, je te le garantis. Attention, certains de mes camarades d’école avaient des parents très aisés, mais ils étaient là pour leurs enfants. En revanche, les miens ont prouvé que ce rôle-là n’était pas fait pour eux. Je me demande pour quelle raison ils m’ont eu ? Raison sociale ? Obligation familiale ? Je ne le saurai jamais, et ai-je réellement envie de le savoir vu ma situation ?
— Ce qui est fait est fait et tu ne pourras jamais revenir en arrière.
— C’est vrai, et puis cela m’a permis d’ouvrir les yeux.
Emma grimpe dans l’ascenseur avec Franck. Ils arrivent au troisième étage directement dans l’appartement. Il fait sombre et le son résonne. Le jeune homme allume et constate que le logement est quasiment vide. Emma le dirige vers le fameux bureau. Les ordinateurs ont été laissés en veille et en bougeant la souris, les écrans se rallument, mais il faut les mots de passe. Sans cela, impossible de savoir ce qu’ils contiennent. Franck a beau être avec un fantôme, ni l’un ni l’autre ne font de miracle informatique.
— Que fait-on ?
— Attends, puisque nous n’avons pas d’accès aux ordinateurs, nous allons regarder tous les documents qui traînent.
— Que recherches-tu ?
— Je l’ignore, mais je le saurai lorsque je le verrai.
— Je parie que tu veux savoir pourquoi David a racheté ton appartement.
— Il y a un peu de ça, mais surtout, pourquoi le cacher à sa future femme ? Non, j’ai l’impression qu’il dissimule quelque chose qui est en rapport avec son fameux secret.
— Tu crois ?
— Oui, et puis il faut bien commencer par quelque chose, tu ne crois pas ?
— Ce n’est pas faux. Par contre, demain, direction la maison incendiée, tu as promis.
— Tu veux te débarrasser de moi ? C’est pour cela que tu veux que j’exécute ma mission ? Une fois accomplie, hop, direction l’au-delà et Emma disparaît à jamais. C’est pour cette raison que tu insistes autant ?
Franck se sent touché en plein cœur de cette réplique cinglante de la part de sa bien-aimée.
— Non, ce n’est pas du tout ça. Au contraire, je ne veux pas que tu partes. Si j’avais le choix, je te ramènerais à la vie sans hésiter une seconde. Mais cela me semble impossible. Alors, comme je t’aime, je fais en sorte de t’accompagner du mieux que je puisse dans ta quête. Voilà tout !
Emma est secouée par cette révélation. Franck vient de lui dire qu’il l’aime, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Elle observe le jeune homme droit dans les yeux et se dirige vers lui, non pas pour l’embrasser, mais pour lui prendre la main et la serrer contre elle tel un trésor précieux.
— Personne ne me l’avait encore dit, personne. Alors merci Franck, merci pour cette jolie déclaration.
Nos deux amoureux ne se lâchent pas du regard dans ce moment suspendu dans le temps. Mais tel un arc-en-ciel, il s’estompe et laisse place au sérieux de la situation. Emma relâche doucement la main de son ami et chacun se remet à chercher quelque chose qui pourrait donner des réponses aux questionnements de la défunte.
Franck regarde tous les documents sur le bureau, tourne et retourne les différents courriers, ouvre les tiroirs, les placards et soudain, tombe sur un album photo. Il appelle Emma qui mène sa petite inspection dans les autres pièces pour voir s’il n’y aurait pas autre chose.
— Regarde ce que je viens de trouver.
— Un album photo ? Vas-y, ouvre-le s’il te plait.
Franck tourne la couverture et s’aperçoit qu’un petit texte est écrit à la main.
« À nos jours heureux, puissent-ils durer toujours ».
Il passe à la page suivante qui contient huit clichés. Sur le premier, deux adultes s’enlacent tendrement, sur une autre une femme tenant un nourrisson habillé de bleu. À première vue, il s’agit d’un garçon. Sur le cliché suivant, la même femme avec une coupe de cheveux différente et un enfant d’environ trois ans. Des enfants plus grands composent les cinq autres photographies avec pour toile de fond, une façade de maison, des rosiers, une entrée principale, un tricycle et un chien. Franck referme l’album et ne sait pas quoi penser. Des souvenirs appartenant à David, sûrement. Le jeune homme interroge Emma, qui n’a aucune idée de qui sont ces personnes-là, mais une chose est certaine, David doit beaucoup tenir à ses clichés pour les avoir cachés ici et non chez lui et Amélia.
— Je ne connais pas le passé de David, je suis navrée. Il n’en parlait jamais. Je l’ai connu à la fin de nos études. Il était seul, pas de frère, pas de sœur, rien d’autre que lui. Je lui posais quelquefois la question de savoir où se trouvaient ses parents, et il me répondait toujours qu’il n’en avait pas, et ça s’arrêtait là. J’ai fini par arrêter d’insister, et à cette époque-là, j’étais trop centré sur moi-même pour m’occuper plus amplement de son passé familial. Qu’est-ce que je le regrette.
La culpabilité envahit soudainement Emma comme un venin à effet immédiat. La défunte s’effondre sur ses genoux et pleure. Franck est attristé de voir sa bien-aimée se mettre dans cet état et s’agenouille près d’elle.
— Tu ne peux pas revenir en arrière, mais je pense que tu peux l’aider d’une autre manière. Commençons d’abord par découvrir qui ils sont, d’accord ? Nous allons regarder attentivement chaque photo, chaque détail qui peut nous aider à analyser tout ça. Tu es d’accord ?
— Ok, alors regardons.
— Je ne veux pas voir ce beau visage plein de larmes. Tu es si belle lorsque tu souris.
— Tu es un beau parleur.
— Peut-être, mais c’est comme ça que je suis.
— Et c’est comme ça que je t’aime, moi aussi.
— Emma Holder vient de m’avouer qu’elle m’aimait ? Incroyable, mais tellement enivrant.
— Oh, tais-toi et scrutons ces photos.
Franck rit aux éclats. Il commence à connaître le caractère de sa bien-aimée et ne s’étonne pas de son pseudo-rejet lorsqu’elle se montre vulnérable, en l’occurrence lorsqu’elle dévoile ses sentiments. Il sait très bien qu’elle a manqué d’amour durant son enfance et accepte très bien cette différence entre lui et elle. Il sort chaque photographie pour la regarder de plus près, mais la luminosité de l’appartement n’est pas terrible, et comme la journée touche à sa fin, les détails ne sont pas des plus clairs.
— Franck, je pense que nous allons emporter l’album à la maison. On pourra scanner les photos et agrandir les détails sur l’ordinateur. Qu’en dis-tu ?
— C’est une excellente idée. Donc ça veut dire que tu reviens chez moi ?
— Affirmatif. Je passe jeter un coup d’œil à David et je serais chez toi en deux temps, trois mouvements.
— C’est une promesse ?
— Oui, ça en est une.
— Alors j’embarque tout ça et on se retrouve à la maison.
Franck prend l’album, ferme l’appartement et s’en va. Emma reste un peu par nostalgie. Elle n’a pas eu le temps de profiter de ce logement à son grand regret. Mais subsiste encore la raison pour laquelle David a racheté le bien immobilier de son ex-femme. Si ça avait été pour un acheteur lambda, c’est une chose, mais pour lui, la question est une énigme. Seul le trentenaire peut y répondre et vu son état actuel, il n’est pas près de répondre. Inutile d’en aviser Amélia, elle a bien trop de soucis avec tout cela. Emma passe à travers les cloisons, trouvant cela très drôle, lorsqu’elle aperçoit quelque chose dissimulé dans un mur entre deux pièces. Elle s’approche et regarde mieux où cela se situe. Derrière la copie grotesque d’une peinture d’un artiste connu, il y a un trou et dans celui-ci se trouvent des pochettes, des lettres, un chat en peluche, des articles de journaux et un acte de décès avec juste le prénom visible : Blandine. Difficile d’en voir plus, ne pouvant rien attraper. Emma rage, mais sait très bien comment faire. Elle se concentre sur Franck et apparaît à côté de lui, il vient seulement d’entrer dans sa voiture.
— Tu me fais toujours sursauter quand tu arrives soudainement.
— Je viens de trouver des choses intéressantes.
— Impeccable, nous irons un autre jour. Je voudrais me focaliser sur cet album.
— Franck, je t’en prie, vient m’aider à récupérer ce que j’ai vu.
— Je suis désolé, Emma, mais pas pour ce soir. Je préférerais qu’on se concentre sur les photos et demain direction Olivet.
— S’il te plait !
Emma fait une moue tellement tendre et drôle que le jeune homme ne peut pas résister. Il descend et retourne au logement. La défunte lui indique clairement l’endroit et celui-ci sort l’entièreté du contenu de la cachette. Ils n’examinent rien sur place et emportent le tout chez Franck.
Une fois à la maison, toutes les pièces trouvées sont installées sur la table et l’examen de chaque détail commence. Le jeune homme branche son ordinateur portable avec l’imprimante-scanner. Chaque photographie est analysée minutieusement, semblable à des experts dans les séries télévisées. Pendant qu’il s’attelle à cette tâche, Emma observe de son côté et s’arrête immédiatement sur l’acte de décès qui est entièrement visible.
— Franck, regarde.
— Qu’y a-t-il ?
— Le nom de la femme sur l’acte.
— Blandine Carnolet épouse Moreno. Tu la connaissais ?
— Non, mais regarde le nom de son mari.
— Paul Moreno. Mais attends, elle est morte en 2004. Cela veut dire qu’à cette époque David devait avoir douze ans ? Et Moreno c’est le nom de famille de David.
— Cherche dans les pochettes pour voir si tu trouves autre chose.
La révélation ne se fait pas attendre et Franck met la main sur une sorte de cahier qui lui fait écarquiller les yeux.
— Bon sang, Emma regarde, c’est le livret de la famille Moreno. Blandine Carnolet et Paul Moreno étaient les parents de David.
Chapitre 14
— Waouh, trop fort ! Sacrée trouvaille que nous venons de faire.
— Tu l’as dit. On a quand même de la chance que tu puisses passer à travers les murs, sinon nous ne l’aurions jamais trouvé.
— C’est vrai, être un fantôme n’a pas que des désavantages tout compte fait. Alors que nous révèle ce livret.
Emma et Franck scrutent attentivement chaque page et notent tous les renseignements possibles sur le contenu du livret de famille. Ils apprennent que les parents de David étaient respectivement : Paul, Yves Moreno né à Bordeaux le 28 février 1960, décédé le 14 juillet 2004 à Olivet dans le Loiret, et Blandine, Séraphine, Agathe Carnolet née à Lyon le 1ᵉʳ mai 1962, décédée le 14 juillet 2004 à Olivet également. Ces informations font l’effet d’une bombe. Non seulement, les parents de David sont morts le même jour, à la même date et dans la ville où Emma doit mener l’enquête sur le fameux incendie. Tout est lié, se dit-elle, mais Franck lui demande de ne pas tirer de conclusion hâtive tant qu’ils n’ont pas lu l’intégralité du livret, même si l’évidence lui saute aux yeux. Le jeune homme tourne les pages suivantes et la tristesse envahit ses traits tout comme ceux d’Emma. Il s’agit des enfants du couple. David, Paul Moreno né le 31 mars 1992 à Lyon, Sarah, Roselyne Moreno née le 12 juin 1997 à Orléans, décédée le 14 juillet 2004 à Olivet. Julien, Rémy Moreno né le 3 juillet 2000, décédé le 14 juillet 2004 à Olivet.
— Je suis abasourdie, Franck.
— Je ne te le fais pas dire. C’est atroce, toute une famille décimée sauf un enfant qui s’est retrouvé tout seul. Ça a dû être abominable pour lui.
— Cela explique énormément de choses, mais des zones d’ombres subsistent.
— Lesquelles ?
— Si mes calculs sont exacts, il avait douze ans lorsque la mort a frappé cette famille, d’accord ? Ma question est la suivante : qui s’est
occupé de lui après le décès de ses parents ? Il faut que nous fassions des recherches sur son passé familial. Je ne crois pas qu’il soit allé en famille d’accueil.
— J’en ai une autre : de quoi sont-ils morts ? Même si je commence à me dire que ta mission concernant l’incendie d’Olivet est liée, je ne crois pas au hasard. Nous avons quatre morts à la même date et au même lieu où des forces supérieures t’ont confié une tâche assez importante. Est-ce que finalement, ce n’est pas à toi d’aider David à trouver la paix ?
Emma ne trouve aucun mot pour répondre à Franck. Il y a trop d’informations arrivant subitement et elle ne sait pas comment gérer tout cela. Le jeune homme s’en aperçoit et l’invite à faire une pause. Il s’installe sur le canapé et attire la défunte contre lui, son bras par-dessus ses épaules.
— Aller, ça va le faire, ma belle. On va tirer tout cela au clair, ne t’en fais pas. Tu n’es pas toute seule pour gérer cette affaire. Je suis là pour toi.
Emma se pelotonne contre le corps solide de son ami. Elle se sent dépassée par toutes ces émotions entre la découverte du passé familial de David et l’amour que Franck lui porte. Elle s’endort, son énergie s’étant épuisée. Sachant qu’il risque de se passer quelques jours avant qu’elle ne se réveille, le jeune homme la transporte dans la chambre, le temps que sa belle endormie se réveille. Il revient à la salle à manger où tous les documents sont éparpillés sur la table. Il les range précautionneusement dans un tiroir de son buffet. Mais l’histoire tourne en boucle dans sa tête et son envie d’aider David est forte. Néanmoins, il se fait également la réflexion que s’il aide Emma dans sa quête, une fois terminée, elle partira. Il ferme les yeux et se surprend à vouloir qu’elle échoue pour pouvoir la garder près de lui. Il secoue la tête et les mauvaises pensées qui l’accompagnent en se
disant qu’il est égoïste de vouloir qu’elle reste, en sachant qu’elle ne fait plus partie du monde des vivants et qu’elle a le droit de reposer en paix dans le monde auquel elle appartient désormais.
Les jours s’écoulent et Emma se réveille enfin. En ouvrant les paupières, elle constate qu’il y a un bouquet de rose rouge sur la table de nuit accompagné d’une lettre. Elle s’en saisit et l’ouvre pour lire ce qu’elle contient. C’est un mot de Franck très simple, très beau, très doux et agréable à lire encore et encore : « Ma douce Emma, je t’aime. Juste ce petit mot pour que tu saches à quel point je tiens à toi. Réveille-toi doucement, ma belle, nous nous verrons très rapidement. » Même si elle n’a plus de battements de cœur, ce qu’elle ressent à cet instant est inconditionnellement profond et pur. Jamais elle n’aurait imaginé, dans ses rêves les plus fous, aimer un homme à ce point et surtout qu’il le lui rende. Elle regarde l’heure et notamment la date : 10 h 17 le jeudi 14 mars 2024. À cette heure-ci, Franck doit être au cabinet en train de torturer un patient. Elle se fait rire toute seule de cette boutade, se lève et va prendre une douche relaxante. Une fois prête, elle fait un petit tour de l’appartement et voit que Franck n’a pas chômé pendant sa recharge de batterie. Il a dressé un tableau sur lequel il a répertorié les lieux, les dates de décès et quelques articles de journaux relatant des incendies qui sont survenus à Olivet en 2004. Et d’après ce qu’il est écrit, le jeune homme a trouvé l’intégralité de ce qu’il cherchait. Malheureusement, Emma doit attendre le retour de son ami pour pouvoir avoir le compte-rendu des recherches. Elle réfléchit et d’un seul coup sourit et se concentre sur David pour aller lui rendre une petite visite. Elle apparaît à côté de lui et constate qu’il est en train de faire des exercices de kinésithérapie. Elle se retrouve dans une salle avec d’autres patients, qui ne la voient pas bien évidemment, mais est très curieuse du travail de rééducation. Emma découvre plusieurs personnes atteintes de différentes pathologies et d’âges variés. Elle est attirée par une petite fille qui doit avoir dans les six ans environ et à qui il manque une jambe et qui se déplace avec une prothèse. Au vu de sa maladresse, cela ne doit pas faire longtemps qu’elle apprend à marcher avec. Elle se surprend à la regarder avec compassion, émotion refoulée lorsqu’elle était en vie.
Voir cette enfant s’accrocher avec une telle ferveur et détermination, la laisse admirative. Elle qui pourtant ne les supportait pas, la voilà en émerveillement devant une jeune enfant qui a en elle une force mentale incroyable.
Emma se sent prise d’une joie intérieure en la voyant et soudain l’encourage à haute voix.
— Vas-y, ma grande, tu vas y arriver !
— Merci, madame.
— Quoi ?
— Merci, madame, c’est dur, mais je vais y arriver.
Emma regarde autour d’elle, personne ne semble faire attention à cette fillette et en profite pour discuter avec elle. Peut-être est-elle médium elle aussi ? À un si jeune âge ?
— Comment t’appelles-tu ?
— Mila, et toi ?
— C’est très joli. Moi, c’est Emma.
— Qu’est-ce que tu fais là, Emma ?
— J’attends un ami, c’est le monsieur là-bas sur le vélo.
— D’accord.
— Comment t’es-tu fait cela ?
— De quoi ?
— Ta jambe. Que t’est-il arrivé ?
La fillette baisse la tête, l’air triste et la défunte a envie de la prendre dans ses bras, mais ne peut pas. Alors, elle se baisse au niveau de la petite et lui dit qu’elle n’est pas obligée de le dire.
— Une voiture m’a écrasé la jambe. Le monsieur avait bu de l’alcool et ne m’a pas vu.
Pendant que la petite Mila raconte son histoire, Emma voit défiler dans sa tête la scène entière comme si elle la vivait elle-même. La
petite fille joyeuse sur sa trottinette, la voiture arrivant à toute allure derrière elle, heurtant le trottoir et le choc. La maman hurlant de terreur, l’enfant perdant connaissance, les pompiers, l’hôpital… Tout cela est déconcertant et Emma essaie de reprendre le contrôle de ce qu’elle voit.
— Et du coup, j’apprends à marcher avec une prothèse.
— Tu es très courageuse, Mila, bravo.
— Merci Emma.
— Tu viens tous les jours ?
— Le mardi et le jeudi.
— Je vais essayer de passer te voir si tu veux bien.
— D’accord, je serais contente de te voir.
— Au revoir, jolie Mila.
— Au revoir.
Entre temps, David a terminé sa séance et les ambulanciers le ramènent chez lui. Il n’a pas l’air en grande forme. Physiquement, on sent bien que ce n’est pas aujourd’hui qu’il va courir le marathon, mais sur le plan émotionnel et psychologique, on est plus face à un homme qui est sur le point de rendre l’âme et qui a abandonné tout espoir. Emma est attristée de voir l’homme qu’elle a aimé dans cette piètre posture. Elle le suit jusque chez lui. Il marche difficilement avec une béquille et claudique telle une gueule cassée de la Première Guerre mondiale. Il n’y a personne à son domicile et il y rentre tout doucement, portant le fardeau de son secret sur ses épaules. Une fois à l’intérieur, il s’installe sur le canapé avec une petite bouteille de rhum qu’il ouvre pour boire une gorgée. Il s’est mis à boire cette andouille ? Se demande Emma en colère.
— N’importe quoi ! Et puis d’abord, est-ce qu’Amélia est au courant ? Je ne crois pas ! Abruti !
Et d’un geste, sans réfléchir, elle envoie valser la bouteille qui s’envole à travers le salon et va se briser sur le mur. David se lève d’un bond, regarde tout autour de lui et prononce quelque chose que la défunte n’aurait nullement imaginé.
— EMMA ? JE SAIS QUE C’EST TOI !
— Quoi ? Comment sait-il que je suis ici celui-là ?
Évidemment, David ne l’entend pas et Emma a envie de lui dire ce qu’elle pense de son comportement. Elle voit sur la table du salon un carnet et un stylo et a l’idée de les faire chuter pour que son ex-mari le remarque et prenne ces deux objets pour tenter de communiquer par l’écriture automatique. Elle avait vu un reportage, il y a des années, sur cette pratique, mais bien sûr, à ce moment-là, ce n’était que de la foutaise pour elle. Aujourd’hui, tout est différent et au vu de la situation, pourquoi ne pas essayer. Elle se concentre en sachant que plus elle dépense de l’énergie, plus elle risque de se rendormir assez rapidement pour refaire le plein de ses capacités. Mais cela vaut le coup d’essayer. Ses yeux et ses pensées se dirigent vers ces deux objets et elle remarque qu’ils bougent. Le stylo tremble et une page du carnet s’ouvre brusquement. David le voit et immédiatement prend le crayon dans sa main et se rassoit. Il pose une question en l’air en attendant qu’Emma lui réponde. Elle est tout de même très surprise qu’il ne se pose pas la question de pourquoi un carnet et un stylo viennent de se mouvoir sans raison apparente.
— Emma, est-ce que tu es là ?
— Oui, mais comment puis-je te répondre ?
— Emma, est-ce que tu es là avec moi ?
La défunte repense à son reportage et s’assoit près de David calmement. Elle pose sa main au-dessus de la sienne comme si c’était elle qui s’apprêtait à écrire. Et sans s’en rendre compte, David commence à noter quelque chose de saccadé, de tordu, mais compréhensible. Il s’arrête et lit le message que lui a exprimé Emma.
« Tu es un idiot ! »
David n’est pas surpris de cette réponse et poursuit ses questions.
— Emma ? Est-ce toi qui viens de déglinguer ma bouteille ?
— Bien sûr que oui, quelle question !
« Oui ! »
— En quoi cela te pose un problème que je me sois mis à boire ? Ma vie n’a plus de sens. Et je me souviens très bien de notre conversation lors de mon opération. Intérieurement, je suis mort, Emma, tu entends ?
« Je sais pour tes parents. »
— Quoi ? Tu es sérieuse ? Même de l’autre côté, tu mènes une enquête sur moi ?
« Pourquoi tu as racheté mon appartement ? »
— Tu es incorrigible Holder !
— Je n’aime pas que tu m’appelles par mon nom ! Si je pouvais te faire bouffer le carnet et le stylo en guise de dessert, je le ferais, crois-moi !
Un cousin du canapé chute sans raison. David comprend facilement que c’est l’œuvre d’Emma.
— Même en étant un fantôme, tu es toujours autant susceptible, je constate.
La main du trentenaire s’exécute de mouvements plus saccadés pour afficher le mot :
« Connard ! »
David éclate de rire en se remémorant le caractère difficile de son ex-femme.
— Ah bon sang ! Je te remercie pour ce fou-rire que tu viens de me donner, parce que ça fait quelque temps que j’avais oublié ce que cela faisait de se détendre. Merci Emma. Promis, je ne t’appellerai plus par ton nom de famille. Alors comme ça, tu sais quelque chose sur mes parents ?
« Oui. »
— Personne n’est au courant de quoi que ce soit. Et là où tu es, tu ne pourras rien faire de plus. Je suis un monstre et je resterai un monstre, point final.
« Pourquoi ? »
— Pourquoi ? Mais voyons parce qu’ils sont morts à cause de moi, tout comme ma petite sœur et mon petit frère.
David s’effondre de chagrin à cette confession. Les larmes coulent comme des torrents de ses yeux et Emma ne sait pas quoi faire. Elle ne peut ni le prendre dans ses bras, ni le réconforter. Mais la peine qu’elle éprouve pour lui est immense. Qu’a-t-il bien pu faire pour se traiter de cette manière. Monstre n’est pas qu’un simple mot, cela va au-delà de la mésestime. La défunte réfléchit à des solutions, mais n’arrive pas à se concentrer en voyant cet homme se dévaloriser. Soudain, elle a une idée et se téléporte au cabinet d’ostéopathe de Franck. Il est assis à son bureau en train d’encaisser une séance avec son patient. Emma regarde la salle d’attente et il n’y a personne. Une fois seul, Franck, qui a vu Emma apparaitre, s’avance rapidement vers elle pour la prendre dans ses bras et l’embrasser fougueusement.
— Je t’ai tant manqué que ça ?
— Tu ne peux même pas imaginer. Les fleurs t’ont fait plaisir ?
— Absolument fabuleuses. Merci beaucoup. Et le petit mot parfait.
— Je suis heureux alors.
— Dis-moi, je suis franchement très bien dans tes magnifiques bras musclés. Mais on a un problème.
— Que se passe-t-il ?
— Peux-tu aller voir David là tout de suite, s’il te plaît ? C’est urgent.
— Je prends ma veste et j’y vais de ce pas. Tu m’accompagnes et tu m’expliques ce qu’il se passe ?
— D’accord.
Franck monte à bord de sa voiture, suivi par Emma. Sur le trajet, elle énumère point par point ce qu’il s’est passé entre David et elle.
— Tu as réussi à communiquer avec lui par le biais de l’écriture ? C’est incroyable. Bravo ma belle, je te félicite.
— Merci, mais il n’est pas bien du tout. J’ai peur qu’il essaie de mettre fin à ses jours.
— Tu sais quoi ? Mon petit doigt me dit que sa chère tante ne le laissera pas faire.
— Tu crois ?
— J’en suis sûr.
Ils arrivent en même temps qu’Amélia qui se demande ce qu’il se passe. Emma lui fait un résumé rapide et elle se précipite dans la maison, ayant une peur bleue que David ne fasse quelque chose de dangereux pour lui-même. Ils entrent tous les trois et trouvent le trentenaire allongé sur le canapé. Il semble dormir.
— Ouf, j’ai eu la peur de ma vie. Je vais le laisser tranquille pour le moment. Ses séances de kiné sont très intenses et après, il a besoin d’un temps de repos. Franck, tu veux quelque chose à boire ? Emma, je ne te propose rien évidemment.
Mais Emma a les yeux rivés sur son ex-mari. Quelque chose la tracasse. Un sentiment de malaise et de lourdeur se fait sentir dans la pièce, mais elle ne sait pas décrire cette sensation. Elle s’approche de
David, essaie de poser sa tête sur son torse et lui passe à travers. Elle comprend immédiatement qu’il n’est pas dans les bras de Morphée.
— AMÉLIA, FRANCK, APPELEZ VITE LES POMPIERS !
David est transporté d’urgence à l’hôpital. Après plusieurs heures, le diagnostic est clair : il a fait un AVC hémorragique et se retrouve dans le coma. Les médecins tentent tant bien que mal de le sauver, mais le verdict tombe comme un couperet sur Amélia. Son fiancé a très peu de chance de s’en sortir ou s’il s’en sort, ce sera avec un sévère handicap.
— Mademoiselle Ratry, je tiens à préciser que pour le moment, ce sont les machines qui le maintiennent en vie. Il ne se réveillera peut-être jamais. À mon humble avis, attendez-vous au pire. Je suis sincèrement navré.
Amélia et son frère repartent en fin de journée, abattus l’un et l’autre. Emma décide de rester sur place pour voir si David se manifeste auprès d’elle. Elle est assise dans le fauteuil lorsqu’elle sent une présence familière entrer dans la pièce.
— Bonjour Roselyne, je pensais bien vous voir vous manifester.
— Bonjour Emma. Et tu es toujours là, je constate.
— Comme une tique, je m’accroche alors qu’on ne veut pas de moi.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— Vous surveillez s’il meurt ? Comme ça, vous pourrez avoir le loisir de le ramener dans l’enfer qu’il vit au quotidien !
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, alors ferme-la !
— Non, je ne me tairai pas. En sachant que j’ai des infos sur lesquelles vous pourriez bien m’éclairer à ce propos.
— De quoi parles-tu ?
— D’abord, j’ai une petite question à vous poser.
— Je t’écoute.
— Vous êtes bien, Roselyne Bertulli n’est-ce pas ?
— En effet.
— Bertulli c’était bien votre nom d’épouse ?
— Je confirme.
— Quel était votre nom de jeune fille ?
— Carnolet. Roselyne Carnolet.
Dans la tête d’Emma, cela ne fait plus aucun doute. Le puzzle de ce mystère commence à se former.
— Blandine Carnolet était votre sœur, c’est bien cela ?
— C’était ma petite sœur.
Elle détourne le regard, car elle pleure et ne veut pas qu’Emma la voit, seulement il est trop tard et la défunte comprend que la douleur, même dans la mort, est toujours présente.
— Ils sont tous décédés dans l’incendie de leur maison, c’est ça ?
— Oui… exact. Seul David en a réchappé. Pour la simple et bonne raison qu’il n’était pas là le jour où c’est arrivé.
— J’ai comme l’impression que vous ne voulez pas vraiment le sauver.
— …
— J’avais donc vu juste. Pourquoi le maintenir dans ce cas ?
— Je ne peux pas te le dire.
— Pour quelle raison ? Nous sommes mortes toutes les deux et aux portes de l’au-delà, nous n’avons plus rien à perdre, alors autant libérer votre esprit de ce fardeau. Vous ne croyez pas ?
— Tu n’as pas tout à fait tort. En fait, c’est à cause de l’imprudence de David qu’ils ont tous péri. Mon intuition me dit que tu ne vas pas lâcher le morceau aussi facilement. Je ne t’ai jamais aimé, mais tu as au moins la qualité d’être persévérante.
— Un compliment ? Quel exploit ! En revanche, vous dites l’imprudence à propos de David, mais pourquoi ? Ce n’était qu’un gamin de douze ans ? Qu’a-t-il pu bien faire de grave pour que vous lui en vouliez autant ?
— C’est lui qui a mis le feu à la maison, et à cause de ça, que j’ai perdu ma seule et unique sœur, que j’aimais de tout mon cœur.
— Il ne l’a peut-être pas fait exprès, c’était sûrement un accident ?
— Je sais que c’est lui.
— Il vous l’a dit ?
— Bien sûr, puisque c’est moi qui ai hérité de sa garde à la mort de ses parents. Et je ne me suis jamais gêné de le lui rappeler.
— C’est ignoble. Il avait déjà la mort de ses parents, de son frère et de sa sœur sur la conscience et vous n’avez fait qu’amplifier sa souffrance.
— Il a tué Blandine et ça, je ne lui pardonnerais jamais !
— Pourquoi le laisser vivre alors ? Vous m’aviez dit que vous étiez là en mission longue pour l’aider à ne plus être un danger pour lui. Je n’y crois pas une seconde. Quelle est votre réelle motivation ?
— Je le laisse vivre pour qu’il souffre le plus possible. La mort serait trop douce et il serait libéré de cette souffrance. Et ça, c’est hors de question ! Le jour où il rendra son dernier souffle, je veux être là et lui rappeler encore et encore qu’il a tué sa famille.
Roselyne parle avec haine, si bien que ses yeux deviennent rouges et sa peau incandescente. Emma a beau être un fantôme, cette femme lui fait peur. Elle se souvient soudain de ce que l’ange lui avait dit à propos des âmes errantes. C’est ce qu’est en train de devenir Roselyne ? Une âme errante ? Est-ce la colère qui la maintient sur terre, accroché à sa vengeance ?
— Vous pouvez dire ce que vous voulez, je ne crois pas que David soit responsable de la mort de ses parents. Je tirerai cette histoire au clair. En attendant, vieille folle, cela ne sert à rien de trainer dans les parages. Allez vous aérer, cela vous fera du bien !
— Où veux-tu que j’aille ? Au cimetière ? Devant la maison de ma sœur ? Non, merci !
— Donc, il est préférable que vous tourniez en rond jusqu’à ce que la mort s’ensuive ? Ah non, pardon, c’est déjà fait !
— Décidément, tu as toujours le mot pour rire.
— Oh, allez, détendez-vous, vous ne risquez plus rien au point où vous en êtes.
— Je te hais, Emma, du plus profond de mon âme.
— Ce n’est pas grave, je vous déteste encore plus. Vous n’aviez pas un mari ? Vous pourriez simplement partir le rejoindre de l’autre côté tout comme votre sœur. Vous ne croyez pas ? Plutôt que de vous acharner sur ce pauvre David.
Roselyne ne regarde plus Emma et fixe le sol. Elle semble s’être perdue dans ses pensées et affiche un regard complètement hagard. Elle finit par tourner la tête vers la défunte pour lui demander de quel mari elle peut bien parler.
— Je parle d’Alberto Bertulli. Votre époux avec qui vous étiez venu pour notre mariage.
— Je ne vois pas de qui tu parles. Mais d’abord, qui êtes-vous ? Laissez-moi tranquille, vous entendez !
Emma va pour répliquer, mais se sent aspirée vers l’arrière et disparait de l’hôpital. Elle apparaît devant la maison incendiée à Olivet avec à ses côtés l’être de lumière qui l’avait déjà emmené auparavant en ce lieu.
— Ah, c’est vous !
— Tu as de la chance que je te tire d’affaire.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— As-tu compris que Roselyne est en train de devenir une âme
errante ? Lorsqu’une âme reste trop longtemps sur terre sans évoluer, elle finit par perdre ses anciens repères terrestres, perd la mémoire et risque de devenir agressive.
— C’est pour cette raison qu’elle ne se souvenait pas d’avoir un mari ? Qu’elle n’a plus su qui j’étais d’un seul coup ? Et puis, à un moment donné, elle est devenue incandescente et ses yeux ont viré au rouge. Pourquoi ?
— Comme c’est la colère et la vengeance qui la maintienne sur terre, son esprit devient ce qu’elle ressent.
— Vous voulez dire qu’elle devient la colère incarnée ?
— Exactement.
— Ça n’augure rien de bon.
— Je suis d’accord, mais surtout qu’elle est sur le fil de la corde pour passer le portail. Sinon, dans quelque temps, il sera trop tard et seuls des êtres capables de faire le transfert, comme les passeurs d’âmes, pourront y arriver. Mais elle a engrangé beaucoup de souffrance en elle, cela ne va pas être facile. Néanmoins, je voudrais revenir sur toi
Emma. Tu es en train de faire du bon travail, je tenais à ce que tu le saches. Tu n’es pas loin de réussir ta mission.
— Vous êtes venu me voir juste pour me dire ça ?
— D’une part, oui, et je voulais te parler une fois de plus de Franck.
— Aïe !
— Comme tu dis : aïe. Tu as conscience que ce que vous faites tous les deux est interdit ?
— Je le sais bien.
— Je te l’ai déjà dit, tu as eu ta chance, tu ne l’as pas saisie et maintenant, c’est terminé.
— Pourtant, je suis tellement heureuse avec lui.
— Et lui aussi est heureux, encore plus que tu ne l’imagines. Qu’il t’aide pour ta mission, nous n’y voyons pas d’inconvénients. Mais pour le reste, ça ne va pas rendre les choses faciles et tu peux sombrer à tout moment et devenir comme Roselyne. De plus, à cause de ce qui se passe, Franck ne pourra pas évoluer et rencontrer la personne qui lui est désormais destinée.
— Je l’aime, je ne peux me résoudre à le voir avec une autre femme.
— Réfléchis bien aux conséquences, Emma. Mais sache que nous avons des projets pour toi, alors exécute ton travail et nous viendrons te chercher le moment venu. À bientôt, Emma.
L’être lumineux s’en va, laissant notre défunte, une fois de plus, toute seule. Elle regarde la maison en se disant que mener l’enquête avec Franck, c’est formidable et que malgré l’avertissement de l’être de lumière, elle continuera à aimer cet homme qui fait naître en elle la véritable personne qu’elle est en réalité.
Chapitre 15
Devant la maison à Olivet, Emma se dit qu’il est temps de faire le ménage sur ce sombre passé, de découvrir la vérité sur les évènements tragiques qui s’y sont déroulés et enfin, de faire la lumière sur la responsabilité ou non de David dans cette histoire. D’après le soleil qui se couche et les passants qui rentrent chez eux, il doit être dans les environs de 20 h. Elle réfléchit très intensément à la marche à suivre, mais il faut l’avouer, elle n’est pas une enquêtrice chevronnée. Cela dit, elle reconnait que la présence de Franck avec elle serait plus bénéfique, mais elle préfère le laisser en compagnie de sa famille pour le moment douloureux qu’ils vivent tous.
— Bon, il va falloir se mettre au boulot, mais par quoi commencer ?
Emma s’avance et traverse vers la porte d’entrée qui est à peine visible à cause des plantes qui ont pris possession des lieux. Curieusement, elle voit parfaitement dans la pénombre, se rendant compte qu’elle acquiert une nouvelle capacité.
— Décidément, la mort apporte quelques avantages non négligeables en ce qui me concerne.
Elle se tient dans ce qui était autrefois un couloir devenu sombre de suie et tenant encore debout par miracle. Emma observe calmement ce qui l’entoure et ferme les yeux quelques secondes, afin de s’imprégner du lieu. Elle rouvre ses paupières et se retrouve soudain dans un univers totalement différent. Il s’agit de la même maison, mais bien avant le drame. Elle entend du mouvement à l’étage ainsi que des voix d’adultes au rez-de-chaussée. Suis-je toujours au même endroit ? Se demande-t-elle. Une femme lui passe à travers sans se soucier de sa présence qui est invisible. Emma décide de la suivre et se retrouve dans une cuisine où un plat est au four, un petit garçon fait du coloriage sur une minuscule table aménagée dans un coin et un homme met la table. Ils discutent et notre défunte écoute attentivement ce qu’ils se disent.
— J’en ai assez de ce boulot, si tu savais, Blandine.
— Ne penses-tu pas qu’il serait temps de changer Paul ?
Blandine ? Paul ? Emma réalise qu’en face d’elle se trouvent les parents de David et sûrement son petit frère qui s’occupe de ses dessins sagement. Réalisant cela, elle court et monte jusqu’à l’étage pour se rendre compte que les bruits qu’elle entendait sont produits par des enfants jouant ensemble. Il s’agit de David et de sa jeune sœur Sarah. Elle remarque que son ex-mari n’a pas changé d’un poil en grandissant. Les mêmes cheveux châtains, les mêmes taches de rousseur sous les yeux et même cet air mélancolique qui le caractérise parfois par son manque de confiance en lui. Elle se surprend à cette réflexion. La mort m’a vraiment rendue plus sage, se dit-elle. La voix de leur père retentit, pour les inciter à se laver les mains et à venir prendre le repas. Les deux enfants n’hésitent pas et exécutent ce qu’on leur a demandé. Ils descendent et Emma reste à l’étage pour étudier les lieux. Elle fait le tour des chambres et la première sur la gauche lui rappelle la première fois qu’elle est venue. Sauf que cette fois-là, l’endroit était plus noir et sinistre, alors qu’à cet instant, c’est une pièce belle, lumineuse et élégamment décorée qui se trouve devant elle. Elle poursuit ses investigations et enchaine avec les autres pièces de l’étage qui n’ont rien d’exceptionnel. Les chambres d’enfants restent classiques, avec des jouets éparpillés un peu partout, une console de jeu pour David, des puzzles pour Sarah et des cubes pour Julien. Elle repart, mais un détail la trouble. Elle fait demi-tour pour retourner dans la chambre du plus jeune où se trouve, sur le lit, un chat en peluche. Cette même peluche qu’elle et Franck ont récupérée dans la cachette de David avec les documents et le livret de famille.
— Pourquoi aurait-il le nounours de son frère ? Si je vois ce souvenir, ce n’est peut-être pas si anodin que ça. Il doit y avoir quelque chose qui doit avoir une signification particulière pour l’avenir sinistre qui les attend et qui peut m’aider à comprendre la suite.
Elle redescend et la famille dîne tranquillement, chacun racontant sa journée, le petit Julien jouant avec son gratin de légumes qui a l’air de ne pas l’enchanter, David parlant des repas infâmes de la cantine du centre aéré et Sarah dessinant un bonhomme avec sa nourriture. Emma ne pense pas que ce soit très important et repart pour faire le tour du rez-de-chaussée, lorsque David pose une question à ses parents.
— Papa, il y a un feu d’artifice qui va être tiré et je voudrais y aller avec Thomas.
— Thomas, le fils des voisins ?
— Oui, il y va avec son grand frère.
— Je ne suis pas très à l’aise de te laisser avec lui. Il n’a que seize ans et vous deux douze ans. Et puis le lendemain, nous devons partir très tôt pour aller chez Tata Roselyne et Tonton Berto.
— Pff, je n’aime pas aller là-bas.
— David, je te prie d’avoir un peu plus de respect envers ma sœur, s’il te plaît ! Je sais qu’elle peut être soupe au lait, mais au fond, elle a un grand cœur.
— Pardon, maman. Mais c’est le plus beau feu d’artifice dans le coin, j’ai trop envie d’y aller, papa, maman, s’il vous plaît !
— Écoute, mon grand, nous sommes le 8 juillet, demain tu vas au centre aéré avec ta sœur et ton frère. C’est maman qui vous y emmène d’ailleurs. Nous en reparlerons plus tard, d’accord ?
Le jeune garçon ne prononce plus un mot, comprenant que « plus tard » signifie, en réalité, jamais. Emma se sent très mal, car elle sait qu’il ne leur reste que six jours à vivre. Une fois le repas terminé, les enfants montent se laver les dents et se coucher, David ne décrochant toujours pas un seul mot. Sa mère vient le voir pour discuter calmement.
— Mon chéri, puis-je entrer ?
— Oui.
— Pouvons-nous parler un instant ?
— Si tu veux.
— Je sais que tu en veux à ton père. Mais il faut le comprendre, il travaille dur et avec ses horaires, ce n’est pas facile.
— Je ne vois pas le rapport avec ma sortie du 14 juillet.
— Il a pris quelques jours de congé pour que l’on puisse partir voir ton oncle et ta tante à La Rochelle. Tu n’as pas envie d’aller au bord de la mer ?
— Si, mais ce n’est pas parce que je rentrerai tard que cela va poser un problème. On partira quand même et je dormirai dans la voiture de toute façon.
— Ton père veut partir à quatre heures du matin.
— Et alors ?
— Alors, il veut que tout le monde soit reposé et prêt à affronter le voyage. Et comme ils ont prévu de partir pêcher en bateau avec Alberto, il veut y être tôt et profiter un maximum. N’oublie pas qu’il n’a que sept jours de vacances et que le temps passe vite.
— Mais je voulais vraiment y aller. Et puis Thomas, c’est mon meilleur ami, j’ai trop envie. Après, il va partir chez ses grands-parents jusqu’à la fin du mois d’août et on se verra en septembre pour la rentrée. C’est long !
— Je peux essayer de lui en parler et trouver une solution.
— Tu ferais ça ? Bonne chance, papa ne lâche pas facilement.
— Nous verrons bien. Et puis des feux d’artifices, il y en a chaque année. Bonne nuit, mon chéri.
— Bonne nuit.
Blandine ferme la porte, laissant un David bougon qui remonte son drap malgré la chaleur du mois de juillet et finit par s’endormir. Emma le regarde avec tendresse et sort de la chambre pour rejoindre les parents du jeune homme. Ils boivent le café sur la terrasse à l’arrière de la maison. Les trois enfants dorment et Blandine et Paul en profitent pour un moment à deux. Emma se positionne près d’eux. Ce qu’elle ressent est très fort en regardant cet homme et cette femme dont le temps est compté. Ils ont l’air d’un couple assez classique, travaillant chacun et essayant de vivre du mieux qu’ils peuvent en élevant leurs trois rejetons. Sûrement un crédit sur la maison ? Une voiture à payer ? Des vacances compliquées à prendre du fait des dépenses ? Tout cela fait partie d’un monde qu’Emma n’a pas connu, vivant sous la coupe de la richesse de ses propres parents qui n’en avaient que faire de leur fille. Préférant laisser une nourrice prendre le relai maternel. Laissant cette petite rancœur de côté, elle écoute leur conversation.
— Parfois, j’ai du mal à le comprendre.
— Chéri, c’est un gosse de douze ans, tu n’avais pas envie de sortir lorsque tu avais son âge ?
— Blandine, mon père me battait et ma mère et moi avons fui cet homme tyrannique.
— Pardon, mon amour, par moment, je l’oublie.
— Ce n’est pas grave. Je veux le protéger au maximum. Le savoir seul avec son copain et le grand frère de celui-ci, me fait peur.
— Tu ne veux pas que nous y allions tous les cinq ?
— Non, je veux partir à quatre heures du matin, donc il faut que nous soyons tous reposés. Et puis, je suis de garde le 14, tu le sais bien, jusqu’à 19 heures. Donc, je rentre, je mange et je vais dormir.
— Je vais les y emmener dans ce cas.
— Tu vas rentrer tard, ma chérie.
— Ce n’est pas grave, je dormirai dans la voiture comme les enfants pendant que tu roules, c’est tout.
— Je n’aime pas te savoir seule le soir.
— Paul, ça suffit ! Je ne suis plus une petite fille, je sais très bien ce que je fais, bon sang ! Tu es pénible à toujours me surprotéger et à avoir peur de tout ! Je sais que ton enfance t’a profondément traumatisée, mais ce n’est pas en te comportant comme un obsessionnel du danger que ça va nous protéger. Nous ne sommes à l’abri de rien, tu entends ? N’importe quoi peut arriver à tout moment !
— Je le fais parce que je t’aime ! Je vous aime ! Ma mère a dû batailler comme une dingue pour ne pas me laisser entre les mains de cette ordure qui me servait de père. Alors, je fais tout mon possible pour garder ma famille en sécurité.
— Oui, mais parfois, il faut que tu te rendes compte que c’est étouffant.
— Stop ! Je ne veux pas que tu ailles et je ne veux pas que David parte avec son copain. Un point, c’est tout !
— Tu es en train de franchir une limite que je ne supporte plus.
— Qu’est-ce que cela veut dire en clair ?
— Que notre couple n’ira pas très loin si tu continues à ne pas aller voir un spécialiste. Tu crois que je ne le vois pas, que tu es en pleine dépression ?
— Tu veux divorcer, c’est ça ?
— Non, mais il m’arrive de me dire que notre vie pourrait s’améliorer si tu arrêtais avec tes obsessions. C’est usant à la fin.
— C’est trop difficile. Je suis allé une fois chez un psy et je n’arrive pas à parler de mes souvenirs.
— Tu n’y es allé qu’une seule fois. Ces choses-là prennent du temps, mais toi, tu as renoncé trop rapidement comme d’habitude. C’est comme ton boulot, tu n’es pas bien là où tu es, mais tu ne fais aucun effort pour chercher autre chose.
— Parce que je suis bien payé.
— Tu parles ! Tu es exploité ! Tu fais des heures supplémentaires et certaines ne sont même pas payées. Pour prendre des vacances avec ta famille, c’est une catastrophe ! Combien de temps cela va-t-il durer encore ? Je n’en peux plus, Paul !
Blandine se lève soudainement et part se coucher, très contrariée, sans rajouter quelque chose de plus dans cette discussion somme toute stérile. Car nous comprenons bien que Paul Moreno n’est pas le genre d’homme à lâcher ses principes facilement et que la peur et le manque de confiance en lui dominent sur toutes ses décisions. Le père de famille reste à l’extérieur en finissant son café et en observant les étoiles qui brillent de mille feux, les yeux luisant d’émotions à l’évocation de son mal-être. Les lumières de la maison s’éteignent et le père de famille reste encore un peu à l’extérieur. Il se lève et se dirige vers un cabanon qui se trouve au fond du jardin. Il sort une petite clé cachée sous un pot de fleur et ouvre le cadenas qui le ferme.
Paul entre et ouvre une boîte à outils qui contient des paquets de cigarettes. Vu qu’ils sont cachés de cette manière, on peut aisément comprendre que personne n’est au courant de cela. Il en allume une en fermant les yeux et se sent soulagé de toutes ces tensions avec sa femme, même si c’est juste momentané et éphémère, car cela ne résoudra pas le problème. Emma en a assez vu et sent que son énergie diminue. Elle préfère rentrer chez Franck pour reprendre des forces et avoir des nouvelles de David par la même occasion. Elle se concentre, mais n’arrive pas à partir immédiatement. Elle rouvre les yeux sur une bâtisse dégradée et noircie par les flammes. Elle est toujours au même endroit, mais dans le présent. Quelle tristesse, se dit-elle. Elle se demande pourquoi elle ne part pas dans la direction qu’elle souhaite, mais reste coincée dans la maison. Elle recommence à se concentrer mais une fois de plus, cela ne donne rien. La panique s’empare d’elle, puis elle réalise une fois de plus que dans son état fantomatique, c’est inutile. Elle manque de mourir de peur, si elle n’était pas déjà morte, lorsqu’elle aperçoit dans les ruines une petite fille. Elle doit avoir dans les 6-7 ans, est vêtue d’un pyjama d’été et son visage semble avoir subi des brûlures. La défunte la reconnaît immédiatement, car il s’agit de Sarah, la jeune sœur de David qui a péri dans l’incendie. Emma fait un pas vers elle, mais l’enfant se retourne et part en courant à travers les murs. Qu’à cela ne tienne, elle la suit. Elle se retrouve dans ce même jardin où quelques minutes plus tôt, elle y était en compagnie de Paul Moreno vingt ans auparavant.
— Sarah ? Où es-tu ? Je ne te veux aucun mal, tu peux venir, s’il te plaît ?
La petite fille ne se montre pas, ce qui agace profondément Emma. Mais quelque chose de plus petit se frotte à ses jambes et c’est interloqué que la défunte voit un chien près d’elle, réclamant un peu d’attention.
— Salut toi, mais tu es mort toi aussi, n’est-ce pas ?
Le chien fantôme, ayant l’air d’aimer qu’on lui parle, s’assoie en s’appuyant contre Emma. Elle est un peu surprise, mais sourit de voir cet animal lui accorder un peu d’attention.
— On voit que ton poil a brulé, mon beau. Je suis désolée.
Soudain, elle a une idée, farfelue, mais une idée tout de même. Elle regarde le collier et y voit un nom et un numéro de téléphone. Il est écrit que le chien s’appelle César.
— César ? C’est joli comme nom. Enchantée de faire ta connaissance, César.
Le chien, même à l’état d’esprit, est heureux de pouvoir être reconnu et saute autour de la défunte en remuant la queue. La jeune femme en déduit que les animaux aussi peuvent rester coincés sur terre, ne pouvant accéder au portail. Peut-être parce qu’ils sont attachés à leurs maîtres et sont bloqués avec eux ? Néanmoins, cela donne une idée à Emma. Quels esprits sont encore dans cette maison ? Les enfants ? Les parents ? Elle donne l’ordre à César d’aller chercher Sarah, mais celui-ci l’emmène vers le fond du jardin. Les plantes et les arbres ont pris possession du lieu il y a bien longtemps, mais on peut encore distinguer les restes d’un cabanon entouré de lierre et de ronces.
L’animal marque l’arrêt, indiquant à Emma l’endroit où il faut se rendre.
— Merci César, tu es un bon chien.
Elle traverse la cloison métallique et observe que pas grand-chose n’a bougé, si ce n’est que la poussière et l’usure du temps ont œuvré très intensément et que les plantes sont devenues maîtresses des lieux. L’incendie n’a pas touché ce petit édifice puisqu’il est éloigné de la maison. Mais dans ce cas, pourquoi ce cabanon de jardin revient dans la vision d’Emma. Elle observe avec beaucoup d’attention ce qui
l’entoure, arguant que la solution est sous ses yeux. Les minutes passent, rien. Elle ressort, mais quelque chose la stoppe. Sarah vient de réapparaître et lui donne la main. Elle ne parle pas, mais indique un placard avec son frêle petit doigt d’enfant. La tristesse se lit dans son expression et c’est le cœur lourd qu’Emma se penche et passe la tête à travers la porte du même placard. Surprise, la fameuse boîte à outils n’est plus là, cette même boîte où Paul Moreno cachait ses cigarettes. Elle se relève, tourne la tête et constate que Sarah a disparu, tout comme César, le chien. La fatigue est de plus en plus présente et Emma se dépêche de se concentrer pour rentrer chez son bien-aimé Franck, en espérant que cette fois-ci elle puisse y arriver. Elle apparaît dans le salon dans lequel Franck boit une tasse de thé. Il la pose et prend Emma dans ses bras.
— Oh mon Dieu, qu’est-ce que tu m’as manqué.
— Toi aussi, tu m’as manqué.
— Où étais-tu ?
— À Olivet, l’être de lumière est venu me chercher pour m’y emmener.
— D’accord. Tu ne pouvais pas rentrer immédiatement, j’imagine ?
— C’est plus compliqué que ça. Mais je ne vais pas tarder à m’endormir, alors je vais vite te raconter ce que j’ai découvert et ensuite j’irai au lit pour recharger mes batteries.
— Ok, mais il vaudrait mieux que tu t’y mettes directement, comme ça, lorsque tu t’endormiras, tu seras déjà bien installée confortablement.
La défunte s’exécute, faisant apparaître un long t-shirt en guise de chemise de nuit et s’installe dans les draps. Franck la rejoint quelques minutes après, habillé d’un bas de pyjama et d’un t-shirt légèrement moulant, faisant ressortir ses magnifiques abdominaux qu’il cache trop souvent à son goût. Il s’allonge près de sa bien-aimée qui s’interroge sur ses intentions.
— Tu vas dormir avec moi ?
— J’y compte bien.
— Tu n’as pas peur d’avoir froid ?
— Non, ne t’inquiète pas pour moi. Allez, raconte-moi tout !
Emma commence son récit dès l’arrivée de Roselyne dans la chambre de David jusqu’à cet instant. Elle n’omet aucun détail et Franck boit ses paroles, la regardant d’un œil brillant et amoureux, s’exprimer sur son aventure.
— C’est juste irréel comme histoire, mais ça veut bien dire que cette boite à outils est la clé, j’en suis sûr.
— Je me suis dit la même chose que toi. J’aurais pu continuer mes investigations, mais je sentais que mes forces ne tiendraient pas longtemps. Je voulais rentrer à la maison.
— Et tu as bien fait, mon amour.
— J’aime que tu m’appelles comme ça.
— Mais c’est parce que je suis fou amoureux de toi, tout simplement. Et je m’en fous royalement de ce que ma sœur peut me dire. Je veux vivre ma vie avec toi tant que cela est possible.
— Tu sais, l’être de lumière m’a dit que notre relation était interdite.
— Ça ne m’étonne pas. Mais je m’en fiche. Tu sais, Emma, j’ai parfaitement conscience que notre temps ensemble est compté, mais tant que tu es là, personne d’autre ne pourra prendre ta place.
— Tu ne sais pas ce que tu dis.
— Si, justement.
— D’accord, vivons notre vie ensemble comme nous l’entendons tant que cela est possible. Puisque nous parlons de ta sœur, comment va-t-elle ?
— Elle est dans un état déplorable.
— La pauvre, j’ai de la peine pour elle. Mais mon instinct me dit qu’il faut que je découvre la vérité sur la maison de David. Je suis sûre et certaine qu’en faisant la lumière sur ces événements, je pourrais aider David, soit à trouver la paix, soit à le guérir, qui sait. J’ai cette drôle de sensation qui tourne en boucle dans ma tête, mais je ne sais pas l’expliquer. Comme si j’étais capable de soulever des montagnes,
bien que mes forces me quittent rapidement. Je crois qu’en étant un fantôme, je développe des capacités extraordinaires. Quand je me souviens de ce que je pouvais penser de tout ça lorsque j’étais humaine, j’ai honte de m’être moquée des médiums et autres voyants.
— Attention, Emma, ils ne sont pas tous fiables. Certains sont de vrais charlatans, alors que d’autres œuvrent dans le secret et sont de bonnes personnes.
— Comme ta sœur et toi, par exemple ?
— On peut dire ça. Sauf qu’en ce qui me concerne, j’ai toujours eu des sortes de visions et autres ressentis, mais je n’ai jamais voulu les exploiter, préférant libérer mon énergie au profit des patients que je reçois dans mon cabinet d’ostéopathe.
— Je comprends, mais il y a tout de même une exception que tu as faite il y a deux ans.
— Laquelle ?
— Moi !
— C’est juste, mais tu étais devenue une obsession dans ma tête, impossible de me débarrasser de mes flashs qui te concernaient. Bon, il serait temps de se reposer un peu, tu ne crois pas ?
— Je suis d’accord. Tu pense que nous arriverons à démêler tout ça, Franck ? Crois-tu que nous arriverons à sauver David ?
— J’espère sincèrement qu’il y a de l’espoir, mais en te regardant, je me dis que c’est toi l’espoir. J’ai toujours vu la magnifique âme qui habitait dans cette carapace et j’y suis encore plus attachée maintenant. Dors, ma chérie, tu en as besoin.
Franck éteint la lampe, passe son bras autour des épaules d’Emma et s’endort tout contre elle, ignorant le froid qu’elle émet. La défunte ferme les yeux en essayant de faire le vide dans sa tête en se concentrant uniquement sur l’être magnifique qui se tient à ses côtés. Mais pour combien de temps encore ?
Chapitre 16 : Depression
Le lendemain matin, Franck est le seul à se lever. Emma est toujours endormie pour une durée indéterminée. Le jeune homme ne peut s’empêcher de la regarder, elle a l’air d’un ange, si belle, si paisible, aucun mouvement ne vient entraver ce corps si parfait à ses yeux. Il va éviter de lui en parler de peur que son égo ne prenne de l’ampleur et se contente de garder toutes ses pensées pour lui. Malgré tout, d’autres idées viennent s’installer dans son esprit. Des pensées plus érotiques et plus osées. Serait-il réellement possible de pouvoir faire autre chose que de s’embrasser ? Après tout, c’est Emma qui avait suggéré, à son retour dans le monde terrestre, la possibilité de relations sexuelles. À l’époque, se demande Franck, il en était hors de question, mais maintenant, serait-ce réalisable ? La sonnerie du téléphone retentit, sortant notre amoureux transit de ses idées obscènes et répond. Amélia le tient au courant de l’état de David, qui ne s’améliore pas, et de son côté, Franck l’informe que sa colocataire est en sommeil profond.
Pendant ce temps, Emma rêve d’un lieu magnifique. Elle ouvre les yeux et se retrouve sur une plage où luit la nacre de certains coquillages et les douces vagues s’écrasent avec délicatesse sur ce rivage.
— Je suis sûre d’encore rêver. Mais où ai-je pu bien atterrir cette
fois ?
Au loin, elle aperçoit plusieurs personnes, dont une qui lui est assez familière. Elle marche en direction de ce groupe et observe un homme qui lui rappelle quelqu’un. Il ressemble à Franck, mais en version plus âgée. Il tient la main d’une femme, qui n’est pas elle. Elle est plus petite que lui, ses hanches sont arrondies, elle a une forte poitrine et des cheveux roux bouclés. Plus loin devant eux, courent deux enfants en bas âge, à première vue un garçon et une fille. Cette vision la met en colère et fait monter une certaine jalousie, car elle ne pourra jamais avoir d’enfants. Curieux pour une femme qui n’en a jamais voulu.
La petite fille court vers elle et lui saute dans les bras. Emma est assez déconcertée par cet acte soudain et inattendu, mais elle ne rejette pas l’enfant qui se blottit contre elle. Fermant les yeux, elle savoure ce doux moment, humant l’odeur sucrée de cette petite fille. Toutes les deux se regardent les yeux dans les yeux et l’enfant prend la parole :
— Comment t’appelles-tu ?
— Emma et toi ?
— C’est rigolo, moi aussi, je m’appelle Emma.
— Ah tiens, quelle coïncidence. Ce sont tes parents ?
— Oui, et mon frère, qui se trouve là-bas, c’est Alex.
— Vous êtes en vacances ?
— Oui, papa voulait qu’on vienne ici, car ça lui rappelle de bons souvenirs.
— Et est-ce que tu saurais où nous sommes ?
— Bien sûr, nous sommes à l’île Maurice.
— C’est chouette.
— Je dois y aller maintenant. Au revoir Emma.
— Au revoir Emma.
La défunte rit de voir cette petite fille si innocente porter le même prénom qu’elle et son air enjoué et heureux l’ont rendue nostalgique d’une enfance qu’elle aurait aimé avoir. L’homme, ressemblant à Franck, s’approche seul d’elle. Il n’y a plus sa femme, ni les enfants, ni personne d’autre d’ailleurs. Ils sont complètement seuls l’un en face de l’autre.
— Salut toi.
— Franck ? C’est bien toi ?
— Oui. Je suis content de te voir, ça faisait longtemps.
— Que se passe-t-il ? Pourquoi tu as l’air d’avoir dix ans de plus ?
— Tu ne comprends pas ?
— Non !
— C’est normal, mais tu le sauras bien assez tôt.
— Franck ?
— Oui, ma belle.
— J’adore que tu m’appelles comme ça. M’aimes-tu encore après toutes ces années ? Où m’as-tu remplacé par ta femme ?
— Je l’aime énormément et elle m’a donné deux enfants qui sont mes rayons de soleil. Mais mon amour pour toi, lui, ne changera jamais. Il est là et il y restera jusqu’à mon dernier souffle.
Franck pointe son index sur son cœur, ce qui secoue Emma de tant de sentiments beaux et purs envers elle.
— Comment s’appelle ton épouse ?
— Edwige. Et c’est une femme merveilleuse.
— Tant mieux pour toi.
— Elle est vraiment formidable, très différente de toi, mais formidable tout de même.
— Ne me dis pas ça, s’il te plaît.
— Pour quelle raison ?
— Je ne supporte pas de te savoir avec une autre, c’est trop douloureux.
— Mais Emma, c’est toi qui me l’as envoyé.
— Quoi ?
La défunte se sent aspirée par l’arrière de son corps avec une sensation de chute de plusieurs mètres, et lorsqu’elle rouvre les yeux, elle est dans son lit chez Franck dans le calme absolu, un bouquet de roses fraîches posé sur la table de nuit, embaumant la pièce de sa fragrance délicate. Encore un rêve bizarre, ça commence à être pénible, se dit-elle. Emma se lève et va prendre une douche relaxante. Il est à noter que l’eau lui procure toujours cette magnifique sensation de bien-être multipliée par mille. Chaque centimètre carré de sa peau ressent chacune des gouttes, et cette perception unique est à la fois apaisante et sensuelle. Elle pense à Franck très fortement, et cette pensée est tellement intense qu’elle disparait de la salle de bain pour se retrouver au milieu du cabinet de son amoureux, nue et mouillée. Pendant qu’il est en train de remettre une épaule en place, il la voit et écarquille
les yeux, ne comprenant pas son apparition soudaine au milieu de la pièce. Heureusement, lui seul peut la voir, sinon la séance d’ostéopathie prendrait la tournure d’un club spécialisé dans les danses exotiques avec soirée mousse en prime. Elle reste bloquée à cet instant et disparait une fois de plus en se rendant compte que le moment est assez amusant en fin de compte. Réapparaissant sous la douche, elle rit à gorge déployée de ce qu’il vient de se passer. Décidément, être un fantôme est assez drôle et provoque des instants inoubliables. Une fois prête, Emma se téléporte à l’hôpital pour rendre visite à David. Elle ne reste pas longtemps, car de toute façon, il ne bouge pas. Ses battements de cœur restent constants et Roselyne n’est même pas là pour qu’elle puisse la tourmenter. Elle s’approche de son ex-mari et lui dit dans l’oreille qu’elle n’est pas loin de connaître la vérité et qu’elle va tout faire pour qu’il se rétablisse, elle ne sait pas comment, mais va tout mettre en œuvre pour qu’il puisse trouver une véritable paix en lui et se débarrasser du fardeau de la culpabilité. Peu importe : s’il doit vivre, il sera débarrassé de cette souffrance psychologique, s’il doit mourir, ce sera l’âme apaisée. Tel est le but qu’elle s’est fixé pour accomplir en partie sa mission. Emma rend une petite visite à Amélia en se concentrant sur elle, et c’est avec surprise qu’elle apparaît près d’elle dans le cimetière dans lequel son corps est enterré.
— Salut Amélia.
— Ah, c’est toi ? Salut. Tu as enfin décidé de rejoindre le monde des vivants ?
— On peut dire ça. Que fais-tu sur ma tombe ?
— Je me demandais comment j’allais la redécorer.
— Inutile de faire ça, mes tulipes sont très bien là où elles sont.
— Je croyais que tu avais horreur de ces fleurs ?
— J’ai changé d’avis depuis peu, alors laisse-les-moi, tu veux bien ?
— D’accord, j’ignore ce brusque revirement, mais je respecte ta demande.
— Comment te sens-tu ?
— Je survis du mieux que je peux. Mais j’ai peu d’espoir.
— Je fais tout mon possible pour lui, je te le promets.
— Je m’en doute, mais toi et mon frère, je sais que vous ne me dites pas tout. Vous me cachez quelque chose, mais si vous ne préférez rien me dire, c’est que vous devez avoir une bonne raison. Je connais mon frangin après tout.
— Je ne vais pas te révéler tout ce qu’il se passe dans ton dos, mais je peux au moins te dire une chose : nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour sauver David. D’accord ? Avec mes capacités de fantôme, j’ai accès à des informations précieuses qui peuvent lui permettre de guérir. Mais c’est un travail de fourmis qui demande réflexion et psychologie.
— Ça me fait mal de l’admettre, mais je suis sincèrement heureuse que tu sois là. Nous aurions pu être amies, qui sait.
— Ne t’emballe pas ! On n’en sait rien !
— Si tu le dis. Ce n’est pas le tout, mais je dois aller bosser. J’irai voir David ce soir. Aller, bonne chance pour tes recherches, Emma Holder.
— Toi aussi, Amélia Ratry.
Emma la regarde partir avec mélancolie. Elle ne se l’avoue pas, mais elle s’est attachée à Amélia. Uniquement dans sa vie d’après, parce qu’il faut bien se rendre à l’évidence qu’avant sa mort, Emma n’était pas la personne la plus aimable et que jamais au grand jamais elle n’aurait posé un seul œil sur Amélia. Mais il faut de tout pour faire un monde et c’est dans un autre qu’Emma trouve son salut. Ses pensées tournent à plein régime et ni une ni deux elle se lance dans la suite de son enquête sur la maison incendiée, et comme elle est requinquée, elle ferme les yeux, se concentre et se retrouve dans cette maison délabrée où autrefois une famille des plus ordinaire tentait tant bien que mal, de joindre les deux bouts. Elle se retrouve dans le couloir sordide, ressentant la présence de quelqu’un qui l’observe. Serait-ce Sarah ? César, le chien ? Non, cette présence-là n’est pas bienveillante, elle en a la certitude, mais poursuit tout de même sa mission. La dernière fois qu’elle est venue, la boîte à outils avait disparu. Objectif du jour : la retrouver. Facile, se dit-elle, il suffit que j’y pense très fort pour la trouver. Elle ferme donc les paupières et se remémore la forme et la couleur qu’elle avait, et lorsqu’elle les rouvre, c’est pour se retrouver vingt ans
plus tôt dans la même baraque, quelques jours avant le drame, la vie poursuivant son cours à l’intérieur. Paul Moreno lui passe à travers et elle décide de le suivre. D’après l’ambiance régnant autour d’elle, il doit être tard dans la nuit puisque, a priori, tout le monde a l’air d’être couché. L’homme semble nerveux et se dirige vers son cabanon, ouvre son petit placard où ce qu’il cherche ne s’y trouve apparemment pas. Le regard noir qu’il affiche à cet instant est à glacer le sang. L’angoisse pure et dure s’empare de lui et c’est en trombe qu’il retourne dans la maison, cherchant sa boîte n’importe où sans réfléchir, mais il la lui faut. Emma est très étonnée de voir ce père de famille à l’apparence calme devenir un écorché vif au simple fait qu’il ne pourra pas fumer sa cigarette ce soir. Elle passe près d’un calendrier dont les pages journalières s’arrachent : 13 juillet. Bordel ! C’est le 14 qu’ils ont trouvé la mort. La défunte s’adresse à des forces invisibles et demande pourquoi l’a-t-on envoyé à cette date-là ? Il doit bien y avoir quelque chose que je dois savoir, c’est obligé, se dit-elle. À l’étage, elle perçoit un bruit que seul César, qui est couché dans son panier, entend. Il se redresse et cours dans la maison en direction du vacarme que Paul, dans sa frénésie, ne remarque même pas. Elle le suit et se retrouve dans la chambre de David qui entend son père s’agiter violemment au rez-de-chaussée. Il a l’air triste, mais planque quelque chose sous son lit : la boîte à outils. Emma observe le visage de ce jeune garçon sur lequel glissent des larmes sur ses joues qui ne sont ni enfantines ni adolescentes. La peine qu’elle ressent pour lui à ce moment-là est énorme. Quel genre de père Paul est-il ? Absent trop souvent ? Trop épuisé pour jouer avec ses enfants ? Un passé trop lourd à porter qu’il n’arrive plus à gérer ses émotions ? Elle comprend tellement ce qu’il peut ressentir. Mais tout de même, il y a bien quelque chose à comprendre de tout cela. Comment chercher des informations supplémentaires ? Soudain, Emma se rappelle les quelques cousins qui étaient venus à leur mariage. Si elle arrive à se rappeler leurs noms, elle pourra envoyer Franck se renseigner à sa place puisqu’elle ne peut pas le faire directement. Après tout, à situation désespérée mesure désespérée. Elle essaie de repartir vers le monde de 2024, mais une fois encore, reste bloquée. D’accord, se dit-elle, si je ne peux pas m’en aller tout de suite, c’est que je dois encore obtenir une information essentielle. David, pourquoi as-tu pris la boîte à outils de ton père ?
Au rez-de-chaussée, on entend Paul Moreno remuer ciel et terre pour ses cigarettes. Puis à un moment, la porte d’entrée claque ; il s’en va. David regarde par la fenêtre son père partir et murmure une petite phrase qui choque Emma : c’est ça, va-t’en ! Et surtout, ne reviens pas ! Pourquoi dit-il des mots aussi durs ? Quelle est véritablement la nature de leur relation ? Il faut qu’Emma en ait le cœur net, sans cela, elle ne pourra pas comprendre le sens de cette tragédie. Elle réessaie de partir, mais toujours pas, alors elle profite pour observer plus en détail la petite famille. Julien dort du sommeil du juste avec son chat en peluche contre lui. Sarah est dans le même état. David ne dort pas, mais une conversation se fait entendre dans la chambre de la maman. Emma s’y dirige, car qui sait, peut-être en apprendra-t-elle plus ?
— Oui, il est parti.
— …
— J’en ai marre, tu sais ! Je vais demander le divorce, je n’en peux plus.
— …
— Je me demande s’il ne se drogue pas, il est comme un fou. Il croit que j’ignore que le soir, il va dans son cabanon et ne revient qu’une heure après. N’importe quoi ! J’ai fait tout mon possible pour l’aider, mais rien à faire, il ne veut tout simplement pas. Ce n’est plus viable, Roselyne.
C’est donc à sa sœur qu’elle téléphone, se dit Emma. Intéressant.
— …
— Il a mis une raclée à David après le repas parce qu’il lui a encore demandé d’aller voir le feu d’artifice avec ses copains. Je me suis interposée, mais il m’a poussé assez violemment devant Sarah et Julien et ils ont eu très peur de voir leur père comme ça. Je commence à être effrayé par cet homme. Il n’est plus celui que j’ai épousé, il est en train de devenir comme son propre père et ne veut pas y remédier.
C’est insupportable !
— …
— Je ne sais pas si j’attends que les vacances soient finies ou si je pars demain avec les enfants sans lui. Je suis perdue.
— …
— D’accord, je vais dormir et demain est un autre jour. Merci Rosie, bonne soirée, on se voit dans deux jours, quoi qu’il arrive.
Elle raccroche et un léger sourire s’affiche sur son visage. Emma pense qu’elle est en train de prendre une décision : elle va quitter son mari, qui est un homme en dépression qui refuse de se faire aider. La défunte se dit qu’elle la comprend, ça ne doit pas être facile de supporter quelqu’un qui refuse de voir la réalité en face. S’arrêtant un instant sur cette réflexion, Emma repense à sa propre existence. Même si son cas était différent et le contexte complètement à l’opposé, la configuration est la même : elle ne voulait pas voir qu’entre David et elle, il y avait un fossé énorme qui s’était creusé et qu’elle refusait de le voir.
— Qu’est-ce que j’ai pu être conne à ce point ! Et c’est à cause de cet aveuglement que je suis morte bêtement sur un trottoir, le dos troué par une balle. Je ne voulais pas admettre qu’entre David et moi, c’était bel et bien fini et à cause de ça, je suis passée à côté de Franck. Mais bon, j’ai encore une chance de pouvoir vivre quelque chose avec lui. Cependant, ça ne règle pas mon affaire. Comme je suis coincée ici, il va bien falloir que je sois aux aguets. Oh non, vais-je devoir voir l’incendie, le vivre comme eux ? Les voir mourir sans pouvoir faire quelque chose ? Je ne pourrais même pas apporter mon aide, mais si je suis obligée de voir cette atrocité, j’espère au moins que ce sera salutaire pour David. Emma ne peut pas partir, elle sent que le moment fatal est proche et qu’elle ne peut rien contre le destin. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle va tenter par tous les moyens de comprendre les événements un par un.
Elle s’installe dans le jardin dans lequel elle regarde les sièges de la balançoire faire de légers aller-retour grâce à une légère brise qui se lève dans la nuit. Elle observe le ciel et deux étoiles filantes passent au-dessus d’elle. Faire un vœu ? Pour quoi faire ? Ils vont trouver la mort dans quelques heures et elle ne peut même pas changer le cours du temps. Elle entend des bruits de pas, c’est Paul qui revient chez lui, avec un paquet de cigarettes. Bien entendu qu’il s’en ait trouvé à cette heure de la nuit. Il va le cacher dans son cabanon en prenant bien soin de garder la clé avec lui cette fois. Emma le suit par instinct. Il fume et va prendre une douche, puis se couche. Rien d’exceptionnel. Même David finit par s’endormir. La défunte a beau être un fantôme, être coincée dans cet endroit sans pouvoir faire plus, c’est extrêmement long. Le jour se lève, c’est le 14 juillet 2004. Paul et Blandine se lèvent, s’habillent et vont prendre leur petit-déjeuner. Il est 7 h 00. Les enfants dorment encore, après tout, ce sont les vacances et il n’y a pas de centre aéré puisque c’est un jour férié. Seul Paul doit aller travailler aujourd’hui.
— Veux-tu un autre café, Paul ?
— Oui, je veux bien, merci. Tu as l’air distante ce matin ?
— Non, ça va.
— Si tu le dis.
— Non, ça ne va pas en fait !
— Que se passe-t-il ?
— Je… je… ne… suis pas heureuse.
— Avec moi j’imagine ?
— Oui.
Paul a l’air de bouillonner de rage, il ressemble à un autocuiseur prêt à exploser à tout moment. Emma se sent tellement impuissante qu’elle est très mal à l’aise, pourtant il lui semble que cet instant est important pour comprendre la suite du drame futur. Le temps est comme figé sur ces deux adultes qui se font face. L’un assit et l’autre debout, servant une tasse de café à son mari.
Le père de David bondit d’un coup de sa chaise, attrapant le poignet de Blandine et la plaquant contre le placard de la cuisine, lui faisant face. Les tasses se renversent et vont s’éclater sur le sol, étalant du café sur le sol. Son visage est tordu par la rage et Emma a peur qu’un des enfants surprenne cet échange musclé.
— Tu n’as pas intérêt à me quitter, tu entends ?
— …
— Tu as un amant, c’est ça ?
— Non, Paul ! Lâche-moi !
— Hors de question que tu me quittes !
Blandine se débat du mieux qu’elle puisse et réussit à flanquer un coup de genou dans l’entrejambe de son mari, ce qui le fait s’écarter de douleur d’elle.
— Tu deviens fou, Paul, tu deviens ton père et tu refuses de l’admettre ! Tu ne veux pas te soigner et tu préfères te droguer plutôt que de faire face à la réalité des choses. Tu détruis notre famille ! Ton fils a fini par te détester ! Tu es content ? Tu creuses ton propre trou ! Tu crois que j’ignore que tu fumes en cachette ? Je suis persuadé que ce ne sont même pas de vraies cigarettes, n’est-ce pas ? C’est de la drogue,
avoue !
Paul ne répond pas et baisse la tête. C’est donc ça, ce ne sont pas des clopes, mais des joints dissimulés. Emma a de plus en plus peur de la suite et cela lui crève le cœur de connaître l’avenir sinistre de cette famille. Néanmoins, elle sait qu’elle touche bientôt au but sans connaître la véritable cause de ce qui a provoqué l’incendie. À l’heure où nous sommes, les questions se bousculent tout comme les réponses. Malgré tout, la défunte n’arrive toujours pas à partir, signe que le mystère n’est pas loin d’être résolu.
Chapitre 17 : Tristesse
Emma passe la nuit à arpenter la maison de la famille Moreno, angoissée et perdue. Elle sait que le moment fatidique est très proche et aimerait tant faire quelque chose pour éviter le drame, mais elle n’est que spectatrice et n’a pas d’autre choix que de subir les événements. Le destin en a décidé autrement, leur sort est scellé.
Il est 8 h 45, les enfants se lèvent les uns derrière les autres pour prendre leur petit-déjeuner à l’extérieur sur la terrasse. Blandine est dans la cuisine en train de faire la vaisselle. Elle ne semble pas tranquille, car ses gestes sont brusques et son regard ailleurs. Elle s’assure que ses trois bambins sont dehors et passe un coup de téléphone discrètement.
— Roselyne, c’est moi. Écoute, j’y ai réfléchi toute la nuit et je crois que je vais quitter Paul une bonne fois pour toutes. Je vais faire les valises, charger la voiture et nous partirons pour toujours. Ce n’est plus vivable et je commence à avoir peur de lui.
— …
— Je t’appelle dès que je suis prête. Bisous ma sœur et merci.
La mère de famille raccroche et son angoisse monte en flèche. Elle vient de prendre la décision de partir avec ses enfants pour quitter son mari qui ne la rend pas heureuse. Soudain, elle perçoit une petite tête qui l’observe derrière un mur, ce qui la fait sursauter.
— Vas-y, approche, je sais que tu es là.
— Désolé, maman, mais j’ai tout entendu. Je venais ramener mon bol et j’ai surpris ta conversation avec tata Roselyne.
— David, ce n’est pas ce que tu crois.
— Arrête maman, j’ai compris ce qui était en train de se passer, ne t’en fais pas. Et tu sais quoi ? Je suis d’accord, quittons-le !
— David, mon chéri, tu n’es pas sérieux dans ce que tu dis ?
— Si ! Et tu sais quoi ? Il fume en cachette, je le sais, il cache tout ça dans sa boîte à outils, dans le cabanon. Tous les soirs, il y va et de ma chambre, je vois la fumée qui monte et ça a une drôle d’odeur.
— Mon chéri, je suis désolée que tu sois au courant.
— Qu’il fume, ça ne me dérange pas, les parents de Thomas fument eux aussi. Mais c’est qu’il se cache comme un voleur, ça m’énerve ! Et puis, je vous entends vous disputer tout le temps et je t’entends souvent pleurer. Maman, parfois il me… parfois il me…
— Quoi ? Vas-y, dis-moi !
— Il me frappe quand tu n’es pas là.
— Comment ça ?
— Sarah a fait tomber une bouteille d’eau par terre la semaine dernière quand tu étais au travail. Il a levé la main pour la taper et je me suis mis entre lui et ma petite sœur et… je me suis pris sa main … dans la figure… trois fois. Et puis il y a l’autre fois où j’ai cassé, sans le faire exprès, un verre. Il l’a traité de sombre… merde. Je n’en peux plus maman.
Le jeune garçon baisse la tête et un sanglot s’échappe, ce qui fait pleurer Blandine. Ce qu’elle soupçonnait depuis un moment s’avère être pire que ce qu’elle avait pu imaginer. Elle avait de gros soupçons depuis un petit moment sur le comportement de son mari et la distance que les enfants avaient commencé à mettre entre lui et eux. Elle regrette de ne pas avoir eu le courage de s’être opposé à cet homme qui, il faut bien l’avouer, à transformé sa vie en enfer quotidien. En façade, il ressemble à n’importe quel autre homme tout à fait commun et sans histoires, mais une fois que la porte se ferme derrière lui, tel le Docteur Jekyll et Mister Hyde, une autre personnalité se révèle, et ce n’est pas la plus agréable. Elle se penche et prend son fils dans ses bras, laissant les larmes de chacun couler dans ce moment douloureux, mais révélateur.
— Écoute-moi bien attentivement ! Tu vas aller faire ta valise. Prends ce qui est le plus important pour toi et mets-moi ça dans le couloir. Je m’occupe des affaires de Sarah, de Julien et de la mienne. Si tout va
bien, nous pourrons partir dès cette après-midi.
— D’accord, maman, j’y vais tout de suite ! Mais si papa revient entre-temps, on fera quoi ?
— Je n’en sais rien, je vais trouver, mais en attendant, on procède comme ça.
David embrasse sa mère sur le front et court dans les escaliers jusque dans sa chambre, trop heureux de quitter ce père qui ne les traite pas si bien qu’on pourrait l’espérer. Blandine retourne à ses activités sans se préoccuper de ses deux autres enfants. Emma va dans le jardin pour constater que les enfants jouent tranquillement. À l’heure où nous sommes, impossible d’avoir le moindre soupçon sur les causes réelles du déclenchement de l’incendie.
La défunte réfléchit et se fait une check-list de ce qu’elle a découvert jusqu’à présent. Tout est encore possible et elle pense aussitôt à Franck : que fait-il ? Pense-t-il à elle à l’instant même où elle pense également à lui ? Elle regrette de ne pas pouvoir partir pour le rejoindre. Un soutien émotionnel lui ferait le plus grand bien pour affronter l’épreuve qui va suivre. Jamais elle n’aurait pensé à un événement pareil. La mort lui apporte tout ce que sa propre existence avait préservé jusqu’à présent. Et curieusement, c’est dans le trépas qu’elle se sent réellement en vie. Les heures passent et elle continue sa ronde en passant à travers les murs, en gravitant de pièce en pièce. En tournant comme elle le fait, elle en apprend davantage sur cette famille qui, au premier abord, semble la plus classique possible. Des photos sur les murs montrant le mariage entre Blandine et Paul, des images des enfants à chacune de leur naissance, quelques souvenirs passés, le chien César lorsqu’il est arrivé dans la maison alors qu’il n’était qu’un chiot. Même si elle ne peut plus sentir aucune saveur, tout cela lui laisse un goût amer au fond de la gorge. Elle sait parfaitement que tout cela finira en cendre dans quelques heures et elle n’a toujours pas découvert la raison.
Il est midi et Blandine boucle sa dernière valise, lorsqu’elle entend au rez-de-chaussée une voix à laquelle elle ne s’attendait pas : celle de Paul. Elle écarquille les yeux et la peur monte en elle tel un
thermomètre en plein soleil. Elle essaie de se ressaisir en inspirant et expirant calmement, mais les battements frénétiques de son cœur la trahissent. Elle se décide à descendre l’air de rien et le trouve dans la cuisine, déchaussé et à l’aise.
— Salut Paul.
— Salut. Surprise de me voir ?
— En effet, tu n’étais pas censé finir ce soir ?
— Oui, mais je me suis arrangé avec Michel pour prendre le relai de l’équipe, et comme il me devait un petit service, il a accepté. Donc,
nous pourrons partir tranquillement demain matin comme prévu. Mais à ce que je constate, les valises sont prêtes ? Tu n’as pas perdu de temps.
Les palpitations dans sa cage thoracique la font frémir et elle tente tant bien que mal de le cacher. Elle qui était décidée à partir, à quitter cet homme qui ne lui apporte plus rien dans la vie, qui refuse de se faire suivre par un professionnel pour l’aider à gérer ses traumatismes d’enfance. Au lieu de cela, il préfère, sans le vouloir, réitérer les exploits monstrueux de son propre père. Lui, c’était la boisson, les coups sur sa femme et son fils, les tromperies, en veux-tu, en voilà. En ce qui concerne Paul pas de problème niveau alcool, mais pour le reste, plus il entre dans l’âge, plus le caractère de son paternel prend le relai en lui avec une loyauté familiale méprisable. Blandine n’a jamais surpris son époux en flagrant délit, mais de forts doutes subsistent depuis longtemps. Un parfum autre que le sien, des cheveux blonds ne lui appartenant pas sur le col de sa veste, et de temps en temps des appels plus que curieux. Mais jusque-là, elle avait préféré fermer les yeux, pensant à ses enfants sans penser à ses propres besoins.
Ce n’est que lorsque son mari commença à s’en prendre à elle que le point de non-retour a commencé à émergé dans un coin de son esprit. Elle qui n’a jamais dit quoi que ce soit, ne s’est jamais plainte, a caché tant bien que mal les ecchymoses sur son corps. Un total dénie de la réalité. Et maintenant, il s’en prend aux enfants ? Jusqu’où cette cruauté allait bien pouvoir aller ? Voilà une question à laquelle
Blandine ne voulait même pas imaginer la réponse. Dès lors qu’elle s’était confié à Roselyne, sa sœur ainée, celle-ci avait tout mis en place pour accueillir en urgence sa petite soeur et sa progéniture. Mais dans la vie, par moments, il y a le chemin que nous voulons emprunter et celui que nous devons emprunter, ce qui fait une sacrée différence. Et parfois, celui qui nous intéresse n’est pas celui que nous prenons. Cela peut être cruel, il n’y a qu’à voir Emma. Si elle n’avait pas été autant obsédée par son ex-mari, elle serait sûrement en vie à l’heure qu’il est. Elle n’y serait pas allée, aurait rencontré Franck dans d’autres circonstances et aurait probablement fini la soirée avec lui dans un café quelconque, à apprendre à le connaître et à passer à autre chose, qui sait. Au lieu de cela, elle a effectivement, fini dans ses bras, mais décédée, et lui en larme d’avoir été impuissant à ce moment-là. Chaque décision que nous prenons entraine son lot de choix à faire pour la suite. Qu’ils soient bons ou mauvais, chaque acte a sa conséquence.
— Non, tout est prêt pour que nous partions demain matin.
— Très bien. Mais à la réflexion, si nous partions cette après-midi vers 14 H ? Ça nous ferait arriver chez ta sœur dans la soirée.
Blandine ne sait pas quoi dire. Tout son plan vient de s’écrouler comme un château de cartes et Paul n’est pas dupe et constate son désarroi.
— Qu’y a-t-il ? Tu préfères partir demain ? C’est con, tout est prêt.
— Je… non, demain, c’est mieux.
— Pourquoi ?
— Parce que je veux que ce soit demain et pas un autre jour, c’est tout ! Maintenant, passons à table !
— Je n’aime pas ta façon de me parler !
— Eh bien, c’est comme ça ! Et puis, quelle différence entre aujourd’hui ou demain ? Aucune ! Roselyne nous attend pour le 15 et ce sera le 15 : un point, c’est tout !
Elle s’attelle à mettre table et à sortir les restes dans le frigo qui serviront à les sustenter. Paul n’est pas très à l’aise des agissements brusques de son épouse et il soupçonne quelque chose d’anormal. Il décide de faire comme si de rien n’était et partage calmement le repas avec sa famille. Emma voit le temps défiler à une allure déconcertante. Elle suit les mouvements de Paul ainsi que ceux de Blandine, et pour l’instant, rien ne présage le drame qui s’approche farouchement. Elle n’a pour seule info que cela s’est passé dans la nuit du 14 au 15 juillet. Le couple ne s’adresse pas la parole, Blandine étant très distante et Paul ne faisant pas grand-chose de son côté, toujours à la recherche de sa boîte à outils. Les enfants sentent bien cette tension désagréable qui imprègne l’environnement et David rejoint sa mère pour lui demander quelle va être la suite des événements.
— Maman, qu’est-ce qu’on fait ?
— Je l’ignore, mais une chose est sûre, je veux partir d’ici et sans que ton père soit au courant. Je sais, mon chéri, tu vas dire que je suis lâche, et ce serait vrai, je reconnais, mais je n’ai pas envie d’affronter sa colère noire. On ne sait jamais ce qu’il peut se passer.
— Tu as peur de lui ?
— Oui, David, je ne vais pas te mentir. Il m’effraie lorsqu’il laisse ses émotions parler à sa place. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive malheur, mes amours.
— Ne t’en fais pas, nous allons trouver une solution.
Le jeune garçon s’éloigne de sa mère de quelques pas, lorsque celle-ci a une idée qui jaillit telle une étoile filante.
— Viens voir, j’ai un plan, mais il va falloir l’appliquer à la lettre, tu me le promets ?
— Oui, maman, que veux-tu faire ?
— Écoute-moi très attentivement ! Vers 18 h, tu vas aller chez Thomas sans que ton père s’en aperçoive. Il va falloir être discret. Va voir le feu d’artifice, profite de ta soirée, d’accord. Il devrait finir vers 23 h
30 environ. Je vais attendre que ton père dorme et j’en profiterai pour mettre Sarah et Julien dans la voiture. Je passe te prendre chez ton ami et hop, départ définitif pour une nouvelle vie à La Rochelle. Qu’est-ce que tu en dis ?
David n’est pas très à l’aise à l’idée de fuir comme des voleurs, mais la perspective de ne plus voir ce père tyrannique l’enchante. Il réfléchit et hoche la tête d’approbation, trop heureux de pouvoir passer la soirée avec son copain. Car après tout, il voulait le voir son feu d’artifice.
L’heure du départ pour le jeune garçon sonne. Il embrasse sa mère, lui dit qu’il l’aime et qu’ils se retrouveront, comme prévu, chez Thomas qui habite trois maisons plus loin. Blandine se sent soulagée et effrayée à la fois. Si son mari découvre ses intentions, elle est dans de beaux draps, car elle sait très bien que la colère de Paul n’aura plus de limite à ce moment-là. Elle vérifie où se trouvent ses deux autres enfants, et c’est dans la chambre de Julien que le frère et la sœur jouent à construire une cabane avec des draps. Elle les regarde en souriant. Un sourire mélancolique cependant, et elle en ignore la raison. Est-ce parce qu’elle va leur enlever leur père ? Qu’elle va peut-être flancher sur sa décision comme tant de fois auparavant ? Non ! Elle ne peut plus reculer ! Terminer d’être dans le déni. Elle était malheureuse et ses gosses également. Paul refusait catégoriquement de se faire soigner et menait une vie d’enfer à sa famille, alors qu’il aurait été si simple d’y remédier. Mais l’amour et la tolérance n’étaient plus au rendez-vous. Blandine se dit à elle-même qu’elle a fait le maximum pour lui et que désormais il ferait ce qu’il veut de sa vie, mais qu’elle avait parfaitement le droit de refaire la sienne. Qu’elle méritait le bonheur et ses enfants également. David est en sécurité chez Thomas, il ne reste plus qu’à dîner et ensuite à aller se coucher, enfin Paul va dormir et moi, je vais faire semblant, se dit la mère de famille. Il est 20 h 30, Julien s’endort sur son assiette et Sarah n’est pas loin de s’endormir aussi. La maman les monte chacun dans leurs chambres : d’abord Julien, ensuite Sarah. Elle ferme la chambre de sa fille avec un sourire au bord des lèvres, mais lorsqu’elle se
retourne, Paul la toise de haut en bas avec un regard de haine sans pareil. Elle sursaute à cette vision cauchemardesque d’un homme qui a des mitraillettes à la place de ses pupilles.
— Bon sang ! Tu m’as fait une peur bleue ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
— Ce qu’il m’arrive ? C’est ça !
Il désigne la valise de son index bien droit comme une flèche.
— Quoi ça ? C’est une valise.
— Une valise qui ne contient pas une once de mes affaires.
— Parce que nous allons la faire ensemble, hein ? Aller, on y va !
Elle passe devant lui, espérant avoir joué la comédie comme il faut, mais cela ne suffit pas à Paul Moreno qui a vu clair dans son jeu.
Il l’attrape violemment par le poignet et le lui tord.
— Arrête ! Tu me fais mal ! Lâche-moi !
— Tu comptais te barrer sans moi ? Avoue !
— Ce n’est pas ce que tu crois !
— Ne me prends pas pour un con ! Mes affaires n’ont pas bougé et les jouets des gosses sont déjà dans ta bagnole ! Arrête tes conneries, Blandine !
La mère de famille ressent une force intérieure montée en elle et affronte cet homme qu’elle a aimé jadis, mais qui n’est plus qu’un lointain souvenir. Elle lui dit encore une fois de la lâcher et pousse en même temps son mari contre le mur. Il s’y cogne assez fort et la femme le regarde de haut, une certaine fierté s’affiche sur son visage.
— C’est terminé, Paul ! Je demande le divorce, que ça te plaise ou non ! Je t’avais prévenu plusieurs fois, mais tu ne m’as jamais cru. Entre toi et moi, c’est fini pour de bon !
L’époux ne dit rien et c’est bien ce qui inquiète sa femme. Le silence avant la tempête, se dit-elle. Il ouvre la bouche pour prononcer des mots que jamais elle n’aurait imaginés : tu ne partiras pas d’ici
vivante !
— Quoi ?
Il attrape le cou de Blandine et commence à le serrer très fort. La mère de famille suffoque devant la chambre de ses enfants et mille et une pensées parcourent son cerveau. Elle essaie de se détacher de cet homme qui n’est plus qu’une bête enragée essayant de la tuer. Elle arrive à se dégager en lui donnant un fort coup de genoux dans son entrejambe, ce qui le laisse momentanément tordu de douleur. Elle s’enfuit dans les escaliers, poursuivie par un Paul défiguré par la rage, dont les maux ont disparu très rapidement, sûrement à cause de l’adrénaline. Emma est témoin de tout ça et ne s’en sent que plus inutile et effrayée. J’assiste à cette scène et je ne peux rien y faire, quelle horreur, se dit-elle ! Et Sarah ? Et Julien ? Que va-t-il se passer pour eux ? Mon Dieu, aidez-les !
Mais personne ne viendra sauver Blandine des griffes de ce monstre qui, au final, attendait, tapi dans l’ombre, d’attraper sa proie au bon moment. La défunte court rejoindre Blandine pour voir où en est la situation et ce qu’elle constate est abominable. Ils sont dans la cuisine, Paul debout, le souffle court et transpirant, tandis que sa femme git sur le sol avec la tête de travers et le regard terrorisé pour toujours. Il vient de lui briser le cou, elle est morte. Emma pleure et injure cet individu infecte. Mais elle n’est pas au bout de ses surprises. Il attrape le corps sans vie de sa femme et la remonte dans leur chambre. Elle n’est pas bien lourde, mais la difficulté est quand même là. Paul se dit qu’il serait dommage que les enfants se réveillent et se demande comment il réagira face aux questions de ses gamins. Il place Blandine dans son lit, la déshabille et la couvre de ses draps de lit jusque sur sa poitrine.
— Voilà ! Elle dort pour toujours. Mais où est cette putain de boîte à outils ?
Cette fois, ça y est, Paul Moreno vient de franchir une limite totalement inimaginable. Il fouille partout et se dirige vers la chambre de son fils aîné, complètement inconscient de l’acte inhumain qu’il vient de commettre. Il entre en pensant trouver David endormi et c’est le cas, enfin du moins pour lui. Blandine avait tout de même prévu un « au cas où » et avait installé un leurre dans le lit de son fils avec un traversin. Mesure archaïque, mais efficace aux yeux du monstre qu’est Paul. Il regarde vers le lit et se demande en secret ce qu’il va faire de ses enfants. Il attrape un briquet et l’allume pour voir sous le lit : bingo, la boîte s’y trouve. Il la tire sans ménagement et repart avec, pour son grand plaisir. Il s’installe dans sa chambre à coucher aux côtés du cadavre de son épouse et allume sa cigarette du bonheur, joyeux nom qu’il lui donne, puisque le mot joint ne lui plaît pas. Il fait son précieux, ce sale enfoiré en plus, se dit Emma qui ne le lâche pas d’une semelle malgré son impuissance. Il regarde le corps sans vie de Blandine et la nargue en lui disant que c’est lui qui commande à la maison et qu’elle n’est là que pour le servir. Emma est folle de rage en observant cet abject personnage et se dit que s’il crève, il l’aura bien cherché. Il termine son troisième pétard et enchaîne avec deux autres. Son état se dégrade à vue d’œil, ne sachant plus ce qu’il fait, ne contrôlant plus ses gestes et la fatigue se mêlant à tout ça, il en prend un sixième, l’allume et s’écroule d’épuisement. Son bras gauche tombe droit vers la boîte, sa main lâche le briquet dans lequel la chaleur de l’objet mêlée à quelques produits toxiques et les autres joints restant, font une combinaison parfaite. Emma observe déjà la fine fumée noire qui s’échappe de la caisse à outils et sait que le moment fatidique est enfin arrivé.
Chapitre 18
— Il était trop bien ce feu d’artifice.
— Oui, c’était chouette. Dis-moi, ta mère vient te chercher à quelle
heure ?
— Normalement, elle devrait être déjà là, mais elle a peut-être eu un empêchement de dernière minute. Elle va arriver.
— Sinon, je te raccompagne chez toi si tu veux. On n’est qu’à quatre maisons de la tienne.
— Je ne sais pas trop. Tu sais quoi, Thomas ? Je vais te confier un secret, mais tu ne le répètes pas, hein ?
— Pas de problème, tu peux compter sur moi.
— En fait, ma mère veut quitter mon père.
— Non ?
— Si je te jure. Elle m’a envoyé ici pour que je passe la soirée avec toi, car je ne sais pas si on se reverra après, quand je serai parti.
David a les yeux qui brillent légèrement, mais se ressaisit pour garder la tête haute face à son meilleur ami. Thomas attrape son copain dans ses bras et lui dit qu’il sera toujours son pote et qu’il y a toujours le téléphone. Tandis que le jeune garçon propose de jouer aux jeux vidéo à son ami, David n’est pas tranquille. Sa mère devrait déjà être là et l’heure tourne. Il sent que ça ne va pas, son instinct lui hurle que les choses ont mal tourné. Il ne le montre pas, mais il trépigne intérieurement d’aller voir ce qu’il se passe.
— Thomas ?
— Oui ?
— Je vais… rentrer chez moi !
— Tu as peur qu’elle ne vienne pas ?
— Je ne sais pas, mais on aurait dû déjà partir.
— Je viens avec toi et je vais demander à mon frère de venir avec nous au cas où.
— D’accord, merci.
Les trois garçons se rassemblent devant la porte d’entrée et entendent tout à coup la sirène des pompiers retentir dans le quartier. Ils sortent précipitamment et la vision des flammes s’élevant dans le ciel ressemble à un dragon.
— Thomas, je crois que c’est ma maison !
David part en courant en direction de chez lui, suivi de son ami et de son grand frère. Il a l’impression que tout tourbillonne autour de lui et des milliers de questions tournent en boucle dans son esprit. Que s’est-il passé ? Pourquoi ? Est-ce un accident ? Est-ce que c’est bien ma maison qui brûle ? Et Sarah et Julien ? Et… maman ? Et mon chien ?
Tout cela lui donne le vertige et il a l’impression que le chemin est interminable entre la maison de Thomas et la sienne. Arrivé sur place, le jeune garçon a une vision d’horreur. Son domicile est en proie aux flammes, la voiture de sa mère est toujours dans l’allée ainsi que celle de son père. Il hurle les noms de son frère et de sa sœur, regarde autour de lui, mais il constate que personne de sa famille ne se trouve à l’extérieur. Donc, ils sont toujours à l’intérieur, conclut-il. Sans réfléchir, il pousse quelques voisins curieux, s’étant attroupé pour constater le malheur qui s’abat férocement sur cette gentille famille. Les pompiers s’attellent à éteindre les flammes tandis qu’une équipe a pénétré à l’intérieur pour essayer de sauver les personnes qui s’y trouvent. David essaie de passer, mais un des soldats du feu l’en empêche. Il lui indique qu’il y a sa famille et son chien dedans, mais l’homme lui répète qu’il est plus en sécurité là où il est et que son équipe s’en occupe. Le jeune garçon ne l’entend pas de cette oreille et tente par tous les moyens d’entrer chez lui et d’essayer de sauver lui-même quelqu’un. Il s’en veut d’être parti et de les avoir laissés sans défense face au monstre qu’est son père. Il se fraie un chemin vers sa clôture et personne ne le remarque. Il est 23 h 48, et malgré les lampadaires qui éclairent la rue, il y a un coin sombre donnant sur son jardin. Il s’y rend et voit que les flammes n’ont pas encore atteint la cuisine. La porte arrière est ouverte et il pénètre dans la maison dans laquelle règne une chaleur infernale. La première chose qui le frappe, ce sont les aboiements de César.
— MON CHIEN ? VIENS, MON CHIEN, JE SUIS LÀ, VITE !
La fumée commence à être dense et David tousse, mais il se souvient qu’il faut rester au plus près du sol pour pouvoir respirer et, si possible, se mettre quelque chose sur la bouche. Il avance à travers la pièce, n’y voyant pas grand-chose, mais juste assez pour se diriger vers le couloir donnant sur les escaliers. Le chien n’est toujours pas visible, mais hurle à la mort. David entend les pompiers s’affairer à l’étage et reste dans l’encadrement qui mène dans le corridor, ayant du mal à avancer, car les émanations commencent à lui piquer les yeux. Les deux hommes descendent les marches prudemment et le garçon arrive à les distinguer faiblement à travers la fumée, mais observe qu’un des soldats du feu tient quelque chose dans ses bras et son collègue le succède avec autre chose également, mais il ne distingue pas bien ce que c’est. Des corps peut-être ? Ce qui est sûr, c’est qu’ils ne remarquent pas la présence de David. Soudain, il sent que quelque chose bute contre ses jambes et se dresse contre lui : César.
— Mon chien, c’est bien toi ?
L’animal est à bout de force, certains de ses poils ont grillé et il semble avoir des difficultés à respirer. David le prend dans ses bras et la bête puise dans ses dernières forces pour lécher le visage de son petit maître en signe de remerciement. Le garçon fait demi-tour pour sortir par là où il est entré, mais tout à coup, un morceau de plafond s’effondre devant lui, le piégeant et l’obligeant à se rabattre dans le couloir dans lequel l’attend un brasier prêt à l’engloutir. Le jeune garçon ferme les yeux et court en passant à travers les braises qui s’accrochent à ses vêtements et à sa peau. Ignorant la peur et la douleur, il chemine jusqu’à l’extérieur. Un des pompiers le voit arriver avec son animal dans les bras.
— Putain, mais qu’est-ce que tu fais là, toi ?
— J’ai… sauvé… mon chien.
Les hommes se regardent quelques secondes et prennent en charge le garçon avec César. Mais lorsque David le donne à l’homme en face de lui, la tête de César pendouille telle une poupée de chiffon : il est mort.
— Non, mon chien ! Pas lui, non ! Monsieur, faites quelque chose, je vous en prie !
— Mon bonhomme, je suis désolé, mais je ne peux plus rien faire.
— Je vous ai vu passer avec quelque chose dans les bras ? C’était qui ? Mon frère ? Ma sœur ?
— C’est ta maison ici, si je comprends bien ?
— Oui, il y avait mes parents, Sarah, ma petite sœur et Julien, mon petit frère. Ils vont bien ? Dites-moi, s’il vous plaît ?
Les hommes se regardent et leurs visages sont graves. Une équipe revient de la demeure et ne remarque pas David. Ils annoncent à leur probable capitaine qu’ils ne peuvent plus entrer, la chaleur est infernale et s’il y avait encore du monde, il est impossible d’y retourner. Que c’est déjà une chance d’avoir pu récupérer les corps des deux enfants, bien qu’il soit trop tard pour la petite fille et que le petit garçon soit dans un état critique. David s’accroche avec force à la veste d’un des hommes.
— Je veux voir ma sœur, je veux voir mon frère ! Où sont-ils ?
— Je ne sais pas si…
— Non, je veux les voir tout de suite ! Je suis l’aîné, j’ai le droit de les voir !
L’homme ne sait pas comment réagir aux supplications de cet enfant qui implore de voir ses proches malgré leur état, mais en y réfléchissant bien, c’est peut-être la dernière fois qu’il les verra, car en ce qui concerne la fillette, il est trop tard, mais, il reste un maigre espoir concernant le garçonnet.
— D’accord, mais pas longtemps.
Il prend la main de David et le guide jusqu’au camion où le petit Julien est entouré de tuyaux. Il voit son petit frère qui ouvre très faiblement les yeux sur lui. Il lui prend la main et lui dit que ça va aller, qu’il est avec son grand frère maintenant. Près de lui, gît le chat en peluche qui est tombé à ses pieds et qu’il ramasse. Julien affiche un sourire envers lui et ferme les yeux. Le médecin pompier demande à ce que David descende pour emmener son petit frère à l’hôpital. Il ferme les portes du camion et le jeune garçon regarde le véhicule s’en aller comme un corbillard, sachant au fond de lui, sans qu’il l’admette, que c’est la dernière fois qu’il le voyait. Il passe à l’ambulance suivante où l’ambiance est nettement plus sombre. Le corps sans vie de Sarah est recouvert d’un drap blanc. Les pompes funèbres ne vont pas tarder. Une femme refuse que David s’approche.
— Madame, c’est ma sœur, s’il vous plait, laissez-moi la voir !
— Non, tu ne peux pas ! Je suis désolée !
— Je veux la voir !
— Non !
— Je vais la voir moi-même !
David se rapproche et pousse la femme avec une force insoupçonnée pour un enfant de son âge. Il attrape le linceul et regarde le visage paisible de cette petite fille. Cette vision le fige alors que la femme l’attrape avec violence et le pose à l’extérieur. Les services funéraires arrivent et embarquent aussitôt la jeune enfant. Il observe la scène telle une statue de marbre, les yeux écarquillés. Les portières se referment et le véhicule démarre. Soudain, comme une prise de conscience, David s’anime et suit le carrosse funèbre en courant et en hurlant le prénom de sa sœur. Ce spectacle est déchirant et une femme l’agrippe et le serre contre lui en l’empêchant de poursuivre sa triste route.
— SARAAAAHHHH !!!! NOOOOONNNN !!!! MA SOEURRRR !!!
— Calme-toi, mon grand, calme-toi !
— NOOOOONNNN ! SARAAAHHHHH !!!
La femme en question est la mère de Thomas qui a assisté à toute la scène. Son fils aîné est venu la chercher lorsqu’il s’est aperçu que la maison du meilleur ami de son petit frère était victime d’un incendie. Elle le serre dans ses bras jusqu’à ce qu’il arrête de se débattre avec rage. Elle pleure pour cet enfant en réalisant qu’il vient de tout perdre. Tout ça sous les yeux accablés par le chagrin d’une Emma, qui a assisté, malgré elle, à tous ces événements tragiques. Spectatrice muette et abattue, car elle a tout vu et n’a pas perdu une seule miette du sort terrible de cette famille. En observant David, elle se remémore immédiatement la fine ligne de fumée s’élevant de la boîte à outils, puis quelques braises et ensuite les flammes commençant à dévorer les draps qui se trouvaient contre cette même boîte, puis les deux adultes prenant feu lentement. Elle avait trouvé cela curieux que Paul Moreno ne se relève pas, car même dans les vapes, la chaleur vous fait un peu réagir tout de même. Mais elle repense à la scène et aucune réaction ne s’était fait sentir. Pas même une respiration. Elle se rend à l’évidence : Paul venait juste de mourir avant que l’incendie ne se propage. Quelle ironie, n’est-ce pas ? Peut-être une crise cardiaque ? Un accident vasculaire cérébral ? Allez savoir. Ceci restera une question en suspens pour toujours. Néanmoins, elle s’était dirigée dans la chambre de la petite fille où elle dormait toujours profondément, ignorant le drame qui allait la frapper. Elle traversa le mur et se retrouva près du petit Julien, qui, tout comme sa sœur, était dans les bras de Morphée, rêvant sûrement de dessins animés ou d’une partie de cache-cache dans le jardin. César, le chien, s’était dirigé vers l’étage, car il avait senti le danger imminent. Il grattait à la porte, essayant de sauver ses petits maîtres du malheur qui commençait à dévorer les murs. Emma ne se souvient guère du temps que cela a pris, mais il lui semble une éternité. Elle a hurlé de toutes ses forces aux enfants de se réveiller, mais sa voix s’était perdue dans le néant, ne pouvant pas modifier les événements du passé à sa guise. Elle aurait pu partir, mais une force intérieure l’en a empêché. Elle ignore pour quelle raison elle s’était sentie obligée de rester avec eux, jusqu’à ce que la mort les emmène.Lorsque la fumée était arrivée dans la chambre de Sarah, celle-ci avait rapidement
envahi l’intérieur, mais la petite fille demeurait intensément endormie, et c’est à ce moment-là que la lumière apparut au-dessus d’elle, son âme se leva de son corps devenu inerte, mais elle ne se dirigea pas vers celle-ci, préférant rester sur place de peur de quitter ce monde dans lequel elle avait grandi. Emma savait qu’il était trop tard pour elle. L’esprit de la jeune enfant s’était glissé jusqu’à la chambre de son jeune frère pour tenter de le réveiller, mais à cet instant, les deux pompiers saisirent leurs corps pour les transporter à l’extérieur. Emma les suivit et s’était aperçue de la présence de David dans l’encadrement de la cuisine avec son chien dans les bras, l’observant avec beaucoup de compassion en réalisant d’où venait le traumatisme qui était en train de le consumer dans le présent. C’est avec un courage immense que ce même enfant traversa les flammes pour essayer de sauver son animal de compagnie. Il ne s’était pas rendu compte des brûlures sur ses bras et de quelques cheveux grillés sur sa tête. Préférant la vie des autres à la sienne. Elle regarde, de loin, cet enfant dans les bras de la mère de son ami Thomas, pleurant et se débattant, voulant suivre sa défunte sœur. Du coin de l’œil, une autre lumière s’ouvre au-dessus du camion de pompiers et c’est ainsi que l’âme du petit Julien part, elle aussi, dans l’autre monde. Emma s’écroule à genoux sur le sol et ses larmes ne s’arrêtent pas de couler. Pourquoi cela devait se passer comme cela ? Pourquoi Paul Moreno a-t-il tué son épouse ? Pour quelle raison, ce jour-là, Blandine n’a pas pu partir comme elle l’avait décidé ? Pourquoi cette mère de famille a mis, sans penser à la suite désastreuse, son fils aîné à l’abri, contrairement aux deux autres ? David doit sûrement avoir le complexe du survivant, serait-ce donc cet événement qui a refait surface dans sa mémoire et qui a brisé son corps et son esprit ?
Le temps passe, la foule des voisins se disperse petit à petit, tous les services de secours partent et une fois l’incendie complètement éteint, le jour se lève et les premiers rayons de soleil luisent sur la maison dans laquelle quelques fumerolles persistent encore. Les dépouilles des parents de David sont évacuées et Emma se doute qu’aucune autopsie ne sera pratiquée. L’enquête conclura évidemment à l’accident domestique, sans imaginer une seule seconde que la mort de
Paul et de Blandine n’est pas due à l’incendie lui-même. La défunte réalise désormais ce qu’elle doit faire, se concentre et se sent partir, atterrissant au milieu du salon où Franck se trouve en 2024. Il est en train de boire un café dans sa cuisine et manque de le recracher en voyant l’apparition soudaine de sa bien-aimée. Il pose rapidement sa tasse et la prend dans ses bras, la faisant tournoyer de bonheur et la serrant très fort contre lui.
— Bon sang, je n’en pouvais plus de cette attente ! Tu m’as tellement manqué.
— Toi aussi, tu m’as manqué.
— Est-ce que tu as trouvé ce que tu cherchais ?
— Oui, et ça n’a pas été une partie de plaisir, crois-moi !
— Viens, asseyons-nous et tu me racontes ton aventure.
— Je veux bien, mais d’abord, quel jour sommes-nous et comment va David ?
— Nous sommes le samedi 4 mai 2024.
— En mai ? Déjà ? Oh la la quelle horreur de ne plus avoir de notion de temps. Et en ce qui concerne David ?
— Je ne sais pas comment te dire ça, mais…
— Ne me dis pas que David est mort ?
— Non, mais ses signes vitaux sont de pire en pire et l’hôpital a proposé de le débrancher. Car en plus, il est donneur d’organes, et certains sont en très bon état de marche et…
— Stop ! Hors de question d’en arriver là ! Il faut que je vois Amélia tout de suite avant que je m’endorme. Je suis vraiment épuisée de tout ça et je ne vais pas tenir longtemps. Je suis désolée, mon amour, mais le temps presse et je dois rejoindre ta sœur immédiatement. Je t’aime.
C’est ainsi qu’Emma rejoint, dans l’instantané, la compagne de son ex-mari, qui est allongée dans son lit en pleurs.
— Salut Amélia.
— Salut Emma, je suis à peine surprise.
— Il faut que je te parle tout de suite et c’est urgent, il n’y a pas de temps à perdre.
La jeune femme se redresse dans son lit et tend l’oreille pour écouter attentivement les paroles d’Emma.
— Je sais ce qu’il a vécu, et franchement, c’est un véritable cauchemar. Mais il ne faut pas le débrancher, je t’en supplie !
— Pourquoi ? Il est perdu, les médecins l’ont dit et je vois bien qu’il ne veut pas s’accrocher. Tout est fini, Emma, tout est fini.
— Les médecins ne connaissent pas le monde dans lequel je vis, et après mes recherches, je suis en mesure de te dire que je sais ce qu’il faut faire pour le ramener à la vie. Et avec un peu de chance, je suis quasiment certaine de l’aider à guérir totalement, mais ce n’est pas une certitude.
Amélia ne pleure plus et scrute avec beaucoup d’attention son interlocutrice fantomatique.
— Tu es sûre de toi ?
— Je ne te promets pas de miracle, mais je sais d’instinct ce qu’il faut faire. Fais-moi confiance, s’il te plaît.
La jeune femme réfléchit et décide de tout miser sur ce dernier espoir, aussi maigre fût-il.
— L’hôpital t’a donné combien de temps avant de rendre ta décision ?
— Je ne sais plus, quelques jours peut-être ? Franchement, je ne m’en souviens plus, mais son état se dégradant rapidement, ils voudraient récupérer quelques-uns de ses organes.
— Ok, je pars tout de suite à l’hôpital.
Emma commence à fermer les yeux et se concentre sur sa destination quand soudain Amélia lui crie d’attendre.
— Que t’arrive-t-il ?
— Merci. Sincèrement, merci. Je ne sais pas si tu y arriveras, mais je vois que tu te donnes beaucoup de mal et rien que pour ça, je te remercie du fond du cœur.
— Pas de quoi.
Elle lui fait un clin d’œil et part dans la foulée rejoindre David.
Il est toujours dans son lit et, en effet, il est presque prêt à rejoindre l’au-delà. La défunte s’approche de lui et lui murmure qu’elle est sincèrement désolée pour le drame qui s’est déroulé durant son enfance et qu’elle va mettre toute son âme pour le sauver. Elle repense à ses capacités qui se développent et se demande si par hasard, elle ne pourrait pas essayer quelque chose de différent.
— Je vais tenter quelque chose, mais je ne suis pas sûre du résultat. Soit ça marche, soit ça ne marche pas, mais je vais essayer quand même. Au point où tu en es, tu n’as plus grand-chose à perdre. Sinon, tu me rejoindras et nous hanterons les couloirs de l’hôpital, qu’en penses-tu ? Non sans déconner, j’ai mieux à faire que de rester avec mon ex-mari traumatisé.
Emma se place devant le corps de David et imagine son esprit, des souvenirs partagés, leur mariage, leur divorce également, tout ce qui peut la réunir à lui. Pour quelle raison fait-elle cela ? Elle l’ignore. Juste qu’elle a envie de faire une tentative. Elle ferme les yeux, pense tout ce qu’ils avaient en commun et plonge dans le corps de son ex-mari. Sur le coup, elle a peur de juste traverser David et son lit et de se retrouver comme une gourde, plongée dans l’inconnu, mais rien de tout cela n’arrive. L’endroit où elle vient d’atterrir est paisible. La mer, d’un bleu extraordinaire, fait rouler ses vagues, caressant nonchalamment le sable doré. Il n’y a aucune maison à première vue, ni bateau, juste la paix et un David assis au bord de l’eau, habillé d’une large chemise blanche et d’un pantalon clair remonté sur ses mollets. Son expression est calme et triste à la fois. Elle se dirige vers lui et s’assoit.
— Bonjour David.
— Salut Emma. Je n’aurais jamais cru que tu puisses venir me hanter jusqu’au fin fond de mon esprit.
— Tu me connais, je suis une véritable tique.
Il rit, mais semble heureux qu’elle soit là et ne manque pas de le lui dire.
— Moi aussi, je suis contente de t’avoir retrouvé en ce lieu. Donc, si j’en comprends bien, c’est ce que tu caches au fond de toi ?
— C’est mon sanctuaire sacré. Pourquoi es-tu là, Emma ?
— Je dois te parler de quelque chose de très important et ça ne peut pas attendre.
— D’accord, mais je voudrais que nous marchions pendant que je t’écoute, et je sens que ça va être long.
Emma donne une tape sur le bras de David en le traitant de saligaud tout en riant de cette taquinerie. Le temps n’a plus d’importance, ni les heures ni les années. Seul le moment qu’ils sont en train de vivre est le plus important. La question qui reste en suspens : est-ce qu’Emma arrivera à sauver son ex-mari ?
Chapitre 19
— Je vais commencer la première, puisque tu n’es pas un grand bavard.
— Comment veux-tu que je parle alors que tu ne me laisses jamais en placer une ?
— Je te déteste, David Moreno, tu le sais ça ?
— Mais oui, évidemment, que je le sais.
L’instant est irréel entre les deux ex-époux qui se comportent comme deux collégiens, partageant une complicité oubliée depuis longtemps. Ils marchent ensemble sur cette magnifique plage, dont la destination n’a que peu d’importance. Tous les deux regardent la ligne d’horizon qui ne change pas, car dans son esprit, le trentenaire préfère rester sur la vision éternelle d’un soleil couchant. Il n’y a ni jour ni nuit, juste une fin de journée figée, sans finalité, mais d’une beauté incroyable, inscrite dans sa tête qui lui permet de s’isoler du reste du monde.
— Écoute-moi, David, il faut sérieusement que je te parle.
— Je savais bien que ma paix ne serait pas durable avec toi dans les parages.
— Tu n’es pas gentil, je te signale que toi, tu as encore la possibilité de vivre une vie humaine, tandis que moi, c’est terminé.
— Je pense que je vais te rejoindre, cela me semble la meilleure option en ce qui me concerne.
— Pourquoi dis-tu ça ? Je ne te comprends pas. Tu as une copine mignonne comme tout, elle tient énormément à toi et tu l’avais même demandée en mariage. Pourquoi ce revirement ?
— Je ne veux même pas savoir comment tu es au courant de tout cela.
— Elle est médium et toi, sombre crétin, tu ne la crois même pas.
— Je m’en doutais quand même, mais j’ai toujours eu peur de tout ça.
— Moi aussi, mais vu ma condition actuelle, je peux t’assurer que le surnaturel existe, l’au-delà existe, les fantômes également, j’en suis la preuve vivante, enfin la preuve morte.
— Tu me fais rire. Cet humour aurait été tellement le bienvenu lorsque tu étais en vie. Cela dit, qu’est-ce qui me dit que je ne suis pas en train de rêver ?
— La dernière fois que nous nous sommes parlés, c’était par l’écriture automatique chez toi.
— Mais oui, c’est vrai maintenant que j’y pense. Et après, je me suis retrouvé ici, par contre depuis combien de temps, ça, je l’ignore.
— Cela fait presque trois mois que tu es dans le coma.
— Trois mois ? Ça commence à faire long. Et je suis dans quel état ?
— Tu n’as aucune conscience de ce qu’il se passe dans le réel ?
— Non ! Ici, c’est mon sanctuaire secret. J’y suis bien et je suis coupé du reste du monde. Mais dis-moi, Emma, sois sincère, dans quel état suis-je ?
— Tu es tellement mal en point que les médecins veulent te débrancher.
— Ah quand même !
— Oui, ton cerveau ne répond plus, même si, par rapport à ton état normal, ça ne change pas grand-chose.
— Eh !
— Sérieusement, tes organes fonctionnent, tu es en bonne santé physique et tu es donneur d’organes. La solution se présente d’elle-même pour le corps médical, car le reste ne répond plus.
David semble légèrement choqué de cette nouvelle, mais résolu à ne pas revenir parmi les vivants. Néanmoins, Emma a piqué sa curiosité, puisqu’elle paraît être au courant de pas mal de choses le concernant.
— J’aimerais que tu me dises tout ce que tu sais que j’ignore. Peut-être serai-je enclin à revenir, qui sait ?
La défunte se tourne face à son ex-mari et colle son front au sien pour qu’il puisse voir en elle ses souvenirs. Elle ignore pour quelle raison elle fait cela, mais c’est comme un automatisme, elle sait qu’elle est capable de retransmettre ses souvenirs. L’être de lumière lui a bien dit qu’elle utilisait très bien ses nouvelles capacités. Par ce geste, David revoit toutes les différentes scènes de sa vie et de celle d’Emma, même celles qu’il ne faudrait pas qu’il voit. Néanmoins, il ne reste pas assez longtemps pour pouvoir voir ce qui est le plus douloureux. Il résiste et son ex-femme le sent très bien, ce qui complique les choses. Il se détache d’elle et la regarde incrédule.
— Attend un peu ! Tu es amoureuse du frère d’Amélia ?
— Je te montre ton état et celui de ta copine, et la seule chose qui t’intéresse, c’est mon histoire avec Franck ?
— Euh… oui. C’est déconcertant tout de même.
— Mais je me suis concentrée sur Amélia pourtant. Il faut dire que son frère prend beaucoup de place dans mon esprit.
— Je suis très content pour toi, mais il me semble qu’en étant un fantôme, ce n’est pas possible de vivre une histoire d’amour, non ?
— Là n’est pas le sujet, cher ami. Revenons plutôt à ce qui nous intéresse, si tu veux bien. Il faut que je te sorte de là et que tu retournes dans le monde des vivants.
— Je ne veux pas !
— Pardon ?
— C’est non, Emma ! J’ai pris ma décision.
— Mais pour quelle foutue raison ?
— Tu ne comprendrais pas.
— Alors ça, laisse-moi en douter.
— Sérieusement, tu ne voudrais pas savoir.
— C’est en rapport avec ta famille décédée, n’est-ce pas ?
David se fige net devant elle et la scrute intensément pour comprendre le sens plus complexe de sa phrase.
— Peux-tu me dire ce que tu sais exactement ?
— Je sais tout en vérité. Mes nouveaux dons me permettent de faire beaucoup de choses et surtout d’aller à pleins d’endroits, dont Olivet.
À la prononciation de ce nom, David tressaille et Emma sent bien que l’ambiance entre eux change. Malheureusement pour lui, au vu du lieu où ils se trouvent, il ne peut pas fuir son ex-femme qui va le poursuivre où qu’il aille.
— Tu y es allé ? Mais comment ?
— J’ai obtenu la capacité de pouvoir voir au-delà des apparences et… voir les événements passés.
Elle marque un arrêt sur cette phrase en repensant au meurtre de la mère de David et à la mort des autres membres de sa famille. Il faut qu’elle lui dise la vérité, lui dire combien elle est désolée, qu’elle compatit et comprend enfin sa douleur intérieure qui le ronge comme une gangrène, ainsi que cette culpabilité du survivant. Comment lui faire comprendre que ce n’est pas sa faute ce qui est arrivé ? Comment l’amener à se confier ? Comment lui faire comprendre une bonne fois pour toutes qu’il n’est en rien responsable de la mort de ses parents ainsi que de sa jeune sœur et de son petit frère ?
— David, il faut que tu voies ce que j’ai vu.
— Il en est hors de question.
— D’accord, mais moi, je sais que tu n’y es pour rien.
— C’est faux, c’est entièrement ma faute. Ma tante me l’a assez répété toute mon enfance.
— Elle avait tort. Et pourquoi tu penses être responsable de la disparition des tiens ?
— Ma tante m’a toujours raconté que l’incendie avait été provoqué sûrement par une lampe ou une bougie. Je n’étais qu’un gosse à l’époque et logiquement, on fait confiance à l’adulte. Alors quand ma tante m’a dit que c’était ma faute, j’ai fini par la croire.
— C’est n’importe quoi !
— …
— Tu peux me regarder avec des yeux de merlans frits, je te dis que c’est n’importe quoi ! J’y suis allé et je sais où est la vérité, mais es-tu prêt à l’entendre surtout ?
— Je ne sais pas. Putain, j’étais bien ici, sans personne pour venir m’emmerder, et voilà que tu te pointes dans ma quiétude et qu’en plus, tu m’affirmes détenir toute la vérité !
— Tu peux dire ce que tu veux, mais en tout cas, ce n’est pas toi qui as crevé sur un trottoir crasseux ! Ma vie s’est arrêtée net, tu le comprends ça ? J’ai conscience que je ne pourrais jamais me marier, jamais avoir d’enfants ni d’avoir aucunes perspectives
professionnelles, ni même de vieillir aux côtés de la personne que j’aime. Mais toi, imbécile que tu es, tu as les moyens de changer tout cela. Tu peux revenir à la vie, te battre, mais non, tu préfères rester dans ta souffrance sans chercher à savoir où se trouve la vérité du mensonge. Ce n’est pas parce que Roselyne t’a raconté ça qu’il faut la croire sur parole ! Je te rappelle qu’elle a perdu sa sœur au passage ! Même si je n’approuve pas son comportement vis-à-vis de toi, elle a souffert également.
David observe Emma et prend conscience qu’elle a raison. Il ne lui connaissait pas cette maturité ni cette psychologie, et il est heureux de voir cette nouvelle facette de la femme qu’il a autrefois aimée. Il lâche prise et dit à Emma qu’il est prêt à voir, avec clarté, l’exactitude des faits qui se sont déroulés ce fameux 14 juillet 2004 chez lui, à Olivet. Elle vient pour se coller, une fois de plus, contre son front pour lui montrer les souvenirs douloureux de ce jour tragique, lorsque la mer semble s’agiter. Les deux ex-époux se regardent l’un l’autre, puis dirigent les yeux vers l’horizon qui s’efface progressivement pour faire place à la noirceur de la nuit qui tombe. Sauf qu’il n’y a ni lune, ni étoiles, seulement un ciel s’assombrissant et au loin, une vague géante, ressemblant à un tsunami, arrivant sur eux.
— Bon sang, qu’est-ce que c’est ?
— Euh David ? Ton esprit est bizarre tout à coup.
— Ce n’est pas moi, à moins que…
Ils réalisent tous les deux que le corps de David doit être en danger pour que son esprit n’affiche plus aucune sérénité.
— Oh punaise, on doit être en train de te débrancher ! Il faut que j’y aille, je ne peux pas laisser faire ça !
— Attends !
— Je n’ai pas le temps, je dois m’en aller !
— Avant que tu partes, je dois faire quelque chose qui me tient à cœur.
David prend Emma dans ses bras, ce qui surprend la défunte et l’étreint d’une manière très étrange, comme un adieu. Elle le laisse faire, car même si elle y met énormément de volonté, s’il a décidé de mourir et de partir dans l’autre monde, elle ne pourra rien faire de plus. Il la serre très fort et lui murmure un « Je suis désolé Emma, mais sache que je te remercie pour tout ce que tu as fait. » Puis il se sépare d’elle en lui tenant les mains et tout en plantant son regard dans le sien, il l’embrasse tendrement sur la bouche et lui rappelle que même s’ils n’ont pas été un couple parfait, tout n’a pas été si affreux que ça, et que si elle était encore en vie, elle aurait fait une compagne parfaite pour Franck. Emma n’en revient pas de cette confession et affiche un sourire douloureux. Elle se retourne sans un mot, ferme les yeux et se concentre sur l’hôpital. Le trentenaire la regarde disparaître et s’apprête à faire face à sa mort avec une expression paisible sur le visage. Lorsque la défunte apparaît dans la chambre, elle constate que le médecin est en train de se préparer à débrancher David. Il ressemble à une poupée de chiffon avec tous ces tuyaux autour de lui et cela est intolérable pour la jeune femme. Elle commence à paniquer lorsque soudain il lui vient une idée. Elle passe à travers les murs des différents services hospitaliers en hurlant à Roselyne de se ramener très rapidement. Évidemment, cela marche assez vite, et elle ne tarde pas à rejoindre Emma dans le couloir du service gériatrie. La défunte s’aperçoit que son état s’est dégradé et que même son apparence fantomatique a changé. Peu importe, elle a besoin d’elle en urgence.
— Roselyne, pour une fois, je suis contente de vous voir.
— Qu’est-ce que tu veux, morveuse ?
— Les médecins vont débrancher David pour lui permettre de mourir et de profiter du fait qu’il est donneur d’organes.
Cette simple phrase a le don de secouer la tante qui prononce un tonitruant « Oh, sûrement pas ! » Les deux femmes arrivent dans la
chambre et Roselyne balance toute son énergie sur le personnel médical, qui se retrouve propulsé à l’extérieur de la chambre sans en comprendre la raison. Emma est assez impressionnée par ce tour de force. Ils essaient d’ouvrir la porte, mais elle est fermée par une force surnaturelle. On peut entendre l’affolement dans le couloir, mais ce qu’il se passe dans la chambre est bien plus important. Emma observe Roselyne qui n’a d’yeux que pour son neveu.
— Il faut que je vous parle, c’est urgent et important.
— Je t’écoute.
— Pourquoi avez-vous toujours raconté à David que sa famille était morte à cause de lui ?
— Parce que c’est le cas.
— Ce serait bien d’être un peu plus précise.
— De toute façon, je sais que tu ne lâcheras pas l’affaire. Je te retrouve toujours sur ma route, c’est agaçant !
— En effet, et puis j’ai eu l’occasion de voyager dans le passé de cette maison à Olivet.
— Tu as quoi ?
— Parfaitement. Un être de lumière est venu me donner une mission à accomplir et je pense m’être pas mal débrouillé. Mais j’ai besoin de vous, même si ça m’ennuie de l’admettre.
— Qu’as-tu vu là-bas ?
— Non, je veux d’abord votre version, ensuite, je vous dirais tout ce que j’ai vu.
— Je capitule. Après enquête, la police a conclu que l’incendie aurait été provoqué par des cigarettes.
— Et vous vous êtes basé uniquement sur ça ?
— Oui et non. Je savais que David avait déjà essayé de fumer en cachette, il en avait piqué deux dans le paquet de mon mari quand ils étaient venus à Noël.
— Et c’est tout ? Vous avez basé votre colère et votre haine sur lui, juste sur cette supposition ridicule ?
— Oui.
— Alors là, chapeau ! Dans le genre absurde, vous avez mérité la médaille d’honneur.
— Arrête tes conneries et dis-moi la vérité si tu es mieux renseigné que moi !
— Je vais le faire, mais avant tout, pourquoi détester la seule chose qu’il restait de votre sœur ?
Roselyne tourne la tête et se sent très mal à l’aise, curieux pour un fantôme, me direz-vous. Elle ne peut répondre à cette question, car elle n’a aucune réponse à fournir. Mais Emma prend conscience de la douleur de cette femme. Perdre son unique sœur a dû lui arracher une partie de son être, et David, en étant le seul survivant, lui rappelait sans cesse l’absence de Blandine. Certaines personnes prennent ça pour un cadeau, mais d’autres préfèrent ne pas affronter la dure réalité et se contentent de rester dans le déni et la colère, rejetant la seule chose qu’il leur reste de leur souvenir. En comprenant cela, Emma s’approche, pose sa tête contre celle de Roselyne et lui transmet ses visions de ce drame sans lui demander sa permission. La tante ne se débat pas, comme mue par un désir secret d’enfin faire la lumière sur cette tragédie. Elle est secouée de ce qu’elle voit et ressent, et la défunte aperçoit même une larme couler sur son visage. Elle se détache doucement d’elle et lui pose la main sur l’épaule.
— Ça va ?
— Je ne sais pas quoi dire.
— Est-ce que vous y voyez mieux maintenant ?
— Blandine m’avait confié qu’elle voulait quitter son mari, mais je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse l’assassiner. Mon Dieu, ma sœur, ma pauvre sœur. Et j’ai maltraité son fils, qu’elle a sauvé en plus. J’ai… été un… monstre avec cet enfant. Parce que je voulais trouver un coupable, alors que sa mère lui a sauvé la vie et que ce gosse a tenté d’aller sauver les siens en pénétrant dans une maison en feu. Mais quelle horrible personne suis-je. En plus, je lui refuse de trouver la paix avec tout ça. Emma, je vous demande pardon, je mérite d’aller en enfer !
Elle commence à partir, mais la défunte l’en empêche en lui disant quelque chose qui la stoppe sur place.
— Je sais que vous ne pourrez pas rattraper tout le mal que vous lui avez fait, mais je connais un moyen de vous racheter.
— Lequel ? Il va mourir, le moins que je puisse faire, c’est de le laisser partir en paix et de ne plus jamais intervenir.
— Écoutez-moi, Roselyne, je ne suis pas d’accord avec vous. Si vous pouviez revenir en arrière, à l’époque où vous l’avez recueillie, que feriez-vous ?
— Je m’en occuperai correctement, lui donnerai l’éducation dans la continuité de Blandine. Je pourrais même donner ma vie pour lui.
— Alors, c’est ce que vous allez faire.
— Pardon ?
— Voilà le deal : vous êtes en train de vous transformer en âme errante, Roselyne. Mais, j’imagine que si vous sauvez votre neveu en donnant votre vie pour lui, vous trouverez enfin la paix.
— Mais je suis morte. Comment donner ma vie puisque qu’elle m’a quitté il y a longtemps ?
— Notre corps n’est qu’une enveloppe. Tout le reste, notre âme, c’est de l’énergie. Donnez votre énergie en vous concentrant sur la guérison totale de David. Ça me semble une idée faisable. Depuis que je suis un fantôme, je suis époustouflé de tout ce que nous sommes capables de faire, et là, je crois sincèrement que c’est le bon moment pour vous de faire amende honorable.
La tante n’en revient pas de ce que lui propose Emma, mais doit admettre qu’elle a parfaitement raison. Dans un coin de sa tête, elle a toujours eu de l’affection pour David, mais la souffrance liée à la perte de sa sœur, de sa nièce et de son autre neveu ont rendu le deuil impossible à faire. Elle réfléchit, puis regarde le corps du fils de Blandine et demande à Emma si elle va y arriver. Car elle souhaite qu’il puisse vivre une longue et belle vie.
— Vous allez y arriver, j’en suis certaine. Je vais vous aider avec ma propre énergie. À deux, nous serons plus fortes, qu’en pensez-vous ?
— Je suis d’accord, allons-y maintenant avant qu’il ne soit trop tard.
Les deux femmes se prennent par les mains au-dessus du corps mourant de David et se concentrent en visualisant un fluide sortant d’elles allant vers le trentenaire. Au début, rien ne se passe.
Derrière la porte de la chambre, des bruits se font entendre très fort. Ils vont réussir à l’ouvrir, et même en étant invisibles, les deux femmes doivent rester concentrées pour tenter de ramener David pour de bon dans le monde des vivants. Emma et Roselyne ferment les yeux et une lumière apparaît autour de leurs mains jointes. Une chaleur se fait sentir et les médecins et les infirmières remarquent une luminosité sous la porte et sont obligés de lâcher la poignée, car elle devient brûlante. Ils appellent les pompiers, pensant à un incendie se déclarant dans cette chambre. Pendant qu’ils s’interrogent, deux âmes donnent de leur énergie pour essayer de sauver un être qui leur est cher. Emma voit des images défilées dans sa tête, des images du futur, et ce qu’elle voit lui donne de l’espoir ; alors elle s’accroche du mieux qu’elle peut, tandis que les traits du visage de la tante se crispent et son aspect fantomatique s’évapore peu à peu en devenant de plus en plus transparent. L’ex-épouse se rend compte que Roselyne est en train de donner plus que de l’énergie, mais l’essence même de son être. Elle est émue par ce geste, parce qu’elle comprend que, pour se pardonner elle-même d’avoir été si odieuse, la tante se sacrifie au profit de son neveu qui n’a eu de tort que d’être en vie par rapport à sa famille. La porte est enfin enfoncée, le personnel entre en trombe dans la chambre et Emma lâche tout et se retrouve projetée en arrière, avec force, à travers le mur, tombant dans le néant comme une ouverture sur un autre monde. La dernière pensée qu’elle a, avant de sombrer dans un sommeil profond, est pour Franck, car elle a peur que cet ultime acte ne lui laisse pas la possibilité de revoir son amour une dernière fois.
Chapitre 20 : Acceptation
Emma ouvre enfin les yeux. Elle ignore combien de temps elle est restée endormie, mais ce qu’elle réalise tout de suite, c’est qu’elle se trouve toujours sur terre, à son plus grand soulagement, et qui plus est, dans cette chambre si familière qu’elle aime tant : celle de son bien-aimé. Lorsqu’elle fut projetée en arrière au moment où les médecins entrèrent dans la chambre, elle pensait que sa présence dans le monde des humains était arrivée à échéance. La dernière image défilant dans sa tête était celle de Franck. Son sourire, son regard aimant, son côté espiègle et enfantin, mais aussi sa bienveillance à son égard et évidemment l’amour intense qu’il lui porte. Une voix, venant de sa droite, murmure son prénom. Elle se retourne vers celle-ci et c’est stupéfaite qu’elle remarque David lui souriant. Elle se relève brusquement et lui hurle dessus, comme s’il avait fait la bêtise de sa vie.
— Putain de merde ! Pourquoi tu es là en face de moi ? Avec tout ce qu’on a fait pour toi, il a fallu que tu meures, espèce d’imbécile !!!
— Emma, s’il te plaît…
— Non, pas question ! Roselyne a donné son essence même pour que tu puisses vivre et voilà que tu es devenu un fantôme, même pas foutu d’aller vers la lumière !
— Mais laisse-moi t’ex…
Emma se lève du lit et commence à tourner dans la pièce, tel un animal sauvage enfermé dans une cage. Elle rumine tout ce qu’elle pense, puis finit par s’asseoir sur le lit, dépitée.
— Ne sois pas triste, voyons !
— C’est la meilleure, celle-là ! Tu te rends compte du mal que tu fais à Amélia ?
— Quel mal ?
— Maintenant que tu es mort, elle va être malheureuse à cause de toi. Abruti !
La poignée de la porte s’abaisse et une personne entre dans la pièce. C’est Amélia justement qui apporte deux tasses de café.
— J’ai entendu hurler, alors je me suis dit que tu étais probablement réveillée.
— Oui, et je le suis bien même ! Pourquoi deux tasses ?
— Pour David et moi.
— Mais il ne peut plus rien boire à présent ! Et puis tu peux le toucher tout comme ton frère avec moi ?
Amélia sourit et rit légèrement, ce qui agace la défunte. Elle pose les tasses sur le chevet et prend place à côté de la râleuse de service.
— Tu n’y es pas du tout. David n’est pas mort, il est bel et bien vivant et tout ça grâce à toi.
— Tu es… vivant ?
— Absolument, et désormais, je peux te voir moi aussi.
— Ça alors ! C’est incroyable ! Pardon de m’être énervée.
— Ce n’est rien. Ta réaction est compréhensible.
— Combien de temps suis-je restée endormie ?
— Deux mois.
— Oh la la, deux mois ? Il s’en est passé des choses, il va falloir me les raconter, parce que sinon, je vais être perdue. Quelle date sommes-nous aujourd’hui ?
David prend un air sombre, baisse la tête et annonce : mercredi 10 juillet.
— 10 juillet ? Ça va être l’anniversaire de la mort de ta famille. Ça va faire vingt ans.
— Je le sais. Mais avant de parler de tout ça, j’aimerais que nous parlions de tout ce qu’il s’est passé, si tu n’y vois pas d’inconvénient.
— Pas de problème. Veux-tu que nous allions ailleurs ?
— Non, nous sommes bien ici et comme nous sommes chez Franck, tu peux tout toucher comme si tu étais encore humaine, c’est lui qui me l’a dit.
— Où est-il d’ailleurs ?
— Calme-toi, il avait beaucoup de travail aujourd’hui, tu le verras tout à l’heure. Il est très impatient de te revoir.
— D’accord.
Pendant ce temps, Amélia s’éclipse discrètement pour les laisser en tête-à-tête, car elle sait qu’ils ont beaucoup de choses à se raconter, et en profite pour envoyer un message à son frère pour lui annoncer le réveil d’Emma.
— Par quoi veux-tu commencer ?
— Tout d’abord, que s’est-il passé lorsque je suis partie de ton esprit ? Si tu t’en souviens, bien entendu.
— Ne t’inquiète pas, je me souviens de chaque détail, je n’ai absolument rien oublié.
— Je t’écoute alors.
David lui raconte qu’après son départ de cette fameuse plage, la grande vague se rapprochait de lui, qu’à ce moment-là, il avait accepté de s’en aller vers l’autre monde et qu’il était en paix. Mais le tsunami a semblé ralentir jusqu’à être figé dans les airs à quelques mètres de lui. Il a senti une main sur son épaule et pensait qu’Emma était revenue, mais il s’agissait en réalité de Roselyne, les yeux larmoyants, demandant pardon pour tous les tourments qu’elle lui avait fait subir à partir du moment où il était venu vivre chez elle. Le trentenaire l’a prise dans ses bras et a accepté ses excuses, car grâce à Emma, il a également compris la souffrance qu’elle n’avait jamais réussi à exprimer. Puis, elle l’a embrassé sur la joue, lui a dit qu’elle l’aimait, qu’elle était fière de l’homme qu’il était devenu et qu’elle avait mis tout en œuvre pour qu’il ait la meilleure des vies. Puis, elle disparut
progressivement avec une expression heureuse et soulagée sur le
visage. Semblant s’évaporer vers un monde inconnu où plus aucune douleur ne subsiste. Ensuite, il s’est réveillé dans son lit d’hôpital où toutes les lésions avaient disparu. Plus aucunes séquelles, comme si rien ne lui était arrivé. Les traces d’hémorragie cérébrale : envolées. Un miracle, ont déclaré les médecins interloqués. Après plusieurs examens et autres analyses, David a pu enfin sortir et rentrer chez lui comme si rien ne lui était arrivé. Depuis cette expérience, il voit les choses sous un autre angle et s’est aperçu qu’il pouvait voir les fantômes tout comme sa compagne et son beau-frère.
— Je suis estomaqué, très cher.
— À ce point ?
— Oui, Roselyne a donné tout ce qu’elle avait pour que tu puisses être là, devant moi, en chair et en os, et surtout en parfaite santé.
— C’est aussi, en grande partie, grâce à toi. Amélia et Franck m’ont raconté tout ce que tu avais fait pour me sauver et je t’en remercie infiniment.
— Ce n’est rien, tu es là, c’est l’essentiel.
— Je voudrais m’excuser, Emma.
— Pour quelle raison ? Tu n’as pas à t’excuser. J’ai compris la vie que je t’avais menée lorsque nous étions encore mariés. Mais inutile de poursuivre ce souvenir-là, c’est du passé et je crois sincèrement que tu devrais te tourner vers ton avenir. En plus, lorsque nous étions penchés sur ton corps, j’ai vu des images défilées, dont ton futur. Et comme tu vas être un homme heureux et comblé, cesse de rester avec moi et va de ce pas chercher ta future femme. Emmène-la dans un beau restaurant et refais-lui ta demande en mariage, si tu ne l’as pas déjà fait, mais te connaissant, je pense que non.
David regarde son ex-femme avec étonnement et gratitude. Il sait qu’elle a raison, car depuis sa sortie d’hôpital, le mariage n’avait plus été évoqué.
— Merci de ce très bon conseil, Emma, mais je dois faire quelque chose d’important et je souhaiterais que tu sois avec moi.
— De quoi s’agit-il ?
— Je vais me rendre à Olivet.
— Tu n’y es pas encore allé depuis ?
— Non, j’attendais ton réveil pour le faire. Je pensais que je te devais au moins ça.
— Tu sens que c’est le moment de leur dire au revoir ?
— Oui, je suis enfin prêt. Je me rendrais d’abord à la maison pour ensuite aller au cimetière sur leurs tombes.
— Très bien, nous irons quand tu veux.
— Ce weekend. Je trouve que c’est le meilleur moment pour le faire. Après vingt ans, il est temps de tourner la page et d’avancer.
— Pour moi aussi, il va falloir que tu tournes la page.
— Que veux-tu dire par là ?
Emma hésite un peu, mais se lance tout de même, sentant que c’est le moment opportun.
— J’aimerais que tu te débarrasses de mon appartement !
— Je ne vais même pas te poser la question de comment tu es au courant de cela.
— Non, cela ne sert à rien et au passage, Amélia est au courant.
— Les femmes entre elles sont incroyables. Même si elles se détestent, il leur suffit d’un élément commun pour trouver un terrain d’entente.
— Je te rassure, je ne la déteste pas du tout. Nous aurions pu être même des amies proches, mais ne lui dit pas, s’il te plaît, je tiens à garder cette image de peste encore un peu.
— Accordé.
Ils restent là tous les deux à ricaner de leurs enfantillages et c’est très plaisant à voir. Une complicité oubliée, mais toujours présente au fond d’eux. Ils n’auraient pas pu rester mariés, étant trop différents, mais si les choses n’avaient pas tourné au drame, peut-être seraient-ils devenus de proches amis tous les quatre avec le temps : David avec Amélia et Emma avec Franck. Une voix se fait entendre, Franck vient de rentrer chez lui et se dirige directement vers sa chambre. Emma se
lève, un sourire irradiant son visage, pour sortir rejoindre son cher et tendre. Au moment où elle ouvre la porte, Franck la prend dans ses bras et la serre avec une telle force d’amour que cela irradie la pièce. Il la pose et lui prend le visage entre les mains et l’embrasse avec fougue sans se soucier d’une quelconque présence. Emma s’écarte un peu de lui et lui fait un discret signe de tête envers David qui est toujours présent.
— Oh pardon ! Je t’ai un peu oublié sur ce coup-là.
— Ce n’est rien, je comprends. Nous allons rentrer et vous laisser.
Amélia est assise sur le canapé, lisant une revue, attendant que toute cette agitation se calme. David se dirige vers elle et lui propose d’aller manger dans un restaurant de son choix tout en se tournant vers son ex-femme pour lui faire un clin d’œil. Elle comprend immédiatement ce qu’il va faire et s’en réjouit pour lui d’avance. Ils partent et les deux tourtereaux se retrouvent enfin seuls. Franck attrape Emma et l’embrasse encore et encore. La défunte met doucement, à regret, un terme à leurs retrouvailles. Elle lui prend la main et l’entraine vers le canapé pour qu’ils puissent discuter tranquillement avant de passer éventuellement à autre chose.
— Je dois te parler un peu avant que tu ne me sautes dessus.
— Tout ce que tu veux. Mais fais vite, ma bouche a vraiment envie de se coller contre la tienne.
— Très bien, je m’active.
Emma a besoin de se confier, de lui dire tout ce qu’il lui est arrivé, tout ce qu’elle a ressenti, de lui parler de ses peurs, de ce qu’elle a vécu et la frayeur qu’elle avait éprouvée lorsqu’elle s’est retrouvée, plongeant dans le néant en train de s’endormir ou de partir vers l’au-delà tant redouté. Car sa crainte ultime, à ce moment-là, était de ne pas avoir pu dire au revoir à Franck. Ses larmes se mettent à couler et elle se blottit contre son bien-aimé, bercée par ses bras musclés et chaleureux. Ils ferment les yeux, la tête de l’un posée sur celle de l’autre.
— Tu sais ce dont j’ai besoin ?
— Je t’écoute.
— De prendre une douche.
— Une douche ?
— Oui. L’eau me procure toujours une sensation extraordinaire. Tous mes sens sont décuplés comme si je me régénérais. Je ne l’explique pas et je n’ai aucune raison d’en savoir plus, juste que ça me fait du bien, c’est tout. Et comme je viens de passer deux mois dans un lit, je pense que ce ne serait pas du luxe. Au fait, maintenant que j’y pense. Comment me suis-je retrouvé ici ? Suis-je apparue d’un coup chez toi ? En tout cas, au moment où j’ai bien cru partir définitivement pour l’autre monde, c’est vers toi que mes pensées étaient tournées. Je t’aime, Franck Ratry, c’est tout ce qu’il faut que tu saches.
— Je t’aime aussi, ma jolie Emma. Et pour répondre à ta question, tu as atterri dans mes bras.
— Mais comment ?
— J’étais dans l’appartement en train de faire du rangement et d’un coup, j’ai ressenti… ta présence, mais sans que tu ne sois là. Ce n’est pas très clair pour moi, mais c’est comme si tu m’avais envoyé un message de détresse. J’ai tout lâché et une sorte de courant d’air froid, venu de nulle part, est entré dans la pièce et tu es apparu dans mes bras soudainement, inconsciente. J’étais tellement heureux de te revoir, même dans cet état-là. Tu m’étais revenue et rien au monde ne pouvait me rendre plus heureux. Je dois te confier quelque chose, moi aussi, j’avais peur que ce soit terminé et que jamais je ne te reverrais une fois ta mission accomplie. Mais tu es là maintenant, alors c’est l’essentiel. Aller, va prendre ta douche et prends ton temps, tu en as besoin, je ne bouge pas.
Emma l’embrasse tendrement en le remerciant et se dirige vers la salle de bain. Elle fait disparaître ses vêtements en se concentrant. Cette capacité est devenue machinale, elle le fait désormais automatiquement sans réfléchir. Elle allume l’eau, trouvant un compromis entre chaud et froid lui convenant plus par habitude humaine, vu qu’elle n’a plus aucune sensation de chaleur ou de fraicheur. Elle ignore toujours la raison qui fait qu’elle peut être
comme un être normal chez Franck, mais puisque c’est ainsi, autant en profiter tant qu’elle le peut. Elle avance sous le pommeau qui coule parfaitement à la verticale en un jet puissant. Debout, les mains appuyées sur le mur sur lequel se trouve le dispositif, elle laisse couler le liquide sur son corps qui en avait bien besoin et laisse son esprit se vider de tous les événements vécus. Elle est tellement absorbée par les sensations que l’eau lui procure qu’elle n’entend pas la personne qui se glisse derrière elle et voit deux mains plus grandes se poser au-dessus des siennes sur le carrelage mural. Elle sent un corps masculin, probablement dénudé, contre son dos, un peu plus grand qu’elle, les muscles saillants et tendus, et plus bas, quelque chose d’autre, très tendu également. Elle frissonne de sentir cette présence familière contre elle et, avouons-le, elle souhaitait secrètement qu’il se décide à la rejoindre, mais n’avait pas osé lui demander. Franck commence à embrasser son délicat cou et se rend compte qu’elle n’est pas froide. Bon sang, se dit-il, l’eau la réchauffe. Voilà donc la solution pour passer un moment des plus agréables sans souffrir du froid qui peut « geler » ses ardeurs d’homme. Il lui murmure et lui demande s’il peut continuer ou si elle préfère qu’il s’arrête. Inutile de préciser que la réponse n’est pas négative et Emma l’invite vivement à continuer. Sans qu’elle se retourne, il commence à la caresser en descendant ses mains sur ses hanches pour remonter sur sa poitrine délicate, mémorisant chaque parcelle de ce corps dont il a très envie depuis longtemps. Il trouve étonnant que sa peau soit si douce et dure à la fois, mais ce n’est pas pour lui déplaire. Il se demande ce que la suite lui réserve, mais il préfère ne pas trop y réfléchir pour le moment, préférant profiter de ces délicieux instants. Les préliminaires se prolongent jusqu’à ce qu’Emma se retourne et participe, elle aussi activement, à procurer du plaisir à l’homme dont elle est amoureuse, se souvenant parfaitement comment le corps humain fonctionne. Cela dit, elle découvre que sa condition lui procure de nouvelles perceptions. Elle ressent encore plus fortement les battements du cœur de son amant, sa peau frissonnante à souhait, ses pupilles dilatées qui en disent long sur son état d’excitation. Pourtant, des plaisirs charnels, elle en a connu de son vivant, mais de cette façon jamais.
Avec Franck, elle a l’impression d’expérimenter le sexe pour la première fois. Serait-ce le fait d’être un fantôme qui lui procure cela ou serait-ce lié à des sentiments plus profonds et purs ? S’arrêtant de se poser des questions, elle poursuit en passant sa langue et ses mains à des endroits stratégiques sur son homme pour le faire défaillir, ce qui ne manque pas de faire gémir celui-ci pour le plus grand bonheur d’Emma. Ils finissent par éteindre l’eau, tirent rapidement des serviettes sur le sol et terminent ainsi leur nuit dans une passion inconditionnelle des plus intenses, sur le sol de la salle de bain.
Après trois jours de folies physiques, Franck et Emma rejoignent David et Amélia pour se rendre à Olivet. D’abord au cimetière pour pouvoir se recueillir sur la tombe de la famille Moreno puis pour finir, un dernier adieu à la maison incendiée. L’ambiance est tout de même agréable dans la voiture conduite par Franck et pour ne pas sembler bizarre, David est monté à l’avant et Amélia à l’arrière avec Emma. Les quatre compères discutent en parlant de choses et d’autres, semblables à une bande de joyeux amis partis en weekend. Emma se rend compte que sa vie d’avant n’avait rien d’intéressant au final. De faux amis, une famille qui n’en avait que faire d’elle, une existence sommaire faite d’hypocrisie, d’égoïsme et d’égocentrisme. Seule comptait pour elle, son extraordinaire nourrice : Margaret Fewings. Avec émotion, elle y repense avec beaucoup de nostalgie et se demande si elle la reverra un jour dans l’autre monde. Mais cette pensée s’enchaine avec une question : pourquoi n’est-elle pas partie dans l’au-delà après sa mission ? Comment cela va-t-il se passer ? Va-t-elle un jour disparaître d’un claquement de doigts ? La lumière apparaitra-t-elle à un moment où elle s’y attend le moins ? Et si elle ne part pas, elle va devenir une âme errante, ça, elle le sait très bien et c’est ce qui lui fait peur. Et Franck ? Désormais, leurs âmes sont connectées l’une à l’autre après leurs nuits de passion, ayant assemblé leurs corps comme jamais. Elle a bien senti la différence avec cet homme qui représente tout ce dont elle a toujours rêvé secrètement sans se l’avouer. Franck voit dans le rétroviseur son inquiétude et décide de faire une petite pause sur une aire d’autoroute où il n’y a pas beaucoup de monde. David et Amélia profitent de se dégourdir les
jambes, tandis que le jeune homme s’avance vers sa bien-aimée qui regarde quelque chose que personne d’autre ne semble voir. Il la prend par la main, mais la traverse à son grand étonnement.
— Pourquoi je n’y arrive pas ?
— J’ai une petite idée, mais je préfère éviter d’y penser pour l’instant.
— Je me doute de ce à quoi tu penses, mais je refuse que cela se produise. Je ne suis pas prêt.
Franck ferme les yeux et se concentre sur le corps de sa belle et s’imagine la toucher, et cela marche curieusement. Il recommence son geste et y arrive. Il l’emmène un peu plus loin pour qu’elle puisse dire ce qui la tourmente. Une fois installés sur un banc sous quelques arbres à l’ombre, il lui pose la question qu’elle ne veut pas aborder.
— Qu’est-ce qui te tourmente, Emma ? Ne me mens pas, je vois bien ton air mélancolique, alors dis-le-moi s’il te plaît, ne garde pas cela pour toi.
— Tu veux vraiment savoir ?
— Oui, libère-toi !
— J’ai… peur, Franck.
— De quoi ? De la mort ? C’est un peu trop tard pour ça.
— Non, ne te moque pas, je t’en prie. J’ai peur de… partir. Nous avons franchi une étape que nous n’aurions jamais dû franchir, et pourtant, c’est ce que nous avons fait. L’être de lumière m’avait averti qu’il ne fallait pas que cela arrive.
— Tu le regrettes ?
— Quoi ?
— Regrettes-tu ce qu’il se passe entre nous ?
— Non ! Pas le moins du monde.
— Alors tout est ok en ce qui me concerne. Je suis parfaitement au courant des risques que mon cœur encourt. Si je te perdais du jour au lendemain, j’en serais déchirée et je ne suis pas sûr de surmonter cette épreuve. Cependant, j’essaie de m’y préparer, mais c’est trop difficile. Je suis tombé amoureux de toi avant de te rencontrer, Emma Holder,
juste parce que j’avais eu une vision de toi. Et même après ton décès, j’étais perdu. J’ai continué à avancer dans ma vie, mais tu n’as jamais quitté mes pensées. Je t’aime, Emma, et même si je sais que nous ne pourrons pas vivre notre vie entièrement ensemble, je tiens à toi et tant que je peux t’avoir avec moi, c’est merveilleux et je m’en contente. Peux-tu me rendre encore plus heureux que je ne le suis déjà ?
— Je vais essayer.
— Non, soit juste toi, cela me suffit.
Ils scellent leurs lèvres d’un baiser passionné, rendant leur amour unique et absolu. Ils reprennent la route jusqu’à leur destination. Amélia voit bien l’expression de bonheur illuminant les visages de son frère et de sa chérie. Pourtant, dans son for intérieur, elle sent que quelque chose de plus sombre guette dans son coin, le moment propice pour gâcher toute cette euphorie.
Chapitre 21
La journée à Olivet est éprouvante. Une fois passé chez un fleuriste, les quatre amis se rendent au cimetière le cœur lourd, sachant que David tourne enfin une page sur ce passé qui l’a consumé quasiment toute sa vie. Le trentenaire dépose trois gerbes différentes. Pour ses parents : un bouquet de roses, pour Sarah : des lys et pour son frère : des dahlias. Le moment est très dur, mais il arrive à y faire face avec courage et détermination, malgré ses larmes. Amélia lui tient la main et parallèlement, il sent l’air très frais que la défunte exhale juste derrière lui, accompagnée de Franck. David sort de sa sacoche quelque chose qu’il dépose sur la plaque de son petit frère Julien.
— Tiens, mon grand, je te la rends. J’en ai bien pris soin, mais il est temps qu’elle te revienne.
— D’où sors-tu cette peluche ?
— C’est le chat de mon frère. Il… il… me l’a donné… lorsque…
Les mots ne sortent pas, mais les larmes si. Emma prend le relai, car elle sait très bien ce que cela représente.
— Il lui a donné cette peluche juste avant de mourir dans le camion de pompier. Si je ne m’abuse, il s’agit de son doudou.
— Oh mon Dieu ! Je suis tellement désolée, mon amour.
— Ne t’inquiète pas, ça va… aller.
Amélia prend David dans ses bras où celui-ci s’effondre de chagrin. Franck, quant à lui, s’interroge en observant Emma qui regarde fixement le tombeau familial.
— À quoi penses-tu ?
— Au père de David.
— Pourquoi lui spécifiquement ?
— Il a assassiné sa femme.
— Sérieusement ?
— Oui, mais je me suis gardé de le lui dire. Lorsqu’il finira sa route sur terre et qu’il partira de l’autre côté, il l’apprendra probablement, mais ce ne sera plus mon affaire à ce moment-là. C’est déjà assez difficile d’avoir perdu tous les membres de sa famille dans ces conditions, alors inutile d’en rajouter avec un détail qui le détruirait. Il est temps pour lui d’avancer. Sa tante et moi nous nous sommes donné beaucoup de mal pour qu’il vive. J’ai vraiment envie qu’il en profite au maximum. En plus, je sais, désormais, ce qui l’attend dans son futur. Prépare-toi à être un super tonton.
Le jeune homme sourit à son amour fantomatique, empli de reconnaissance envers elle et l’embrasse sur le front. Heureusement qu’il n’y a personne pour le voir, car on verrait juste un homme donnant ridiculement un baiser dans le vide. Mais cela, Franck s’en moque. Ils partent du cimetière et se rendent à la maison incendiée. Cela fait vingt ans que David n’y a plus mis les pieds depuis et l’émotion est à son comble lorsqu’ils se garent dans le quartier de son enfance qui n’a pas beaucoup changé depuis toutes ces années. Franck et Amélia sortent, mais les deux autres s’attardent un peu dans le véhicule. La jumelle vient pour demander à son compagnon de sortir, mais son frère l’en empêche d’un regard, lui expliquant, un peu plus loin, qu’Emma et David ont besoin de discuter seuls. La jeune femme comprend et attend patiemment à l’extérieur. Dans l’habitacle, l’ex-femme prend la parole.
— Alors David ? Prêt à mettre un point final à ces tristes souvenirs ?
— Tu sais, Emma, j’avais passé une super soirée avec mon copain et son frère. Les feux d’artifices étaient magnifiques. Je les revois très clairement dans mon esprit lorsque j’y repense. Et je me revois également, en train de regarder ma montre et l’heure qui avançait trop rapidement à mon goût, en sachant que ma mère devait venir me chercher. J’étais tellement heureux ce soir-là d’être avec Thomas, mais voilà, la vie en a décidé autrement.
— Tu es là aujourd’hui pour leur adresser un dernier adieu. Je n’ai jamais pu te faire voir ce que j’avais vu. Mais ce que je peux te dire, c’est que tu as été d’un courage extraordinaire pour un enfant de douze ans. Même si c’était une pure folie de se jeter à corps perdu dans un incendie.
— Tu les as vus ?
— Vu qui ?
— Mes parents, mon frère et ma sœur ?
— Oui, sans oublier César.
— Bon sang, mon chien ! Mon pauvre César qui est mort dans mes bras. Punaise Emma, qu’est-ce que ça fait mal de se souvenir.
David se remet à pleurer franchement au grand désarroi d’Emma, mais elle lui passe la main sur la joue, qui pour lui est un courant d’air froid, mais lui procure du réconfort.
— Merci de ta présence.
— De rien. Alors, on y va ?
— Oui, je ne peux plus reculer.
Ils descendent de la voiture et rejoignent les jumeaux qui les attendent gentiment sur le trottoir en face de l’ancienne demeure de David. Il n’y a personne dans le quartier, curieux pour un samedi après-midi, comme si tout le voisinage savait d’instinct qu’il fallait laisser un temps pour le deuil de cet homme qui se retrouve comme un petit garçon devant sa maison délabrée, les larmes faisant luire ses yeux.
Le silence entre eux est interrompu par David lui-même qui tient à prononcer quelques mots pour l’occasion.
— Je n’étais plus revenu depuis vingt ans. Mes parents ont emménagé ici juste avant la naissance de Sarah. J’y étais tellement heureux. Je me souviens encore de la balançoire, du trou de la clôture par lequel j’aimais m’échapper pour rejoindre Thomas qui habitait quelques maisons plus loin, si je me souviens bien. Je constate que ce putain de cabanon est toujours là, malgré les années.
— Pourquoi dis-tu ça, chéri ?
— Mon père… cachait… de la drogue dans une boîte à outils.
Amélia est horrifiée d’entendre la souffrance dans la voix de son compagnon et ne sait que faire pour le soulager. Mais son frère lui met la main sur l’épaule afin de lui faire comprendre de ne pas en rajouter, que sa présence suffit amplement et qu’elle doit le laisser continuer sa triste tirade. Il continue son discours amer de cette partie qui fait rejaillir en lui des images déplaisantes de son enfance. Il se rappelle que son père frappait sa mère et qu’un jour, ses mains charnues s’étaient abattues sur lui. Sa mémoire se réveille violemment, mais il peut compter sur le soutien inégalable de sa fiancée, de son futur beau-frère et de son ex-femme. À eux trois, ils constituent trois solides piliers sur lesquels David peut s’appuyer en cas de défaillance. Le trentenaire termine son allocution par un « Je vous aime, vous me manquez chaque jour qui passe. » Puis, il dépose un dernier bouquet de fleurs devant l’entrée condamnée. Il caresse cette porte, si chérie autrefois, et se retourne définitivement pour aller de l’avant dans sa nouvelle vie, suivi de Franck et d’Amélia. Emma reste un peu plus devant le grillage et aperçoit plus loin, aux environs du cabanon de jardin, une petite main s’élevant pour la saluer : Sarah, toute souriante et lumineuse, accompagnée de César. La défunte comprend soudainement pour quelle raison la petite fille et l’animal étaient encore présents dans ce lieu, alors que les autres non. C’était leur mission à eux-deux, de guider Emma jusqu’ici pour qu’elle puisse venir en aide à David. Décidément, les êtres de lumière savent bien des choses qui nous dépassent, se dit-elle. C’est avec un sourire mélancolique qu’elle leur adresse un au revoir, car elle sait qu’ils vont pouvoir enfin passer de l’autre côté du portail et retrouver, sûrement, les membres de leur famille. Elle imagine bien le petit chien, courant et sautant partout dans cet endroit paisible, autour des âmes qui y résident. Et peut-être jouer avec le petit Julien, heureux que son petit animal de compagnie le rejoigne enfin.
La lumière apparaît au-dessus de la petite fille et de César, et en douceur, ils s’évaporent dans les airs. Emma ferme les yeux et se sent enfin soulagée : sa mission est terminée. Mais qu’en est-il d’elle ?
Combien de temps lui reste-t-il ? À quel moment va-t-elle partir et quitter Franck pour toujours ? Ses émotions s’entrechoquent, mais son amour vient la sortir de cette torpeur.
— Tu viens ma belle ? On y va.
— Ah ? Oui, tout de suite.
— Ça va ? Tu tiens le coup ?
— Il faut bien. Ma condition est un peu particulière et je ne peux que m’interroger sur le dénouement de notre histoire, maintenant que ma mission est finie.
— J’y pense aussi, tu sais. Mais je préfère me concentrer sur le moment présent plutôt que sur le futur.
— Tu as raison. Alors que faisons-nous ?
— David est en train de voir si son ami habite toujours dans le quartier, on ne sait jamais.
— C’est bien, il veut aller de l’avant.
— Tout à fait.
Soudain, Amélia arrive un peu précipitamment pour les avertir que son fiancé a bel et bien retrouvé son copain d’enfance. Il vit toujours ici et les a invités à manger chez lui ce soir. Emma est ravie de voir que son ex-mari reprend du poil de la bête et va enfin vivre sa vie comme il se doit, en commençant par retrouver le chemin de son enfance, celui qui lui a laissé de bons souvenirs cette fois-ci.
— Parfait, sœurette, passez une bonne soirée.
— Vous ne voulez pas venir ?
— Je te rappelle qu’Emma ne pourra participer à rien. Et puis, c’est bien que vous puissiez profiter tous les deux d’une bonne soirée entre amis. Je vais aller visiter un peu Olivet, il a l’air d’y avoir des coins bien sympathiques.
— D’accord, profitez bien. Et pour le retour, je t’appelle dès que nous sortons de chez Thomas, c’est bon pour toi ? Comme ça, tu pourras venir nous chercher.
— Mon petit doigt me dit que ce n’est pas la peine. Je crois qu’on va
tous rester sur place et rentrer demain. Je vais prendre une chambre dans un hôtel du coin. Allez, bonne soirée.
— Tu as probablement raison, mais je te tiens au courant quand même.
— Ça marche.
— Très bonne soirée à tous les deux, profitez bien.
Le frère d’Amélia a raison sur toute la ligne. Le copain d’enfance de David les a invités à dormir chez lui pour fêter ces magnifiques retrouvailles et souhaiter les prolonger un peu plus. Quant à Franck, après avoir visité un peu les alentours en compagnie d’Emma, celui-ci trouve une chambre, prend un repas à emporter et s’y rend. Mais comme nous pouvons l’imaginer, dès que la porte se ferme, le jeune homme attrape son amour dans ses grands bras musclés d’ostéopathe et l’embrasse goulument, sentant le froid glacé lui tirailler délicieusement la langue.
— Dis-moi, la fraîcheur ne te dérange pas ?
— Non, je m’y habitue.
— Tu es sûr ? Le reste de mon corps est aussi… glacé. Je suis désolée.
— Ne sois pas désolée, mon amour. Mais si tu te sens plus à l’aise sous la douche, je ne t’en voudrais pas et surtout, cela ne m’empêchera pas de faire ce que j’ai envie de te faire.
Il dit cela malicieusement en terminant sa phrase par un clin d’œil. Emma ne peut pas résister à cet homme qui est la séduction incarnée à cet instant et elle le trouve d’une beauté sans faille. C’est totalement subjuguée qu’elle se jette à corps perdu sur cet être qui la fait chavirer à chaque instant de sa mort. Et malgré le froid qu’elle dégage, Franck cède à la beauté de sa bien-aimée et poursuit en leur accordant une nuit de passion enflammée, le tout se déroulant dans une volupté des plus exquises. Au final, le froid n’est pas trop un problème pour le jeune homme qui, grâce à son âge et à sa fougue, dégage une autre chaleur qui lui permet de pouvoir être l’amant idéal pour une femme d’un autre monde que le sien.
Le mois de juillet passe et laisse place au mois d’août où une petite routine s’est installée entre les deux amoureux. Lorsque Franck est au travail, Emma profite pour voyager à droite et à gauche, va au cinéma vu qu’elle n’a pas besoin de payer sa place, se rend dans des lieux différents en France, mais évite de partir trop loin et trop souvent, car cela épuise son énergie et elle est obligée de dormir un certain moment pour pouvoir récupérer ses forces. Cela n’est pas dérangeant en temps normal, mais elle veut profiter de chaque instant sur terre tant qu’elle le peut. Il lui arrive de penser que les êtres supérieurs ont oublié de venir la chercher et que peut-être, sa récompense est de rester dans le monde des humains plus longtemps que les autres. Dans un coin de sa tête, cet espoir subsiste.
Elle est assise sur le balcon de l’appartement lorsque la sonnette retentit. Elle se dirige vers l’entrée, passe sa tête à travers le mur et aperçoit David qui sursaute en ne voyant qu’une petite partie de son corps.
— Bon sang, Emma ! J’ai failli avoir une crise cardiaque !
— Ce ne serait pas la première fois.
— Ah ah très drôle ! Tu m’ouvres, j’ai à te parler.
David entre dans le logement et s’installe sur une des chaises de comptoir. Son ex-femme lui sert un café avant d’attaquer leur conversation.
— Alors, que t’arrive-t-il ? Je t’écoute.
— Je voulais prendre de tes nouvelles.
— Non, sérieusement, David !
— Pourquoi ne viendrais-je pas te voir ?
— Parce que tu n’as aucune raison valable pour venir ici voir ta défunte ex-femme.
David baisse la tête devant Emma, qui le scrute intensément, attendant qu’il émette réellement sa requête.
— J’ai mis en vente ton appartement.
— Ah, c’est une bonne chose ça, super.
— Et j’ai déjà deux acheteurs qui m’ont fait des propositions.
— Où est le problème ?
— Tu n’as jamais su pour quelle raison je l’avais acheté, et je l’ai sur la conscience.
— Waouh ! C’est si grave que ça pour que tu prennes ce ton dramatique ?
— Non, bien sûr que non, mais après ce que tu as fait pour moi, je te dois bien des explications, puisque j’en ai l’occasion.
— Je t’écoute.
—Tes parents ont mis en vente ton appartement dès le lendemain de ton enterrement.
— Je vois.
— Même si nous étions divorcés, ça m’a fait mal au cœur pour toi. C’était indécent de leur part, ils n’avaient pas le droit de faire ça aussi rapidement. Alors, je n’ai pas cherché à comprendre, je l’ai acquis sans réfléchir et sans en parler à qui que ce soit. Il n’y avait pas grand-chose à l’intérieur en plus.
— Je suis décédée peu de temps après, je n’ai pas eu le loisir d’en profiter énormément. Mais du coup, si je comprends bien, tu l’as acheté parce que tu ne voulais pas que quelqu’un d’autre y habite tout de suite ?
— Je suis un peu gêné de dire ça, et ne le répète pas à Amélia, s’il te plait, mais oui, en effet, c’était chez toi et je ne voulais pas qu’une personne étrangère y habite.
— David Moreno aurait eu encore quelques sentiments à mon égard ?
— Arrête de te moquer ! Mais je culpabilisais.
— À cause de ma mort ?
— Un peu. Pendant longtemps, je me suis demandé si je n’aurais pas dû te faire rester chez moi ce fameux soir.
— Arrête, cela ne sert à rien de ressasser, et puis ce qui est fait est fait, c’est tout. Il est inutile de revenir là-dessus.
— Ça ne te fait rien d’être morte ?
— Bien sûr que ça me fait quelque chose, qu’imagines-tu ? Que c’est la fiesta tous les jours ?
— Je pensais qu’avec Franck, c’était le bonheur, certes un bonheur très inhabituel, mais un bonheur tout de même.
— Avec lui, c’est extraordinaire, il me rend heureuse comme jamais je n’aurais imaginé l’être, mais…
Emma marque un arrêt sur sa phrase et un air abattu s’affiche sur son doux visage de porcelaine.
— Mais quoi, Emma ?
— Franck n’a aucune perspective avec moi.
— …
— Je ne pourrais jamais lui donner d’enfant, nous ne pourrons jamais nous marier, ni nous montrer à qui que ce soit, puisque seuls les médiums peuvent me voir et certains enfants. Sans compter qu’il n’y a qu’ici, dans ce logement spécifiquement, que je peux être comme un humain normalement constitué, et j’en ignore toujours la raison. Pourtant, Dieu sait que je l’aime, mais je ne vieillirai jamais à ses côtés et je refuse de le priver d’un avenir. Logiquement, une fois ma mission terminée, j’aurais dû partir rejoindre le monde des âmes, mais je suis toujours ici et j’ignore pour quelle raison. Si je reste trop, je vais finir par devenir une…
— Emma, stop !
— Pourquoi stop ?
— Arrête-toi deux secondes et écoute-moi ! Au lieu de t’emmerder avec toutes ces questions, profite de cette seconde chance qui t’est offerte.
— Mais je…
— Mais quoi ? Il y a quelques mois, je voulais mourir et c’est toi qui m’as remis sur le bon chemin. Tu es celle qui m’a donné le coup de pied au cul dont j’avais besoin. Tu as risqué ton âme pour me sauver
avec ma tante. Tu es allé jusque dans mon esprit pour me faire entendre raison. Regarde le résultat, je suis ici, devant toi, et c’est moi qui te fais la morale maintenant. Incroyable non ?
— David, j’ai peur de lui gâcher la vie, de l’empêcher de vivre de belles choses.
— Il vit déjà de belles choses à tes côtés. Au lieu de gémir sur ton sort, tu devrais juste passer le plus de temps possible avec lui.
— Tu as peut-être raison. Je me prends trop la tête parce que j’ai la trouille, vois-tu ?
— Je te comprends. Mais tant que tu es parmi les vivants, vas-y, tire avantage de ta situation et part en vacances avec lui. L’avantage, c’est qu’il ne paiera que pour une seule personne, ah ah !
— Tu es hilarant, comme garçon. Je vais y réfléchir et lui en parlerai en temps voulu. Dis-moi, je saute du coq à l’âne, tu as donc deux acheteurs pour l’appartement ?
— Oui.
— Ça n’a pas l’air de t’enchanter.
— Je veux avoir ton consentement.
— C’est ridicule, vends-le point final !
— Bon, si tu le prends comme ça, dès demain, je contacte un des futurs acquéreurs.
— Attends deux secondes, du coup, tu as profité d’y cacher tes petits secrets, cachotier.
— Oui, je portais cette honte de la mort de ma famille et il fallait bien que je mette ça quelque part, mais c’est fini maintenant. J’ai tourné la page.
— D’accord, par contre, est-ce que tu peux m’aider à récupérer quelque chose dans cet appartement avant ?
— Que veux-tu récupérer ?
— Un truc que j’ai caché lorsque j’ai emménagé.
— Il y est toujours ?
— Oui, j’ai vérifié, il y est toujours, mais évidemment, je ne peux pas le récupérer moi-même puisque j’y passe à travers. Veux-tu bien m’aider, s’il te plaît ?
— C’est d’accord. Demain matin vers 10 h 00, ça te va ?
— Parfait. Mais je souhaite que cela reste entre nous deux d’accord ?
— Un ex-mari et son ex-femme ensemble pour des cachotteries. Ça ferait presque romanesque.
Les deux anciens amants rient de bon cœur ensemble. Il est curieux qu’une amitié soit née de ce duo improbable, mais elle est importante autant pour l’un que pour l’autre, se soutenant du mieux qu’ils puissent mutuellement à trouver un sens à leurs existences. Grâce à Emma, David a retrouvé sa joie de vivre et compte bien profiter au maximum de cette seconde chance, tandis que grâce à David, Emma prend conscience qu’elle doit profiter de chaque instant comme si c’était le dernier, car comme elle le sait, son temps lui est compté.
Chapitre 22
Le mois de septembre est là et l’aéroport est bondé. Franck et Emma attendent leur avion. Seulement, à la vue de tous les gens qui les entourent, le jeune homme est seul avec une seule valise. Pour pouvoir parler à sa dulcinée tranquillement, il a son téléphone contre son oreille comme s’il passait un très long appel. Cela parait beaucoup plus crédible et les gens ne font pas attention à lui de cette manière.
— C’est bizarre, je vais prendre l’avion gratuitement pour la première fois.
— Ce qui est super, c’est que pour la première fois de ma vie, je vais voyager en première classe et que tu pourras t’allonger sur moi, personne ne le verra. En plus, je crois qu’il y a des rideaux pour que personne ne puisse me voir. Ce qui veut dire…
— Oh là, on ne s’emballe pas, monsieur Ratry, nous verrons bien ce qu’il se passe pendant ce trajet, même si je t’avoue y avoir pensé aussi.
Les deux amants rient de leurs envies communes et l’annonce de l’embarquement retentit dans les haut-parleurs. Franck avance lentement pour bientôt prendre place dans son siège, suivi d’Emma. Il s’assoit et la défunte prend place sur ses genoux.
— Douze heures d’avion avec moi sur tes jambes, cela ne te fait pas peur ?
— Jamais de la vie. Aller, viens par ici, mon amour !
Il installe sa bien-aimée sur lui et se presse contre elle. Emma a beau être décédée, mais elle dégage une odeur fraîche qui fait tourner la tête de Franck. C’est tellement bon de sentir ce parfum. L’avion décolle dans une ambiance calme et sereine en direction de L’île Maurice.
Le jeune homme savait qu’Emma rêvait d’y aller et a donc opté pour cet endroit. Les deux amoureux regardent un film lorsque tout à coup les lumières de l’avion se mettent à clignoter.
— Que se passe-t-il ?
La voix du commandant de bord se fait entendre :
“Chers passagers, nous traversons actuellement une zone de turbulence, merci d’attacher vos ceintures et nous excusons pour ce désagrément”.
— J’ai eu peur.
— Ce n’est rien, c’est normal, Franck, et puis au pire, si tu meurs, nous serons encore plus ensemble.
— Bien que j’apprécie ton humour, ma chérie, des fois, j’ai un peu de mal à te suivre. Mais oui, en effet, la mort ne me fait plus peur depuis que tu es là. Non pas que je veuille mourir rapidement, mais de savoir que je serais avec toi pour l’éternité me comblerait.
— Tu sais, je ne t’en ai jamais parlé, mais je tiens à m’excuser profondément pour la façon dont je t’ai traité la première fois que l’on s’est rencontré.
— Lorsque tu descendais les marches de l’immeuble ?
— Oui. Je te présente toutes mes excuses, mon amour. J’étais bête et obsédé à l’idée de récupérer David, que je ne voyais rien d’autre dans mon champ de vision. Pardon.
— Ça fait longtemps que je t’ai pardonné et puis, comme je te l’ai déjà dit, pour moi, ce n’était qu’une façade. La vraie Emma est là, devant moi, avec un cœur magnifique. Tu as ton caractère, certes, mais à l’intérieur, tu es une très belle personne et je suis fier que tu sois dans ma vie.
La défunte a une larme qui coule sur sa joue et se blottit dans les bras de son bien-aimé. Le voyage se passant de nuit, Franck s’endort avec elle allongée sur lui. L’avion atterrit vers 8 h 00 du matin, heure locale, et Franck descend récupérer sa valise et prend une navette pour se rendre à son hôtel. Emma le suit dans ses trajets, observant le sublime paysage qui s’offre à ses yeux. Elle est émerveillée de voir enfin cette île en compagnie de son Franck qui est aussi conquis
qu’elle. Ils arrivent à l’hôtel. Une fois les formalités remplies et la carte d’accès obtenue, le jeune homme s’empresse de déposer ses affaires et part faire le tour des infrastructures et surtout aller au bord de la plage. Une fois sur le sable, ils marchent côte à côte, découvrant cette mer si belle et si bleutée, accompagnée du soleil dominant s’élevant très haut dans le ciel. Emma s’arrête soudainement en observant l’horizon.
— Qu’est-ce qu’il y a, ma belle ?
— Cette vue me rappelle tellement l’esprit de David. Je comprends ce qu’il voulait dire par havre de paix.
— Je l’imagine bien, en effet, d’après tes descriptions. — J’aimerais tant te prendre dans mes bras, mais c’est impossible, les gens penseront que tu es fou.
— Ne t’en fais pas, nous nous rattraperons dans la chambre sans personne pour nous espionner.
Le soir venu, la défunte suit Franck avec mélancolie, car elle ne peut participer à rien avec lui. Ni même partager son repas. Le jeune homme décide donc de se faire apporter ses plateaux repas dans sa suite, pour que sa douce ne se sente pas rejetée. Ce qu’elle apprécie, mais culpabilise parce qu’elle souhaiterait vivement qu’il puisse profiter de son voyage. Une fois le repas terminé, il se jette littéralement sur elle en la déshabillant assez sauvagement, ce qui ne déplaît pas à Emma. Car, mis à part qu’elle passe à travers les objets, il peut toujours la toucher comme un être humain lambda. Ce qui surprend toujours la défunte, parce que dès qu’il pose les mains sur elle, c’est comme s’il la faisait devenir humaine, en chair et en os. De ce fait, elle peut s’allonger sur un lit ou s’asseoir sur une chaise. Ni l’un ni l’autre n’arrive toujours pas à l’expliquer, mais finalement, est-ce si important que cela ? Ils font l’amour comme des diables déchainés, laissant un Franck exténué, mais heureux. Emma se cale contre lui et finit par s’endormir, son énergie s’étant épuisée.
Le lendemain, le jeune homme essaie de réveiller sa dulcinée, mais rien à faire. Une fois plongée dans cette espèce de coma réparateur, il
ignore combien de temps cela peut lui prendre. Il décide de lui laisser un mot, prend son sac à dos et part en excursion toute la journée, allant visiter le sud de l’île avec un groupe de vacanciers séjournant à l’hôtel. Le soir venu, il rentre dans la chambre où Emma est toujours endormie. Il s’approche d’elle, lui fait un bisou sur son front, prend sa douche, se change et s’en va prendre un verre au bar de l’hôtel, écouter un orchestre jouer toute la nuit au rythme salsa. Il s’installe au comptoir, commande un mojito qui lui est servi en cinq minutes, se tourne sur son tabouret de bar et observe les gens dansant et ondulant sur la musique. Il se sent légèrement seul, mais la seule pensée d’Emma, allongée dans sa chambre, lui fait retrouver le sourire. Soudain, il sent que son dos est mouillé. Il se retourne et voit une petite femme rousse, rouge de honte.
— Pardon, je suis sincèrement désolée pour votre chemise.
— Ce n’est rien.
— Je tenais mon verre en faisant attention, et là quelqu’un m’a bousculé. Je ne suis pas très grande, donc on me voit difficilement.
— Ne vous inquiétez pas, je vais juste sentir le rhum au lieu de mon parfum habituel.
La jeune femme sourit, mais reste penaude. Franck lui met la main sur l’épaule en lui répétant de ne pas s’en faire et que ce n’est qu’une chemise. Elle a l’air rassurée et le jeune homme lui demande si elle seule.
— J’ai mes parents juste là, au coin de la salle. Pourquoi ?
— Je vous aurais offert un verre, juste pour passer le temps.
— C’est d’accord, je vais les prévenir. Vous n’êtes pas obligé, vous savez ?
— J’ai pris une pension complète avec boissons incluses, profitez-en.
La petite rousse sourit de toutes ses dents, part prévenir sa mère et revient à la hâte. Ils passent la soirée en discutant de tout et de rien. Elle lui apprend qu’elle vient de Lyon, qu’elle a vingt et un ans et
poursuit des études de droit pour être avocate. Curieusement, elle n’a pas la tête pour un tel métier, mais il faut se méfier des apparences. Peut-être se transformera-t-elle en tigresse, une fois devant les tribunaux ? Ils finissent par danser sur la piste en faisant parfois n’importe quoi, mais cela les amusait et c’était bien là l’essentiel. Il la raccompagna jusqu’à sa chambre en passant par les allées entourées d’arbres divers et surtout de magnifiques palétuviers.
— J’ai passé une super soirée, merci, Franck.
— Moi aussi, Edwige.
— Te reverrais-je demain ?
— Je ne sais pas. Pourquoi pas ?
— Franck, tu as quelqu’un dans ta vie ?
— Oui.
— Ah, c’est… dommage.
— Je reconnais que ta compagnie me plait beaucoup et toi aussi par la même occasion, mais je suis en couple et je tiens beaucoup à elle.
— Ce n’est pas grave, je comprends et elle a bien de la chance de t’avoir, tu as l’air d’un homme aimant et plein de tendresse.
— Merci. Très bonne soirée à toi.
— Également.
Franck se retourne dans l’allée éclairée et boisée pour se rendre dans sa chambre, lorsqu’il est surpris par une Emma qui l’observe avec beaucoup d’attention et les bras croisés.
— Tu es réveillée, ma belle ?
— Oui, et je constate que tu as passé du bon temps avec une autre femme ?
— Mais comme tu peux le constater, il ne s’est rien passé et je suis sûr que tu as entendu la conversation.
Évidemment qu’elle l’avait entendu, et une petite pointe de jalousie avait surgi en elle. Le visage de cette femme lui disait quelque chose, mais elle n’arrivait pas à la remettre dans ses souvenirs. Finalement,
comme il n’y a personne à cette heure tardive, Franck prend la main d’Emma dans la sienne et ils décident d’aller se promener un peu aux abords de la plage, regarder le croissant de lune très haut dans ce ciel étoilé. Ils s’assoient au bout d’un moment sur ce sable si doux au bord de l’eau. Sans prononcer un seul mot, Emma fait disparaitre ses vêtements, laissant un Franck dénué de parole, tant le corps de son sublime amour le laisse sans voix. Elle se penche sur lui et le déshabille, l’embrasse tendrement, puis passionnément. Il commence à passer ses mains dans son dos pour la caresser, mais elle lui échappe pour aller plonger dans l’eau.
Comment fait-elle pour être si… humaine ? Franck comprend qu’elle maîtrise de plus en plus les éléments en concentrant efficacement son énergie et pouvant ainsi atteindre et attraper des objets ou plonger dans l’eau comme elle vient de le faire. Ni une ni deux, Franck cesse de se poser des questions et va rejoindre sa belle pour des ébats nocturnes enflammés.
Le lendemain, le jeune homme se réveille et sent, à côté de lui, le froid qui caractérise le corps d’Emma. Comme le temps est humide et chaud, cela ne le dérange pas outre mesure. Elle dort bien sûr, son énergie n’étant pas illimitée, elle a besoin de repos. C’est à contrecœur qu’il part prendre son petit-déjeuner dans un des nombreux restaurants proposant ce service. Il s’y rend, donne son numéro de chambre et se dirige vers le buffet sur lequel trône tellement de nourriture que l’on pourrait nourrir une ville entière. Il prend son plateau et s’installe à une table avec vue sur la mer. Son café aux lèvres, il a l’esprit vide, mais apaisé. Une petite voix le tire de sa transe.
— Bonjour Franck.
— Bonjour Edwige, comment vas-tu ?
— Je vais bien, merci, et toi ?
— On ne peut mieux.
— Puis-je m’asseoir avec toi ?
Le jeune homme n’a pas le temps de répondre qu’Emma fait son apparition soudaine sur la chaise en face de lui. Il essaie de cacher sa surprise, mais sans succès.
— Que se passe-t-il ? Tu es tout pâle soudainement ?
— Non… ça va… Je… je viens de penser à un truc, alors je suis troublé.
— Si ce n’est rien de grave, tant mieux. Puis-je m’asseoir ?
Emma regarde la jeune femme d’un œil très noir, ce que Franck remarque et trouve une parade pour éviter un quelconque problème.
— En fait, j’allais partir, Edwige, je suis désolé, mais ce sera pour une prochaine fois.
— D’accord, alors bonne journée.
La jeune femme semble déçue et Emma l’observe jusqu’à ce qu’elle prenne place avec deux personnes plus âgées. Ses parents peut-être ?
— Encore cette femme ? Elle te tourne autour et cela m’agace sérieusement !
— Ne t’en fais pas, mon cœur, elle est gentille et je pense qu’elle a un peu honte de n’être qu’avec ses parents.
— Mouai !
— Ne sois pas jalouse, ma chérie, tu sais bien qu’il n’y a que toi dans ma vie.
— Je sais, mais je n’aime pas que l’on te tourne autour, c’est tout. Aller, on ne va pas gâcher cette magnifique journée. Si nous partions faire un tour en bateau, se faire déposer dans une crique isolée et profiter un maximum ? Qu’en penses-tu ?
— C’est une excellente idée. Allons-y !
Franck part donc passer sa journée seul avec Emma dans une petite crique où l’eau turquoise est limpide et les quelques poissons colorés traînent le long du récif. L’endroit est magique et nos amoureux en profitent pour faire l’amour plusieurs fois sur la plage, profitant de ces vacances féeriques. Nos amoureux sont allongés sur leurs serviettes, bien que techniquement, Emma n’en ait pas besoin. Elle est à moitié allongée sur le torse de son cher et tendre.
— Qu’est-ce qu’on est bien ici, ma chérie.
— Je rêvais de venir sur cette île depuis très longtemps. Mais y venir avec toi, c’est encore mieux.
— C’est clair. Toi, moi et ce paysage à couper le souffle.
— Dommage que je ne puisse pas profiter de ce qu’ils proposent à manger.
— Ce n’est pas grave. Tant que tu es avec moi, ça me va.
— Je t’aime, Franck.
Le jeune homme se redresse, caresse une des joues de sa bien-aimée et lui demande le plus sérieusement du monde :
— Et s’ils t’avaient oublié là-haut ?
— Je ne sais pas.
— Mais je commence à me dire que c’est peut-être une sorte de cadeau.
— Tu crois ?
— Mais oui, ça me parait évident ! Regarde, tu as rempli ta mission haut la main. David a enfin pu tourner la page de son passé et faire le deuil de sa famille. Ma sœur est la plus heureuse du monde parce que tu as sauvé l’amour de sa vie et moi…
— Et toi, tu es avec un fantôme.
— Oui, mais ce n’est pas grave. Je m’en contente allègrement.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, Franck.
— Au contraire, depuis que je suis avec toi, je suis le plus heureux des hommes. Je suis fou de toi, et tu me donnes tout ton amour. Cela m’est égal de ne pas me marier, cela m’est égal si nous n’avons pas d’enfant. Et je me moque éperdument de l’opinion de mes proches, tant que je t’ai, toi, ma Emma. Et puis, je dois le reconnaître, au niveau du sexe, c’est le nirvana.
La défunte rit de cette dernière remarque et le remercie pour ce compliment assez désinvolte.
— Tu sais, je ne suis pas difficile et cette vie avec toi me convient parfaitement. Je ne la changerais pour rien au monde. Je suis conscient que tu ne vieilliras plus et resteras éternellement coincée à l’âge de vingt-neuf ans. Au passage, vieillir avec une jeunette, cela ne sera pas désagréable, je pense. Mais je me dis aussi qu’un jour, je passerais de l’autre côté et serais encore plus proche de toi, et c’est ensemble que nous franchirons ce fameux portail dans l’au-delà. Qu’en dis-tu ?
Emma a les yeux larmoyants de cette magnifique déclaration. Après tout, Franck a peut-être raison. Les êtres de lumière ont certainement décidé de la laisser avec son cher et tendre. Comme récompense, il ne pouvait pas y avoir mieux. Elle se lève et propose à Franck de venir nager avant que le bateau ne vienne les récupérer. Ce qu’il accepte bien volontiers. Que ne ferait-il pas pour elle ?
Les jours passent à une allure folle et le jour du départ est là. Franck est à l’accueil de l’hôtel pour faire le point sur son séjour en attendant que la navette pour l’aéroport ne vienne le chercher ainsi que d’autres touristes. Sur les conseils de son chéri, Emma s’éclipse pour encore aller voir cet océan qu’elle voulait tant découvrir. Pendant ce temps, le jeune homme s’assoit sur un banc à l’extérieur. Il regarde son téléphone lorsqu’une voix l’interpelle.
— Salut Franck. Ça y est, tu es sur le départ toi aussi ?
— Oh salut Edwige. Oui, les vacances sont terminées. Pour toi aussi ?
— Malheureusement, oui, les bonnes choses ont toujours une fin.
— Tu viens à Paris de temps en temps ?
— Non, pas trop. Tiens, je te donne mon numéro de téléphone au cas où tu viendrais à Lyon.
— Merci, c’est gentil. Je ne manquerai pas de t’appeler si je viens, promis.
— La personne que tu as dans ta vie a beaucoup de chance, vraiment.
— C’est moi qui en ai. Elle est merveilleuse.
— Je peux te poser une question audacieuse ?
— Vas-y !
— Si… tu étais célibataire. Aurais-je une chance avec toi ?
— Je pense que oui.
— Oh ! Je ne m’attendais pas à ce que tu me répondes du tac au tac.
— Franchement, Edwige, tu es mignonne à souhait. En plus d’avoir des cheveux roux et des taches de rousseur adorables, j’aime beaucoup ta personnalité. Je suis sûr que tu feras une bonne avocate.
— Ça fait du bien de l’entendre, parce que parfois, je doute, alors merci. Tu pars avec le vol de quelle heure ?
— Celui de 19 h 30.
— Moi aussi.
La navette arrive et les parents d’Edwige l’appellent pour qu’elle les rejoigne.
— Bon retour en tout cas et au plaisir.
— À bientôt, madame la future avocate.
Le sourire bien affiché sur son visage, la jeune femme s’en va comme si des ailes venaient de lui pousser dans le dos. Emma, qui est revenue entre temps, n’a rien raté de leur entrevue, mais décide de ne pas intervenir auprès de Franck, il n’a rien fait de mal et de plus, il a dit à cette femme qu’il avait une compagne merveilleuse. Emma est comblée par l’amour que lui porte son cher et tendre, et se dit que finalement, rester avec cet homme jusqu’à ce qu’il passe l’arme à gauche, peut être envisageable. Le voir vieillir et l’accompagner comme il se doit vers la mort, pourquoi pas ?
Le mois de décembre est là. L’hiver n’est pas si rude que ça, mais il fait tout de même froid. David a vendu l’ancien appartement d’Emma et a donné une partie à Franck, car lui et sa dulcinée ont décidé de vivre dans une maison plutôt qu’un appartement et sont en recherche du logement parfait.
— Tu sais, Franck, pas besoin d’acheter une maison immense.
— Je sais, mais je serai heureux d’y installer mon cabinet plutôt que là où je suis actuellement. Le loyer coûte la peau des fesses et ce serait sympa de pouvoir aménager le rez-de-chaussée en cabinet d’ostéopathie et les autres étages pour nous. Un jardin intérieur comme chez ma sœur et tout serait impeccable. Le seul problème, c’est financièrement.
— Tu es à sec ?
— Pas du tout, mais nous sommes à Paris, ma chérie, et c’est très cher.
— Combien il manque pour pouvoir avoir un crédit ?
— En fait, ce qu’il me manque, c’est un deuxième salaire et la banque serait moins frileuse, d’autant que j’ai une jolie épargne sur un compte bloqué, mais cela ne sera pas suffisant.
— Et l’argent que David t’a donné ?
— J’en ai mis la moitié de côté en cas de coup dur.
— Au risque de me répéter, combien te manque-t-il ?
— Cent vingt mille euros.
— Ah, quand même !
— Oui, donc pour l’instant, continuons nos recherches dans la limite de mes moyens.
Emma ferme l’ordinateur de son amoureux et s’assoit sur lui, l’embrassant comme jamais.
— Toi, tu as une idée derrière la tête ?
— Comment tu as deviné ?
— L’intuition, ma chère, l’intuition.
Le jeune homme attrape sa jolie colocataire, se relève, la tenant fermement dans ses bras, la pose sur la table, la déshabille avec empressement et passe un moment enchanteur, mélange de passion, d’érotisme et de sensualité.
Nos deux petits fous se retrouvent sur le canapé, une couverture couvrant leurs deux corps. Ils sont tellement bien ensemble que le temps semble se figer chaque fois qu’ils sont dans les bras de l’un et de l’autre.
— Je vais me faire un café.
— Vas-y, mon cœur.
— Ne t’endors pas, j’ai d’autres projets pour ce soir.
— Oh, j’ai hâte de voir ça.
Franck se lève, remet son boxer et se dirige vers sa cuisine, un sourire béat dessiné sur son visage. Il est tellement heureux de cette vie qu’il n’en changerait pour rien au monde. Il remplit le réservoir d’eau de la machine à expresso, remet des grains de café, installe sa tasse et enclenche le bouton. Il regarde sa dulcinée d’un amour inconditionnel et celle-ci lui rend ce regard rempli d’une tendresse incomparable. Elle se met debout pour le rejoindre quand tout à coup, elle sent comme du vent frais au-dessus de sa tête. Elle se raidie, lève les yeux, voit une lumière aveuglante, des mains l’agrippent pour l’emmener loin de Franck. Puis plus rien, comme si rien ne s’était passé. Le jeune homme est abasourdi, son amour vient de disparaître sous ses yeux. Un bruit se fait entendre à côté de lui. Quelque chose vient de tomber sur le sol : le calendrier. Machinalement, il le retourne et ses yeux manquent de sortir de leurs orbites. Il vient de comprendre. Il n’a pas fait attention à la date du jour, et pourtant elle est significative et finalement très logique si on y pense. Une année qu’il n’a pas vu passer, une année de bouleversements et néanmoins, cette date-là, il aurait dû y penser et même la craindre. Maudite date ! Un an qu’ Emma avait débarqué chez lui et c’est précisément aujourd’hui qu’elle est repartie. Ce sont les larmes coulant sur ses joues qu’il prononce d’une voix faible et tremblante : 23 décembre 2024.
Chapitre 23
La lumière est vive, mais pas aveuglante, et les mains qui enserrent Emma ne sont pas malveillantes, mais entourées d’une aura d’amour. Pourtant, la défunte n’a pas le même ressenti. Incompréhension, surprise, colère, tristesse… Ses émotions sont mélangées et une seule chose lui vient à l’esprit : pourquoi maintenant ? Que se passe-t-il ? Pourquoi m’avoir donné de faux espoirs ? Elle ferme les yeux et les rouvre dans ce même univers qu’elle a quitté un an auparavant, allongée sur un tapis d’herbes fraîches. Le paysage est à couper le souffle, d’une beauté et d’une pureté sans pareil. Cela dit, sa seule préoccupation est de savoir qui s’est permis de l’arracher à cet homme qu’elle aime tant. Qui a eu l’audace de lui enlever la seule chose qui la faisait se sentir vivante, humaine ? Pour la première fois, Emma avait trouvé un sens à son existence : apporter du bonheur à Franck. Elle se relève et commence à chercher un moyen de partir, mais comment fuir d’un endroit qui n’a ni porte d’entrée ni porte de sortie ? Elle avance droit devant elle dans l’espoir d’apercevoir une quelconque ouverture, de manière à retrouver celui qu’elle aime, lorsqu’une voix retentit.
— Ma chère petite Baba, te revoilà parmi nous.
— Grand-mère ?
Emilia s’avance vers sa petite fille en lui tendant les bras, mais celle-ci la repousse, laissant l’aïeule peu surprise.
— Je me doutais que cela ne te ferait pas vraiment plaisir de te retrouver ici.
— C’est le moins qu’on puisse dire ! Et je déteste toujours autant que tu m’appelles Baba.
— Je le sais. Maintenant que tu es là, tu vas pouvoir passer le portail et rejoindre les autres.
— C’est hors de question !
— Écoute, il faut que tu comprennes…
— Non ! Je refuse d’écouter qui que ce soit ! Je veux me retrouver auprès de Franck ! TOUT DE SUITE !
— C’est impossible, j’en suis navrée.
— NOOOOONNNN ! FRANCK, MON AMOUR !
— Emma, tu ne peux plus y aller. C’est terminé.
— NON, JE REFUSE ! PUTAIN, LE TEMPS QUE JE PERDS ICI ! ALORS QUE SUR TERRE, LES ANNÉES PASSENT PLUS VITE ! BORDEL, IL FAUT QUE J’Y RETOURNE, TU COMPRENDS ?
— Cesse de t’énerver et vient passer le portail, s’il te plaît. Tu peux y avoir accès maintenant.
— RIEN À FOUTRE DE CE FOUTU PORTAIL, JE VEUX RETOURNER AUPRÈS DE FRANCK !
La grand-mère est complètement désemparée devant le comportement hystérique de sa petite fille, mais tout à coup, elle reçoit un message télépathique et son visage se détend légèrement.
— Si je n’arrive pas à te convaincre, elle, tu vas l’écouter !
Sortant de l’accès à l’au-delà, une femme d’une cinquantaine d’années environ se dirige vers les deux femmes. Elle possède une expression magique et un sourire extraordinaire, qui ferait flancher n’importe quelle personne acariâtre. Emma tourne la tête et voit enfin qui se dirige vers elle. Elle s’effondre en larmes en voyant qu’il s’agit de sa merveilleuse et tendre nounou : Margaret Fewings. Cette femme si chère à son cœur, qui était la seule qui comptait vraiment comme un membre à part entière de sa famille.
— Mar… Margaret… C’est toi ?
— Oui, ma chérie, c’est moi.
La défunte se relève et s’écroule dans les bras de celle qui fut, à ses yeux, sa véritable mère.
— Je n’aurais jamais cru te revoir.
— Je suis là, maintenant, pour toi.
— Margaret, je suis tellement désolée de ne pas avoir pu venir à ton enterrement. Mes parents ne voulaient pas.
— Ne t’inquiète pas, je suis là à présent. Et je sais que tu voulais y assister. D’ici, nous savons tout ce qu’il se passe sur terre.
— C’est vrai ?
— Absolument.
— Alors aide-moi à partir d’ici, je t’en prie ! J’avais enfin trouvé l’homme qu’il me fallait et on vient de m’arracher à lui. S’il te plaît, aide-moi à retourner auprès de lui !
— C’est impossible, ma chérie !
— Non, pas toi ? Pas toi qui me dis ça ?
— Je vais tout t’expliquer, mais d’abord, il faut que tu passes le portail avec moi et seulement après cela, nous pourrons en discuter calmement, pour que tu puisses comprendre la situation.
— Et si je refuse ?
— De toute façon, tu n’as pas le choix, seuls les grands maîtres peuvent ouvrir les dimensions pour pouvoir aller et venir dans le monde des humains. Autrement dit : soit tu passes le portail, soit tu restes coincée ici. C’est à toi de choisir ?
Emma est abasourdie de cette situation dans laquelle elle est. Pourtant, les yeux remplis d’amour et de sincérité de Margaret lui indiquent qu’elle peut lui faire totalement confiance. Et c’est en rendant les armes, que la défunte donne la main à celle qui fut autrefois sa nourrice, et c’est ensemble qu’elles franchissent le grand portail céleste, les emmenant enfin dans l’autre monde.
De l’autre côté, la défunte est extrêmement surprise de ce qu’elle voit. L’au-delà ressemble à une sorte de ville boisée de toutes parts. Des bâtiments, des trottoirs et bien entendu, des âmes diverses et variées qui arpentent les différentes rues.
— C’est beau, n’est-ce pas ?
— C’est incroyable, tu veux dire ! Je n’aurais jamais imaginé cela.
— Et encore, tu n’as pas vu le reste.
Les deux femmes continuent de marcher le long de la route fleurie de part en part, lorsqu’une voix d’enfant se fait entendre non loin d’elles.
Emma cherche d’où proviennent ces quelques mots « regarde, c’est elle » et voit une petite fille accompagnée d’un petit garçon, d’une femme et d’un chien venir dans sa direction.
— Mon Dieu, ce n’est pas possible ? Sarah ? Julien ? Blandine ? Il y a même César.
— Ils t’ont reconnu. Aller, va les voir !
La jeune femme se dirige vers cette famille qu’elle reconnait instantanément. La petite fille se jette immédiatement dans ses bras, suivie du chien qui saute partout de bonheur en l’ayant reconnue. Leur étreinte dure quelques secondes, pour le plus grand bonheur de Sarah, puis s’éloigne et c’est au tour du petit Julien de venir se serrer contre Emma. Celle-ci jette furtivement le regard envers l’enfant et s’aperçoit que le petit garçon tient dans ses mains son chat en peluche qu’il avait laissé autrefois à son frère David et que celui-ci l’avait déposé sur sa tombe récemment, dans un dernier hommage. Les deux bambins regardent la défunte avec des yeux emplit de reconnaissance et d’amour pour cette femme qui a sauvé leur frère ainé. La mère de David s’approche et la prend également dans ses bras, lui murmurant des remerciements de gratitude.
— J’ai rempli ma mission.
— Non, Emma, fit Blandine, tu as fait beaucoup plus que ça. Mais ce n’est pas à moi de t’expliquer le reste. Juste que je suis heureuse de te voir pour te le dire enfin : merci.
— De rien. Sarah et César m’ont bien aidé aussi.
— Nous allons te laisser, tu as des choses à apprendre. Nous nous reverrons, c’est certain. À bientôt, Emma.
Les deux enfants donnent chacun un baiser sur chacune des joues de la jeune femme et repartent joyeusement vers leur mère accompagnée de leur fidèle compagnon. Emma est ravie de pouvoir enfin voir cette famille heureuse, mais se demande pour quelle raison Paul, leur père, n’est pas avec eux.
— Tu sais, en ce bas monde, il y a des gens très bien, d’autres moins et d’autres où ce n’est pas le cas du tout. Le père de David a assassiné son épouse, sa place n’est pas parmi nous. Il est dans un autre monde. Mais je préfère ne pas te parler de l’endroit où il se trouve, ce n’est pas le moment et en plus, ce n’est pas le sujet le plus important. Tu sauras tout en temps et heure.
— D’accord, mais il faut que je retrouve Franck. Il me manque et si on me renvoie sur terre, même si c’est un très vieil homme, je resterais auprès de lui.
— Tu es devenue celle que j’avais toujours soupçonnée. Tu n’es plus la peste intransigeante dont je me suis occupée pendant des années et qui m’en a fait voir de toutes les couleurs.
Emma baisse la tête, honteuse d’avoir été cette enfant-là. Les deux femmes continuent leur marche lorsqu’un étang apparaît, entouré de bancs où chacun peut se reposer et apprécier la vue magnifique de cet endroit.
— Tu permets que nous nous asseyions quelques minutes ?
— Oui, je veux bien, je suis épuisée de tout ça.
— Nous sommes bien là, tu ne crois pas ?
La jeune femme baisse la tête et une larme tombe sur sa cuisse, ce qui n’échappe pas au regard de Margaret, qui passe son bras sur les épaules de sa petite protégée.
— Pourquoi pleures-tu ?
— À ton avis ?
— Ma chérie, je sais à quel point tu souffres et j’en suis désolée.
Cette fois, Emma craque en pleurant à chaudes larmes et sa nourrice n’en est que plus attristée. Elle lui caresse le dos, espérant soulager sa peine, mais en vain. Ce que la jeune femme souhaite, ce sont des réponses.
— Margaret, puisque nous sommes là, pourrais-tu répondre à mes interrogations ?
— Tout ce que tu me demanderas, j’y répondrais, je te le promets.
— D’accord. En fait, une question me taraude l’esprit depuis que je suis retourné sur terre chez Franck. Pourquoi pouvait-il me toucher comme si j’avais été encore humaine ?
— Je vais te donner la réponse à cette question. Mais je te préviens, la réponse ne va pas te plaire.
— Je t’écoute.
— Au départ, David n’était pas l’homme qui t’était destiné.
— Ça, je l’avais bien compris.
— Mais tu étais un tremplin à sa rencontre avec Amélia.
— Ok, c’est un peu dur à avaler, mais je le conçois.
— Le jour où tu as rencontré Franck en bas des escaliers, c’était le moment programmé pour ta rencontre avec lui.
— Tu veux dire que c’était décidé à l’avance ?
— En effet.
— Mais je ne me suis pas arrêté, je l’ai pris pour un sans domicile fixe.
— À cause de ton égoïsme et de ton impétuosité.
— Tu n’y vas pas de main morte avec moi, je constate.
— Tu as juste besoin de l’entendre, c’est tout ! Car c’est important pour la suite. Donc, je disais, le jour de cette première rencontre, tu aurais dû t’arrêter et discuter avec lui. Au lieu de cela, tu as continué ta route et il était là, observant la femme qui lui était destinée, le fuir comme la peste.
— Que veux-tu dire ?
— Franck savait qu’il allait t’arriver quelque chose. Il était attiré par toi comme un aimant, sans savoir de quoi il s’agissait réellement. Alors, il a continué à te suivre instinctivement jusqu’à ce que…
— Jusqu’à ce que je me prenne cette saleté de balle.
— Oui, et j’en suis navrée.
— Tu sais… il m’a accompagné jusqu’au bout. Je suis… morte dans ses bras. Et même là, j’ai été incapable de lui dire un mot gentil. Je suis vraiment qu’une idiote.
— Tu veux que l’on fasse une pause ?
— Non, continue ! Je dois savoir.
— Très bien. Donc, tu es décédée, ton âme a quitté son enveloppe charnelle et quelque temps après, la lumière s’est ouverte pour que tu te retrouves devant le conseil.
— Le conseil ? C’est comme ça que cela s’appelle ?
— Oui, il réunit des maîtres, des êtres lumineux au statut élevé dans la hiérarchie angélique.
— D’accord, je comprends mieux.
— Bien sûr, avec ton mauvais comportement, tu es retourné sur terre avec une mission bien précise. Et je dois dire que je suis réellement impressionné des résultats. Tu as été exceptionnelle, bravo.
— C’est très bien, mais ça ne répond toujours pas à ma question. Pourquoi Franck et moi, nous pouvions nous toucher ?
— Il est ta flamme jumelle.
— Ma quoi ?
— Ta flamme jumelle Emma. La réunion de deux moitiés d’une seule âme. Un amour extraordinaire. Ton âme était connectée à celle de Franck et c’est pour cela que vous pouviez vous toucher et ressentir les émotions de l’un et de l’autre. Un amour inconditionnel et pur. Comme deux pièces de puzzle s’imbriquant l’une dans l’autre.
— Si je comprends bien, Franck possédait une part de mon âme en lui et vice-versa ?
— Exactement. C’est pour cette raison que vous étiez connectés l’un à l’autre. C’est pour cette raison que lorsque tu étais avec lui, tu pouvais vivre en tant qu’humaine, avec tes défauts de fantôme, j’en conviens, mais tout de même, tu as pu jouir d’un sacré privilège auprès de lui.
— Mais si je n’étais pas morte, nous aurions eu une belle vie ?
— Une magnifique vie à deux.
Emma se lève brusquement, ce qui fait sursauter sa nourrice. La jeune femme ne peut plus supporter ses paroles qui la détruisent plus qu’elles ne la réconfortent. Ça en est assez !
— Je suis sincèrement désolée, Margaret, mais je fais une pause. Je ne veux pas en entendre plus tout de suite. C’est promis, je reviendrai vers toi, mais là, c’est trop difficile. Pardon !
Emma part en courant, suivant des chemins qui s’éloignent de la ville et la dirige vers une sorte de forêt. Elle court pendant ce qui lui semble des minutes ? Des heures ? C’est vrai, se rappelle-t-elle, le temps n’a pas la même valeur ici que sur terre. Elle finit par s’écrouler en pleurs sur le sol herbeux et fleuri, face au sol. Elle donne des coups de poings sur ce même sol pour évacuer une colère qui était contenue jusqu’à présent. Cette rage en elle qu’elle contient depuis tellement longtemps et qui n’a fait que croitre. Tout se mélange entre incompréhension, amertume, déception et rancœur. Pourquoi lui avoir permis d’atteindre le bonheur avec sa flamme jumelle si c’est pour la lui enlever ? Elle se retourne sur le dos, contemplant les arbres au-dessus d’elle et tout à coup, le choc. La prise de conscience est dure et impitoyable : tout est sa faute. Si elle n’avait pas eu ce caractère de prétentieuse. Si elle s’était attardée plus sur Franck. Si elle ne s’était pas appropriée David de la façon dont elle l’a fait. Tout cela ne serait jamais arrivé, jamais ! Et maintenant, elle a perdu tout ce qu’elle aimait, tout ce qu’elle a construit en un an sur terre. N’y aurait-il pas une solution ? Existerait-il un moyen de réparer tout cela ?
Ni une ni deux, elle se relève et retourne auprès de sa chère nounou, qu’elle affectionne tant.
— Margaret, je suis sincèrement désolée, mais j’avais vraiment besoin de me retrouver seule.
— Je ne te juge pas, bien au contraire.
Emma reprend place sur son banc, mais c’est de courte durée, car un maître angélique s’avance vers les deux femmes. En observant bien, il
s’agit du même être lumineux qui l’a renvoyé un an auparavant. Il faut bien reconnaitre que cette « femme » a beaucoup d’allure et de prestance. La jeune femme se sent toute petite face à elle et instinctivement, se cache derrière sa nourrice, ce qui déclenche le rire de celle-ci.
— Emma, je suis ravie de vous revoir. Vous avez enfin pu passer le portail, j’en suis enchantée.
— Bon… bonjour. Moi aussi.
— Allons ! N’ayez pas peur de moi, je ne vous ferai aucun mal et je dois m’entretenir avec vous qui plus est. Venez, je dois vous faire voir certains lieux.
Emma sort doucement de sa cachette et accompagne l’être céleste.
— Vous savez, je connais le prénom de votre dernière vie, mais je vais vous donner le mien, cela sera plus simple, qu’en pensez-vous ?
— Je suis d’accord.
— Ici, on me nomme Abigaël.
— Enchantée, Abigaël. Où allons-nous ?
— Patience, nous y sommes bientôt.
Les deux femmes se dirigent vers un grand bâtiment blanc, orné de plantes vertes grimpantes. Il y a du monde partout. Emma prend conscience que toutes les personnes présentes sont mortes et vivent désormais dans cet univers où tout semble bien à sa place et bien paisible. Elles prennent des escaliers en colimaçon et une fois au premier étage, se rendent dans un grand bureau. Abigaël vient s’installer sur un grand fauteuil et invite Emma à faire de même.
— Voilà, nous serons bien ici pour discuter de ce que tu as besoin de savoir.
— Je suis impressionné par tout cela. Je n’ai jamais été croyante, mais là, je dois reconnaître que c’est fabuleux.
— Merci beaucoup. Notre monde est un univers parallèle à la terre avec sa hiérarchie dans laquelle chacun a un rôle à tenir, chacun sa mission, et surtout où chacun peut se reposer jusqu’à sa prochaine vie.
— Pardon ? Sa prochaine vie ?
— Tout à fait.
— Une sorte de réincarnation ?
— Ce n’est pas une sorte, c’est la réincarnation.
— Je suis impressionnée.
— Ma chère Emma, tu viens juste d’arriver dans notre monde, tu as tout le temps de le découvrir. Prends ton temps.
— Justement, puisque vous évoquez le sujet, non, je n’ai pas le temps comme vous dites.
— Sois précise.
— Je ne vais pas passer par quatre chemins, je veux revoir Franck. Je ne peux pas rester ici. Je veux repartir vivre avec lui.
— Emma, c’est impossible !
— Mais pour quelle raison ?
— Parce que tu as eu ta chance et que tu ne l’as pas saisie.
— …
— Laisse-moi t’expliquer. Le jour où tu es décédée, tu n’aurais pas dû mourir, ce n’était pas prévu. La vérité, c’est que ce jour-là, tu devais croiser Franck en bas des escaliers et finir la soirée avec lui, et tout le reste de votre existence, car l’amour était au rendez-vous ce fameux 23 décembre 2021.
— …
— Mais tu as fait un choix inapproprié et l’accident est arrivé.
— …
— De plus, cette balle était réservée à une autre personne ce soir-là.
— Quelqu’un devait mourir à ma place ?
— En effet. D’ailleurs, cette personne a eu un sursis et a vécu trois années de plus.
Emma est complètement perdue avec toutes ces révélations, mais elle ne se démonte pas pour autant et en profite pour poser d’autres questions qui la taraudent.
— Puisque vous avez l’air de tout savoir sur tout le monde, j’ai eu des sortes de voyages lorsque je dormais, dont un où j’étais une dame âgée. Pourquoi ?
— C’est le futur qui t’attendait.
— Et que je n’aurais jamais, c’est ça ?
— …
— Et la vision de Franck avec une autre femme et deux enfants ?
— Une vie sans toi.
Les larmes remontent dans les yeux d’Emma et son interlocutrice ressent bien la douleur écrasante de cet amour perdu. Elle réfléchit et, malgré le risque, prend la décision de parler à Emma de quelque chose d’assez inattendu. Elle reprend la parole en changeant radicalement de sujet.
— Emma, je dois te remercier pour ton dévouement. Nous t’avons confié une mission et tu l’as réussie avec courage et même au-delà de nos espérances. Tu as appris la compassion, l’empathie, l’amour et la générosité. Nous sommes très fiers de cet accomplissement.
— …
— Je viens de réfléchir à quelque chose qui pourrait être une sorte de compromis à ta demande.
— Je vais revoir Franck ?
— Pas exactement. Mais voilà, certains défunts qui remplissent les conditions nécessaires ont droit à un vœu.
— Un vœu ?
— Tout à fait.
— De quelle sorte ?
— Un vœu permettant de changer un évènement au cours de leur dernière vie.
— Attendez ! Donc, si je comprends bien, je peux choisir de changer le cours de mon histoire ?
— Précisément.
— Mais c’est parfait. Je choisis de repartir en 2021 et de ne pas me prendre cette foutue balle. Je tomberai amoureuse de Franck et nous vivrons heureux jusqu’à notre dernier souffle. Très bien, comment fait-on ?
— Emma, ce n’est pas aussi simple que tu l’imagines.
— Vous venez de me dire que je pouvais choisir ce que je voulais.
— Chaque acte a sa conséquence.
— Pardon ?
— Je répète : chaque acte a sa conséquence.Réfléchis-y bien judicieusement, c’est très important, car tu ne pourras pas faire marche arrière une fois le vœu choisi.
— Quelles sont mes options ?
— C’est-à-dire ?
— Est-ce que je peux voir ce que donneront mes choix ?
— Tu veux dire, des exemples avant de prendre ta décision finale ?
— Oui.
— Cela peut se faire. Suis-moi, nous allons dans une autre pièce qui, je l’espère, t’aidera à prendre la meilleure décision possible.
Emma suit Abigaël d’un pas déterminé. Dans son esprit, tout s’affole et elle s’imagine déjà mariée à l’amour de sa vie, vivant ensemble dans une jolie maison, semblable à celle qu’elle avait déjà vue en rêve par exemple. Oui, ce serait merveilleux, se dit-elle, mais une phrase résonne au tréfonds de son être comme une musique sinistre qui ne s’arrête jamais : chaque acte a sa conséquence.
Chapitre 24 : Quête de sens
Emma et Abigaël se rendent dans une grande pièce, pareille à une salle informatique entourée de bibliothèques. Il y a quelques bureaux sur lesquels sont posés différents ordinateurs, ce qui laisse la défunte la bouche béante de stupéfaction. L’être céleste le remarque et affiche un léger sourire en observant la jeune femme qui est comme une petite fille découvrant quelque chose de merveilleux.
— Incroyable, n’est-ce pas ?
— Jamais je n’aurais cru une chose semblable. On dirait le monde des humains.
— Nos deux mondes se ressemblent énormément, sauf qu’ici chaque âme qui arrive est nettoyée et guidée pour apprendre de ses erreurs ou au contraire aider les autres qui ont plus de difficultés.
— Et il y a ceux qui, comme moi, sont renvoyés, j’imagine ?
— Tout à fait. Mais revenons à ce qui nous intéresse. Voilà Emma, comme je te l’ai dit, tu as droit à un vœu en fonction de tes actions en mission. Tu as été au-delà de nos espérances et je dois reconnaitre que tu as réussi à faire sortir le meilleur de toi-même. Bravo pour cela.
— C’est gentil, mais j’y ai laissé des plumes dans l’histoire.
— Je sais.
— Donc, tu as le droit de changer un évènement de ton passé. Mais un seul et unique vœu et impossible de faire marche arrière. Une décision peut changer tout un univers. C’est très bien que tu veuilles voir les possibilités qui s’offrent à toi en analysant les différents scénarios.
— J’ai un peu peur quand même.
— Pour quelle raison ?
— Pour être honnête, j’ai envie de revenir sur Terre et d’empêcher cette balle de m’atteindre.
— Je te comprends, mais j’aimerais que tu réfléchisses bien. Prends ton temps. N’oublie pas que le temps ici n’a pas d’importance.
— Je le sais et c’est ce qui me fait peur. D’ailleurs, puisqu’on en parle, combien d’années se sont écoulées dans le monde terrestre ?
— Au moment où tu me le demandes, il s’est écoulé environ une dizaine d’années.
Dix ans. Emma n’en revient pas, tout ce temps qui a passé à la vitesse de l’éclair. Elle reprend contenance, s’assoit devant un ordinateur et l’allume.
— Voilà comment cela fonctionne. Tu n’as qu’à aller sur le moteur de recherche et taper vœu. Ensuite, tu es redirigé sur un site…
— Comme chez les terrestres finalement.
— Exactement, pas de prise de tête ni de logiciels malveillants, juste une simple question.
La jeune défunte reste quelques secondes plantée devant son écran, sentant le stress monter comme un thermomètre lors d’une grande fièvre. Elle inspire et expire et clique sur ce qu’elle cherche.
VŒU et appuie sur entrée.
Une magnifique page s’affiche avec toutes les explications dont elle a besoin. Elle recherche « simulation » et se retrouve sur une autre page servant à simuler des situations.
— Je vais te laisser, prends tout ton temps et même après avoir fini ta simulation, si tu veux réfléchir un peu plus, il n’y a aucun problème.
— Merci, Abigaël.
— À plus tard.
Emma se tourne vers l’écran et, sans plus attendre, commence à rechercher les différentes versions de sa vie en fonction de son vœu.
Elle commence par ce qui est le plus évident.
Jeudi 23 décembre 2021
Il fait froid à Paris. Il est 18 h 32. Emma, vêtue de son long manteau beige et chaussée de ses bottes à talons hauts, retourne sur son lieu de travail, car elle a oublié le cadeau de Noël pour David, son ex-mari. Ils ont divorcé le 7 septembre de cette même année, mais elle n’a toujours pas pu faire le deuil de cette rupture. Pourtant, pour elle, tout allait bien dans leur couple. À son sens, elle représente la femme parfaite. Working girl dans l’âme, belle et financièrement à l’aise, elle prend soin de sa petite personne, fait très attention à son alimentation, fait des séances de sport lorsqu’elle le peut, donc elle ne comprend toujours pas pourquoi son mari a voulu divorcer. Néanmoins, elle garde le secret espoir de le reconquérir, et c’est pour cette raison que la montre de marque qui est restée dans le tiroir de son bureau est très importante. Elle espère que son ex-mari lui retombe dans les bras dès qu’il ouvrira son présent. Arrivée devant l’immense bâtiment, elle se fait aborder par ce qu’elle pense être un sans-abri.
— Bonsoir, madame, pourriez-vous m’indiquer l’heure, s’il vous plaît ?
Emma, en revoyant à l’écran cette scène, en a les larmes qui lui montent. Revoir Franck est à la fois un bonheur et une torture. Mais dans sa nouvelle version, la réponse n’est pas la même.
— Bien sûr, il est exactement 18 h 46.
— Je vous remercie.
— Mais de rien.
Le jeune homme ne détache pas son regard d’elle, ses yeux plantés dans les siens. Finalement, elle décide de l’aborder en même temps que lui, lui pose une question, ce qui les fait rire de bon cœur.
Finalement, c’est elle qui fait le premier pas.
— Je vous invite à boire un verre ?
— Volontiers, mais vous ne devez pas aller quelque part, vous avez l’air pressé.
— Non, ce n’est pas important, ça ne l’est plus du moins. Au fait, je m’appelle Emma Holder.
— Franck Ratry. Enchanté.
— De même.
Les deux tourtereaux passent la soirée à discuter dans un bar par très loin des Champs Élysées, sans imaginer une seule seconde qu’une personne est en train de perdre la vie au moment même où ils décident de se rendre à l’appartement d’Emma pour finir la soirée entre le canapé, le lit et le plan de travail de la cuisine.
La défunte, heureuse du commencement de ce scénario, clique sur avance rapide pour voir la suite des événements.
12 août 2023
Un mariage est organisé. Emma, dans une sublime robe blanche et bleue et mousseline, avance lentement au bras de son père qui n’a pas l’air ravi d’être là, mais peu importe. L’homme qui l’attend près de l’autel est somptueux dans son costume bleu assorti à la robe de sa future femme. La défunte sourit et continue l’avance rapide.
10 novembre 2025
Dans la salle d’accouchement, les pleurs d’un nouveau-né retentissent. Emma et Franck viennent d’avoir un petit garçon. Le couple est au comble du bonheur et un petit Phineas vient sceller ce moment magique.
6 janvier 2026
Nouvelle maison. Une magnifique maison de style victorien. Un jardin fleuri et des arbres créant des ombres subliment où les enfants pourront faire des cabanes et faire des parties de cache-cache infinies.
24 octobre 2028
Encore une salle d’accouchement et un autre bébé est en train de pleurer. C’est une petite Siobhan qui vient s’ajouter à cette jolie famille heureuse.
— Bon et bien, il me semble que mon choix va être vite fait.
Emma se sent très heureuse de sa décision, mais elle est attirée par un petit encart sur le menu du site : Imprévus et événements difficiles.
Elle se demande ce que cela peut bien être et clique dessus. Ce qui s’affiche lui fait perdre toute trace de joie sur son visage. Une liste complète des épreuves compliquées tout au long de sa vie. Elle commence à trembler en lisant les titres de certains. Un l’attire plus que les autres et elle clique sans hésiter pour accéder aux informations que contient ce fichier et ce qu’elle voit lui déchire le cœur. C’est la photo d’une tombe sur laquelle il est écrit David Moreno avec sa date de décès, le 14 juillet 2024.
— Ce n’est pas vrai ? Mais c’est le jour où nous sommes allés porter les fleurs sur la tombe de sa famille. Il… Il est mort comment ?
Elle clique sur la photo et obtient, malheureusement, la réponse qu’elle recherche. Dans cette réalité alternative, David n’a jamais réussi à surmonter la mort de sa famille, pensant encore et toujours que leur disparition était sa faute. Il s’est pendu dans les décombres de sa maison à Olivet. Son corps ayant été retrouvé quelques jours plus tard, lorsque les odeurs de décomposition étaient les plus fortes à cause de la chaleur. La jeune femme est horrifiée de cette découverte. Puis, en réfléchissant, elle se rend compte que sans sa présence fantomatique, il n’aurait jamais su la vérité. Elle ne sait pas quoi penser de cette situation. Mais quitte à être sûre des moments difficiles de l’existence, autant regarder de partout. Et Amélia dans tout ça ? Emma reprend ses recherches et trouve tout de même cela fabuleux d’avoir toutes ces informations. C’est encore mieux que l’internet sur terre, se dit-elle. Elle tape le nom d’Amélia Ratry et tout de suite voit une liste de ce qu’il lui est arrivé dans sa vie. Elle a rencontré David, mais ils ne se sont jamais mariés. Et à la mort de l’homme qu’elle aimait, elle ne refera jamais sa vie avec quelqu’un, jamais elle n’aura d’enfant et finira sa vie seule, coupée de ses amis et de sa famille.
— Même son frère jumeau n’a pas pu lui venir en aide. C’est dingue.
Après toutes ces nouvelles, elle décide de prendre une petite pause. Bien que l’avenir de David et d’Amélia soit compromis par la décision qui lui trotte dans son esprit, elle repense tout de même à tout le travail qu’elle a effectué pour que chacun d’eux puisse être heureux. Mais Franck hante son esprit comme toujours. Après tout, il était celui qui était destiné à elle, son amour, sa flamme jumelle. Alors pourquoi hésite-t-elle ? Tout peut changer en un instant, tout est à sa portée pour avoir une vie parfaite avec son amoureux et leurs enfants à venir. Elle sort du bâtiment et se laisse guider par ses jambes le long de la route fleurie, remplie d’âmes qui vont et qui viennent tout comme elle. Soudain, sans crier gare, elle bute contre quelqu’un et tombe en arrière sur le sol.
— Oh, excusez-moi, je ne vous ai pas fait mal au moins ?
— Non, ce n’est rien, je ne regardais pas où j’allais.
Emma observe cet homme qui doit avoir une soixantaine d’années à peu près, crâne dégarni, une petite moustache et un ventre un peu rebondi. Il émane de lui une gentillesse indescriptible et son visage n’est pas inconnu par la défunte.
— Désolée, mais on ne se serait pas déjà vu quelque part ?
— Votre visage ne me dit rien, pardon.
— Non, ce n’est rien. Où est-ce que vous allez comme ça ?
— Oh, ma fille va avoir un enfant sur terre et je voulais y assister.
— Y assister ?
— Oui, par les écrans.
— On peut voir cela aussi ?
— Mais oui. Vous, ça ne fait pas longtemps que vous êtes arrivé. Je me trompe ?
— En effet, c’est récent et je suis encore un peu perdue.
— Cela ne fait rien, on a tous commencé comme cela. Venez avec moi, vous allez pouvoir voir comment cela fonctionne.
— Mais je ne veux pas être indiscrète.
— Non, allez, ça me fait plaisir. Comme ça, j’aurais une personne pour partager mon bonheur. Voyez-vous, ma femme est encore vivante et je suis seul maintenant. La plupart de mes aïeux se sont réincarnés. Alors, vous venez avec moi ?
— C’est d’accord. Je m’appelle Emma.
— Enchanté Emma, moi, c’est Joël pour vous servir.
Tout souriant, l’homme lui tend son bras pour qu’elle s’y accroche, et c’est ensemble qu’ils vont assister à l’accouchement de sa fille. La défunte, malgré ses interrogations, est tout de même ravie de voir cet homme jovial qui, sans la connaitre, désire partager un moment des plus joyeux avec elle. Ils pénètrent une sorte de bâtiment en verre et très lumineux où il y a des alcôves colorées avec des écrans. L’endroit semble magique et certaines âmes sont déjà présentes pour assister à des événements de vie de leurs familles ou amis. Emma tourne la tête vers la droite et constate qu’une mère et sa fille observent, à travers l’écran, un enterrement, les larmes aux yeux. Malheureusement, il n’y a pas que de la joie autour d’elle. Joël prend place et l’invite à commander quelque chose à boire.
— Boire ? Mais comment ? Nous n’avons plus goût à rien ?
— Sur terre, c’est une chose, mais ici, c’est différent. Qu’est-ce qui vous fera plaisir ?
— Euh… un jus d’abricot, c’est possible ?
— Mais bien sûr.
Il appelle un être lumineux et demande gentiment deux jus d’abricots qui apparaissent instantanément sur la table.
— Waouh, décidément, ce monde est plein de surprises.
— Vous n’avez pas idée.
— Vous n’allumez pas l’écran ?
— Nous avons de l’avance, elle doit accoucher d’ici à une demi-heure à trois quarts d’heures, j’ai encore un peu de temps.
— Ou voyez-vous ça ?
— L’horloge là-bas.
Il indique avec son index une vingtaine d’horloges indiquant l’heure sur terre dans différents coins du globe et en dessous la date. La nôtre en France affiche 18 h 27 à la date du 23 décembre 2034. Cela veut dire que Franck doit avoir 35 ans à peu près. Une vague de tristesse traverse la jeune femme et Joël le constate rapidement.
— Que vous arrive-t-il ?
— Je repensais… Non, laissez tomber.
— Allez-y ! Je ne vous jugerai pas et ça fait du bien de parler.
— Vous n’étiez pas psy dans votre précédente vie ?
— Non commercial, mais les contacts humains, ça a toujours été un don chez moi. Alors, dites-moi, je vous écoute.
— Cette date est celle où je suis morte.
— Ah, j’en suis désolé pour vous. Je comprends mieux. Et comment êtes-vous décédée ?
— Je me suis pris une balle perdue sur les Champs-Élysées le 23 décembre 2021.
L’homme devant elle affiche une mine stupéfaite et Emma ne comprend pas réellement la raison. Après tout, s’ils sont ici, c’est qu’ils sont tous morts sur terre, non ?
— Pourquoi faites-vous cette tête ?
— Eh bien… je ne sais pas comment vous le dire… mais merci.
— Merci de quoi ?
— Vous allez trouver cela incroyable, mais figurez-vous que c’est la date à laquelle je devais mourir.
Emma ne comprend pas ce que veut lui dire Joël et essaie de faire fonctionner son esprit pour essayer de démêler le sens de cette phrase.
— Il va falloir être un peu plus précis. Parce que je ne vois pas du tout de quoi vous parlez.
— Lorsque je suis arrivé ici, ma mère m’a reçu à bras ouverts, mais d’abord, j’ai dû passer devant les maîtres célestes et leur expliquer comment a été ma vie terrestre.
Emma perd son sourire à l’évocation de cette entrevue qui l’avait un peu secouée.
— Ils m’ont dit que j’avais été une âme accomplie, mais que j’aurais dû arriver dans leur monde trois ans auparavant. Je suis mort d’une crise cardiaque le 15 octobre 2024.
— Au moins, vous n’avez pas eu le temps de souffrir.
— Je confirme. Je me suis endormi et ne me suis plus jamais réveillé. C’est mon épouse qui s’en est aperçue en premier, évidemment, puisque je ne me levais pas. La pauvre. Heureusement qu’il y avait ma fille, qui est un don du ciel, cette petite.
— Tant mieux si vous avez pu gagner trois ans. Mais dites-moi, alors vous deviez mourir le 23 décembre 2021 comme moi ?
L’homme hésite en inspirant fort et en fermant les yeux, puis les rouvre et affiche une expression tendre et compatissante envers la jeune femme.
— Non, Emma, c’est moi qui devais recevoir cette balle.
— QUOI ?
Soudainement, ce que Joël vient de lui dire fait mouche dans sa tête. Abigaël le lui a dit et cette conversation lui revient en mémoire :
“Mais tu as fait un choix inapproprié et l’accident est arrivé.”
“De plus, cette balle était réservée à une autre personne ce soir-là.”
“Quelqu’un devait mourir à ma place ?”
“En effet. D’ailleurs, cette personne a eu un sursis et a vécu trois années de plus.”
Bon sang, la personne en face d’elle est celle qui devait mourir cette fameuse soirée. Cette soirée où l’amour de sa vie s’était présenté devant elle et qu’elle n’a pas su voir. Cette soirée où tout a basculé, où son destin a pris une autre route que celle qui devait être prise. Emma s’effondre en pleurs sur la table et Joël vient s’asseoir près d’elle en la prenant par les épaules.
— Je suis sincèrement désolé, Emma. Nous étions à Paris pour passer les fêtes de Noël avec des amis et nous avions fait les boutiques sur cette magnifique avenue. Nous nous étions arrêtés pour manger un morceau avant de rentrer à l’hôtel. Apparemment, d’après ce que l’être céleste m’a dit, j’étais au restaurant d’à côté, en compagnie de ma femme et de ma fille, lorsque la rixe a commencé. Nous nous sommes levés en vitesse et avons fui le plus rapidement possible et… mon Dieu, mais j’y pense, ce soir-là je courrais et une jeune femme se tenait juste derrière moi, d’ailleurs elle est tombée sur la route et j’ai voulu l’aider, mais elle s’est rapidement relevée seule et puis quelques secondes après, je me suis retourné et elle était dans les bras d’un jeune homme et inerte. J’ai attrapé mon enfant et nous nous sommes réfugiés dans un immeuble. Oh Emma, si vous saviez comme je suis triste et heureux à la fois, veuillez me pardonner.
La défunte réalise que sa vie a basculée en l’espace d’un instant ce fameux 23 décembre 2021. Si elle n’avait pas été si obstinée, si têtue, si égoïste en allant chez son ex-mari, si elle avait réellement ouvert les yeux sur le véritable monde qui l’entourait, jamais elle ne serait morte de cette manière, jamais. Elle sent une colère monter en elle, mais une caresse sur sa joue la sort de sa torpeur.
— Emma, je tiens profondément à vous dire merci, bien que ce soit vous qui êtes parti à ma place. Parce que, figurez-vous que ma fille avait 18 ans à l’époque et que j’étais un acharné du travail. Je ne la voyais que très peu et le jour de son anniversaire, elle m’a fait promettre d’être un peu plus présent pour elle, car elle en avait besoin. Ma femme était gravement malade et une opération était envisagée pour la soigner, mais les risques étaient grands. Mon enfant avait peur de se retrouver seule si sa mère mourrait et moi toujours absent. C’est ce soir-là que je leur ai annoncé que je prenais ma retraite anticipée. Leur joie était immense et je me suis senti tellement libre d’avoir pris cette décision. J’ai pu être là pour mon épouse et l’ai aidé dans sa guérison. J’étais présent lorsque ma fille a intégré l’université et que je l’ai aidé à aménager son nouveau logement. Un mois avant ma mort, j’ai pu l’emmener en voyage où elle rêvait d’aller. Je suis fier d’avoir accompli cela avant mon décès. Très fier même. Alors, une fois de plus, Emma, merci d’avoir pris ma place ce jour-là. Et vous, qu’avez-vous accompli ?
La jeune femme n’a pas le temps de répondre que Joël informe fièrement qu’il est l’heure d’allumer l’écran. Les images défilent comme un film en direct, ce qui est assez déconcertant. C’est une salle d’accouchement où tout le monde court dans tous les sens. Une femme, recouverte d’un tissu blanc, hurle de douleur et on peut entendre clairement la sage-ferme lui ordonner de pousser. Emma observe le visage attendri de Joël qui murmure de doux mots envers l’image de sa fille qui a l’air de bien souffrir en donnant la vie. Un homme se tient aux côtés de sa compagne. Le bébé sort, c’est une petite fille. Le papa n’est pas très distinguable, mais on entend clairement le nouveau père annoncer que son prénom serait Emma.
La défunte sursaute à cette appellation et l’homme auprès d’elle se retourne et lui dit que c’est un merveilleux prénom, car sans que sa fille le sache, c’est celui de la femme qui a permis à son père de vivre encore trois années supplémentaires auprès de sa famille.
— Je vais vous laisser, Joël.
— Non, attendez, regardez, c’est mon gendre, ma fille et ma petite-fille. Ne sont-ils pas magnifiques tous les trois ?
Le grand-père zoome sur le couple et Emma est à deux doigts d’exploser de chagrin. L’homme qui vient de couper le cordon ombilical du nouveau-né n’est autre que Franck et sa compagne Edwige. Joël se retourne vers la jeune femme qui n’est plus là.
Elle court dans la rue, observée par tant d’âmes autour d’elle. Ses larmes s’intensifient, elle ne sait pas où donner de la tête, perdue comme jamais, sans but précis, malheureuse d’avoir tout gâché entre elle et Franck. L’univers lui a envoyé un cadeau dont elle n’a pas su profiter au bon moment. Elle arrête sa course effrénée et s’assied contre un arbre, la tête sur ses genoux, ne cessant de pleurer tout ce que son corps peut déverser comme tristesse. Elle reprend peu à peu ses esprits, se lève en affichant un air déterminé sur son visage et se dit qu’elle vient de prendre sa décision en ce qui concerne son vœu. Le bonheur, elle y a droit aussi après tout. Emma reprend son chemin en direction du bâtiment lorsqu’elle aperçoit Joël arrivant vers elle, inquiet.
— Emma, que se passe-t-il ? Je me suis fait un sang d’encre quand je vous ai vu partir comme ça.
— Désolée d’être partie comme une sauvage, mais vous n’y êtes pour rien.
— En voyant ma fille et mon gendre, ça vous a fait un choc ?
— Peut-être bien.
Il s’avance et prend la jeune femme dans ses bras, la serrant très fort contre lui.
— Vous savez, Emma, je suis sûr que vous êtes quelqu’un de bien. C’est affreux que vous soyez partie à votre âge, mais ne m’en voulez pas de ce que je vais vous dire une fois de plus. Ma fille fait des études de droit et c’est suite à ce soir-là, ce fameux 23 décembre 2021, qu’elle a réalisé que c’était une bonne décision. Car le tireur n’a jamais été retrouvé, je le sais, j’ai un ami dans la police de Paris. Mais ça l’a motivée à poursuivre ses études pour devenir avocate et ainsi, essayer de rendre justice le plus possible. C’est peut-être une utopie, mais ça lui a donné la détermination nécessaire pour aider les plus faibles. Et vous, qu’avez-vous fait pour rendre le monde meilleur ?
— J’ai… aidé mon… mon ex-mari à faire le deuil de sa famille.
— C’est bien, Emma, c’est très bien. Avez-vous fait autre chose ?
— J’ai aidé une femme à faire le deuil de sa sœur et à lui faire comprendre ses erreurs.
— Allez-y continuez, ma belle.
— J’ai aidé une petite fille accompagnée de son chien à repartir vers sa famille.
Au fur et à mesure qu’Emma détaille ses exploits, le sourire se fait de plus en plus grand sur son visage. Ce qu’elle omet de dire à Joël, c’est que tout cela s’est fait pendant qu’elle était un fantôme, car en étant vivante, elle n’aurait jamais pris conscience que la vie est précieuse et fragile, et qu’il faut chérir chaque instant. Elle avait appris à aimer, à ressentir de la compassion, le véritable sens de l’amitié et de l’empathie. Sa mission avait été un succès, mais réalisant que cela avait été possible uniquement en étant morte. Elle se défait de l’étreinte de Joël et le remercie d’avoir voulu partager cet agréable moment avec elle.
— Je vous souhaite le meilleur, Emma. Et puis ma petite fille porte le même prénom que vous, c’est rigolo, non ?
— Oui… ça l’est. Au revoir Joël, j’espère que nous nous reverrons très bientôt.
— Je l’espère aussi.
Emma se dirige vers le bâtiment, enfin décidée à faire son vœu, consciente que son choix va bouleverser des vies.
Chapitre 25 : Sérénité
Emma se rend donc dans le bâtiment pour retrouver son ordinateur, prête à enfin faire son vœu. Celui qui la fait se poser mille et une questions, celui qui lui donne mal à la tête, celui qui risque de changer l’avenir de beaucoup de monde. Elle peut aussi simplement renoncer à ce fameux souhait, mais quelque chose l’en empêche. Serais-je heureuse une bonne fois pour toutes ? N’ai-je pas droit au bonheur également ? Moi, qui ne voulais pas d’enfants, serais-je en mesure de pouvoir apporter cela à mon compagnon ? Oui, elle en est sûre et certaine, puisqu’elle l’avait vu quelques heures auparavant. Elle monte les marches pour accéder à la salle dans laquelle Abigaël l’attend.
— Te revoilà… Je pensais que tu étais allée réfléchir à ton souhait.
— En quelque sorte.
— Tu as fait ton choix ?
— Oui… enfin, je crois.
— Ah ? Tu n’en es pas sûre ?
— Oui… non… je ne sais pas. Je suis perdue en vérité. Je me pose trop de questions et dans ma tête, c’est la cacophonie.
— Puis-je t’apporter mon aide dans ton questionnement ?
— Peut-être.
Elle prend une chaise et se place juste à côté d’Emma.
— Qu’est-ce qui te fait le plus peur dans cette décision ?
— Les conséquences.
— Je te comprends, parce qu’il y a toujours des conséquences, peu importe le choix que tu feras. Il y a toujours d’un côté le bien et de l’autre le mal. Le plus difficile, c’est de trouver l’équilibre dans tout cela. Et parfois, faire des sacrifices. Mais ça, c’est encore autre chose, à toi de voir.
— Vous ne m’aidez pas beaucoup sur ce coup-là.
— As-tu pensé aux conséquences elles-mêmes ?
— Oui, d’une certaine façon. En plus, j’ai vu la rubrique Imprévus et événements difficiles et ça rend les choses encore plus complexes.
— Je vois parfaitement ce que tu veux dire. Si tu veux, nous allons faire une liste ensemble de toutes tes possibilités. Qu’en penses-tu ?
— Nous allons nous servir du simulateur ?
— Non, je crois que dans ton cas, il vaut mieux que cela vienne de toi et de toi seule. C’est, à mon sens, important pour que tu comprennes l’ampleur du choix que tu vas faire. Une fois que tu auras pris connaissance de toutes tes possibilités, tu pourras prendre ta décision finale.
— Mais dites-moi, Abigaël. Ai-je le droit de refuser de faire ce vœu ?
— Bien sûr. C’est un privilège, mais pas une obligation.
— D’accord. Je vais voir avec vous tout ce qui se présente à moi et nous verrons pour la suite.
— J’ai une proposition à te faire, nous allons partir d’ici et choisir un lieu plus approprié à la réflexion. Je sens que tu as besoin d’être plus sereine pour mettre de l’ordre dans ton esprit. Qu’en dis-tu ?
— C’est une excellente idée.
— Un endroit te ferait plaisir en particulier ? Un pré ? Une forêt ?
— Possibilité d’avoir… un bord de mer ?
— Requête accordée.
En un instant, Abigaël claque des doigts et les deux femmes se retrouvent sur une plage en un dixième de seconde. Un lieu magnifique où le soleil a l’air de se lever, où les vagues sont légères et douces et où l’eau n’est ni froide ni chaude.
— Cela te convient ?
— C’est parfait, merci. J’aimerais savoir comment tout cela se produit, mais j’ai trop de choses en tête pour l’instant.
— Marchons. Nous discuterons pendant ce temps.
Les deux âmes avancent sur ce bord de mer, l’eau caressant leurs pieds. Emma prend la parole en premier :
— J’ai eu un aperçu de ce que donnerait ma vie si jamais je décidais de ne pas me prendre cette balle dans le dos.
— Qu’en as-tu conclu ?
— Et bien, elle semblait belle et dans cette vie, j’aurais eu deux enfants, un joli mariage, une jolie maison et j’aurais sûrement vieilli auprès de mon Franck.
Les yeux vers l’horizon, Emma se sent malgré tout mélancolique à l’évocation de cette alternative.
— Pourquoi cela te rend triste ? Après tout, c’est une décision qui est à portée de main. Tu auras la vie dont tu rêvais.
— C’est que… je n’avais pas envisagé les conséquences terribles que cela allait entraîner.
— Je t’écoute.
— Et bien, lorsque j’étais sur terre, j’ai pris conscience que ma vie n’avait aucun sens. J’étais égoïste et superficielle. Ce n’est qu’une fois décédée que j’ai appris de mes erreurs et j’ai vu l’existence d’une autre manière. C’est seulement là que j’ai fait des choses bien. Si je reviens en arrière, je ne pourrai pas aider ces personnes-là. Et ça, je m’en rends bien compte.
— Je sais pertinemment qui sont ces gens à qui tu as changé la vie, puisque c’est moi qui t’ai renvoyé sur terre. En admettant que tu fasses ton vœu de ne pas mourir, de choisir de partir avec Franck. Ne t’es-tu pas demandé ce que tu pourrais faire pour David en étant vivante ?
— Le problème, c’est que les traumatismes de David sont remontés à la surface à partir de 2024. Je n’en suis pas la cause directe, il me l’a dit, mais j’ai pu le ramener à la vie grâce à cela, grâce à l’affection que j’ai pour lui, grâce aussi au sacrifice de sa tante Roselyne. Il a enfin pu faire son deuil et vivre son amour avec Amélia. En étant un fantôme, j’ai eu accès à mon ancien appartement où il avait caché les documents sur sa famille. Si je ne meurs pas, j’ai toujours mon logement et Dieu sait où il pourrait planquer tout cela. D’ailleurs, puisque j’y suis, si je fais mon vœu. Vais-je me rappeler tout cela ?
— Oui, mais cela s’estompera avec le temps.
— D’accord, merci. Et puis en parlant de Roselyne.
A-t-elle passé le portail ? Je l’ai vu simplement disparaitre devant moi avant d’être projetée en arrière. Où est-elle allée ?
— Les âmes errantes restent coincées sur terre en attendant qu’un passeur nous les renvoie. En ce qui la concerne, je te rassure, elle est revenue, mais son âme sacrifiée est blessée et demande des soins réparateurs intenses. Pour quelques années, elle ne pourra pas se réincarner. Mais ne t’en fais pas, elle a eu un geste admirable et nous sommes fiers et heureux de pouvoir la soigner avec tout l’amour possible. Passons aux personnes suivantes.
— Je pense à Amélia, la pauvre. J’ai fini par m’attacher à elle et je regrette de n’avoir pas pu lui dire au revoir. C’est une femme bien et elle est idéale pour David. Sans lui, elle ne trouvera jamais le véritable amour.
— Normal, c’est son âme-sœur.
— Je m’en suis aperçue. Je pense aussi à un homme…
— Lequel ?
— Joël, le père d’Edwige. Je suis sûre que vous savez de qui il s’agit.
— Bien entendu, je sais qui il est. Mais continue, s’il te plait.
— J’ai appris que c’est lui qui aurait dû mourir à ma place. Et ça m’a fait quelque chose.
— Quelque chose comment ?
— Au début, j’étais en colère que ce soit moi qui ai pris cette foutue balle. Et puis, j’ai su que grâce à cet « échange », il avait pu accompagner son épouse sur le chemin de la guérison. Qu’avait-elle ? Une maladie ?
— Un cancer du sein pour être exact. Très long, très douloureux et sa féminité en a pris un énorme coup. Mais grâce au soutien de son mari, elle a pu faire face et cela a accéléré son rétablissement. Cela a donné aussi une grande confiance en l’amour à leur fille Edwige, de voir son père dévoué envers son rôle de mari et de père. Elle a grandi d’un seul coup et a décidé, suite à ton décès, de faire des études pour être avocate.
— Vous savez si elle le deviendra ?
— Oui, elle aura son propre cabinet et se spécialisera dans le droit des familles. Mais d’abord, elle travaillera dans le pénal. C’est elle qui enverra ton meurtrier derrière les barreaux. Parce qu’après une très longue enquête, on découvrira que le pistolet ayant servi à ton meurtre a ôté la vie à d’autres personnes. Et après des analyses approfondies, on retrouvera son propriétaire.
— PARDON ??? C’est elle qui m’a défendue post-mortem ?
— Tu as bien entendu, toi ainsi que quatre autres personnes. Et elle a gagné. Et tu sais quoi ? C’était son premier procès. Elle n’a rien lâché. — Ça alors, ma décision est encore pire à prendre. Donc, en ce qui la concerne, si je ne meurs pas, cet enfoiré ne sera jamais condamné ?
— Non. Et c’est ton décès, à toi, qui déclenchera sa passion pour la justice. Rien d’autre.
Emma n’en revient pas de ces révélations. Elle est encore plus perdue. Mais une infime partie d’elle a envie d’être heureuse et dans les bras de son aimé et s’interroge sur les solutions possibles pour essayer d’aider toutes ces personnes en ne décédant pas. Abigaël, du coin de l’œil, remarque bien l’air contrit de la jeune femme.
— C’est difficile, n’est-ce pas ?
— Vous n’avez pas idée.
— Pourtant, il faudra bien que tu prennes une décision. Le monde terrestre continue de tourner, et si entre temps Franck décède et arrive ici, il sera trop tard. Et tu sais que le temps n’est pas le même ici que là-bas.
La jeune femme la regarde abasourdie, mais reprend rapidement contenance en changeant de sujet.
— Vous parliez de réincarnation. Cela veut dire qu’on peut avoir une autre chance ?
— D’une certaine manière, oui.
— Pourrais-je me réincarner ?
— Je te conseille de suivre ton cœur. Mais il faut que tu découvres certaines choses avant de repartir sur Terre.
— Abigaël, puis-je vous demander quelque chose ?
— Je t’écoute.
— Est-ce encore vous qui allez me renvoyer chez les humains ?
— En effet.
— D’accord. Est-ce que vous m’accorderiez un peu de temps seule pour que je mette de l’ordre dans mon esprit ?
— Tu as tout ton temps. Et n’oublie pas que peu importe la décision que tu prendras, il faudra que tu viennes me le dire pour que ce soit officiel.
— Vous pouvez compter sur moi. Par contre, comment puis-je revenir vers vous ? Je claque aussi des doigts ?
— Ah ah ah, fais comme tu le sens, mais tu peux aussi juste te concentrer sur moi et tu reviendras là où tu veux. Mais il me semble que tu avais compris cela toute seule sur terre, n’ai-je pas raison ?
— C’est vrai, j’avais déjà oublié. Merci encore, Abigaël.
L’être céleste s’évapora délicatement, laissant Emma dans sa solitude apaisante. Elle s’assit sur le sable fin en essayant de se remémorer tous les moments joyeux dont elle avait pu profiter pendant son année sur Terre en tant que fantôme. En effectuant le bilan de sa vie entière, seulement une seule et unique année a compté à ses yeux. Évidemment, certaines personnes, dans sa vie, avaient été plus importantes que d’autres, comme Margaret, sa nourrice, qui dans son cœur restait sa véritable mère. Mais en définitive, l’année qui l’aura le plus marqué, c’est celle qui a commencé le 23 décembre 2023 et s’est terminée le 23 décembre 2024. Elle ferme les yeux, soupire, les rouvre, se lève avec une image claire dans sa tête et une idée bien ancrée dans son esprit. Elle vient de prendre sa décision : Franck et elle seront heureux quoi qu’il arrive.
Chapitre 26 : Paix retrouvée
13 juin 2026
Une jeune femme est penchée sur une tombe, pensive, habillée d’une magnifique robe fluide blanche, voletant légèrement grâce à la brise soufflant dans le cimetière. Elle tient un bouquet de tulipes blanches, symbole de pardon. Parce qu’en effet, elle vient les déposer pour s’excuser. Un homme, vêtu d’un costume bleu marine et d’une cravate crème, la rejoint. Il arbore un sourire éclatant à la vue de cette belle femme, s’approche d’elle et lui prend les mains.
— J’étais sûr et certain de te trouver là.
— Comme toujours. Je n’ai pas besoin de t’indiquer où je suis, tu sais toujours où je me trouve.
L’homme l’approche tout contre lui et prend la femme dans ses bras dans une étreinte d’une force incroyable. Sa tête nichée dans son cou, il lui dépose un doux baiser qui la fait frissonner. Elle émet un léger rire et ferme les yeux, savourant inlassablement cet instant.
— Tu m’as sacrément manqué.
— Toi aussi.
— Ta robe est magnifique.
— Merci. Et toi, tu es sexy en diable.
Le jeune homme rougit de cette remarque et baisse la tête vers le sol.
— Des tulipes ?
— Indubitablement.
— Je me rappelle que tu détestais ces fleurs.
— Jusqu’à ce que tu les plantes sur ma tombe. À ce moment-là, je les ai trouvées beaucoup plus intéressantes.
— Pour qui est ce bouquet ?
— Pour ma tombe, justement.
Emma Holder
7 Juin 1992 – 23 Décembre 2021
— Pourquoi la tienne ?
— Parce que je veux me demander pardon de la décision que j’ai prise.
— À ce point ?
— Oui. Tu as le temps pour qu’on discute un peu ?
— J’ai toujours du temps pour toi, ma belle, tu le sais bien. Même après deux ans d’absence.
— À quelle heure tu te maries déjà ?
— Dans quatre heures.
— Alors pour quelle raison es-tu en costume à cette heure-ci ? Tu aurais pu mettre, je ne sais pas moi, un jean et un t-shirt ?
— Ma douce et jolie Emma, tu es incorrigible. Mais non, je savais que tu serais là aujourd’hui. Ne me demande pas pourquoi, comment, mais je le savais. Mon frère aîné, qui est mon témoin numéro un, n’a pas compris cette envie soudaine d’être prêt bien avant l’heure, mais en partant, j’ai juste prononcé ton prénom à David, qui est mon témoin numéro deux, et qui a tout de suite acquiescé et m’a demandé de te donner son bonjour.
— Tu lui donneras le mien en retour et le féliciter pour la naissance de leurs jumeaux. J’ai pu suivre l’accouchement d’Amélia et c’était assez intense. Surtout quand David s’est évanoui sous le regard amusé de sa femme.
— C’était assez hilarant, je dois le reconnaitre.
Les deux anciens amants rient en repensant à ce souvenir. Franck reprend son sérieux, même si d’avoir son ancienne compagne devant lui est assez magique.
— Dis-moi, Emma, depuis deux ans, je me pose des questions et j’aimerais bien que tu puisses y répondre, s’il te plaît.
— Je t’écoute, j’ai tout mon temps.
— J’ai une drôle de sensation te concernant, un sentiment étrange qui tourne en boucle dans ma tête et je n’arrive pas à m’en détacher, tant que je n’ai pas une réponse concrète.
— De quoi s’agit-il ?
— En fait, je savais très bien que tôt ou tard, tu repartirais, même si j’avais un vague espoir qu’ils t’aient oublié, mais… ta soudaine disparition m’a laissé un goût amer. Comme si c’était toi qui avais décidé de partir et non d’attendre qu’on vienne te chercher.
Emma est stupéfaite de la loquacité de Franck et ne s’attendait sûrement pas à ce qu’il ait compris ce qu’elle avait fait deux ans auparavant.
— Très bien. Viens t’asseoir, je vais tout te dire, je te dois bien ça.
Franck prend place sur la pierre tombale de la famille Holder, près de sa douce et tendre Emma et des tulipes qu’elle vient de déposer. Et écoute attentivement la femme qu’il a aimée d’un amour inconditionnel.
— Je ne sais pas par quoi commencer et je me sens mal à l’aise à l’idée que quelque chose te déplaise dans cette histoire.
— Rien de ce que tu vas dire ne va me poser de problème. Par contre, la seule chose à laquelle je tiens, c’est une parfaite honnêteté de ta part. Je te fais confiance, Emma.
— À ton expression, je vois bien ta colère enfouie, même si tu ne me la montres pas. Je vais tout te révéler, c’est le bon moment, je crois. J’espère que tu comprendras. Parce qu’en ce qui me concerne, ça n’a pas été facile du tout de prendre cette décision.
— Vas-y.
Emma commence son histoire en lui racontant le voyage à l’île Maurice. Elle lui explique tous les détails de ce magnifique séjour ainsi que les personnes qu’ils ont croisées, les paysages à couper le souffle et la crique, où de délicieux moments charnels avaient sublimé leurs vacances. Franck l’écoute avec beaucoup d’attention et ne lui coupe pas la parole.
— Ensuite, nous sommes rentrés, les yeux pleins d’étoiles, et avons continué notre vie jusqu’à cette date fatidique du 23 décembre 2024 où les êtres célestes sont venus me récupérer sous tes yeux effarés et impuissants, mon amour.
— Ça fait longtemps que je n’avais pas entendu ce surnom et ça me fait chaud au cœur. Mais je voudrais revenir sur un point. Tout ce que tu me racontes ne me dit rien du tout. Attention, je te crois parfaitement, mais pourquoi je ne me souviens de rien ?
Emma baisse la tête, les larmes coulant sur ses joues, jetant son regard vers les tombes environnantes, comme si celles-ci allaient lui apporter une réponse. Franck lui prend la main et la caresse doucement avec son pouce pour lui apporter un peu de réconfort. Elle se reprend, plante ses prunelles dans celles de son bien-aimé.
— Parce que j’ai disparu volontairement avant l’embarquement dans l’avion.
— Mais pour quelle raison as-tu fait ça ?
— Pour que… pour que… tu puisses rencontrer Edwige sans que je sois un obstacle.
— Je ne comprends pas.
— Je l’ai fait pour que tu puisses te construire un magnifique souvenir de votre rencontre. Même si je sais très bien que vous n’avez pas échangé le moindre baiser, c’est avec elle que tu as pu profiter de ces moments-là, pas avec moi.
— Mais… tu rêvais tellement d’aller à l’île Maurice.
— Elle aussi. Écoute, je ne peux pas te révéler toute l’étendue des informations que j’ai apprises. Mais sache que j’ai décidé, avant tout, de prioriser ton bonheur et ton avenir ainsi que celui de ton entourage. C’est le cadeau que je t’ai fait il y a deux ans.
Emma l’observe attentivement, s’attendant peut-être à une explosion de colère, mais ce n’est pas le cas.
— Tu sais, lorsque je me suis retrouvé dans cet avion sans toi, j’ai eu peur. Je me sentais vide et bête, je te cherchais partout. Au bout de deux jours, je me suis dit qu’ils étaient sûrement venus te chercher. J’étais anéanti. Puis j’ai commencé à sortir, parce que malgré tout, j’y étais pour toi, alors autant en profiter tout de même, parce que je me suis dit que c’est sûrement ce que tu aurais fait à ma place. Un soir, une petite jeune femme rousse m’a abordé, puis de fil en aiguille, nous sommes restés ensemble comme deux bons amis. C’était agréable, je dois le reconnaître. Nous avons profité de faire des activités communes, puis j’ai fini par manger à table avec ses parents. C’est triste parce que son père est mort à peine un mois après notre retour. Mais pendant ce voyage, nous avons tissé un lien assez fort, et si j’en crois ce que tu me dis, c’est grâce à toi.
Emma pleure et Franck se sent mal de lui avoir raconté cela.
— Non, Franck, pas de soucis. Je sais à quoi tu penses, mais ne t’inquiète pas, j’ai fait ce choix en connaissance de cause. Je voulais que tu sois rayonnant de bonheur et c’est ce qu’il s’est passé. Je t’ai rendu heureux et cela me rend heureuse également, car malgré tout, je tiens à te remercier pour cette merveilleuse année 2024 que tu m’as fait vivre. Malgré mon décès, je n’ai jamais été aussi vivante qu’à ce moment-là. Alors merci, mon amour.
— Tu as pris cette décision pour que je puisse la rencontrer alors ?
— La rencontrer dans de bonnes conditions. Je suis sûre et certaine que lorsque vous évoquez ce voyage, vous avez des étincelles dans le regard.
— C’est vrai.
— Bon, il est temps pour moi d’y aller. J’ai du travail qui m’attend de l’autre côté.
— Non, je ne veux pas que tu partes. Reste encore une peu, s’il te
plaît !
— Je ne peux pas rester, je ne suis plus un fantôme, je suis un être de lumière, c’est différent.
— Pourquoi puis-je encore te toucher dans ce cas ?
— Privilège, mon cher, privilège.
Il rit de cette petite phrase qui ressemble si bien à l’Emma qu’il a connue. Bien entendu, elle ne lui parlera pas du fait qu’ils soient des flammes jumelles, préférant garder ce secret pour ne pas l’ébranler davantage, surtout le jour de son mariage. Elle lui tend les bras et le serre contre elle.
— Franck, tu as été un compagnon admirable. Je t’ai aimé plus que quiconque et continuerai à t’aimer de l’autre côté. Je te fais la promesse que le jour où tu quitteras ce monde, c’est moi qui viendrai te chercher si tu es d’accord.
Le jeune homme pleure à son tour et acquiesce d’un hochement de tête contre son épaule. Les deux anciens amants éprouvent toujours ce même sentiment d’amour intense et profond. Un amour inconditionnel et intemporel. Ils étaient faits l’un pour l’autre, mais leur destin a pris un autre chemin. Malgré cela, Emma savait très bien qu’en renonçant à sa propre vie, elle sauverait beaucoup de personnes autour d’elle, qui par extension, apporterait aussi une pierre à l’édifice à la vie d’autres gens. C’est ainsi qu’en sacrifiant son bonheur, elle est devenue un guide pour d’autres âmes arrivant dans l’au-delà, en apportant des soins à ceux qui en ont besoin.
— Franck, avant de partir, j’ai deux petites choses à te dire.
— Lesquelles ?
— La première : Emma, c’est très joli comme prénom pour une fille. La deuxième : avant que nous partions en vacances, j’ai demandé à David de récupérer un sachet rempli d’argent qui m’appartenait dans mon ancien appartement, juste avant qu’il ne soit vendu. Il y avait une sacrée somme. À ma demande, il a ouvert un compte en banque à ton nom et depuis deux ans, cette somme s’accroit bien comme il faut au chaud. Il est pour toi et Edwige. Je sais qu’elle voudra ouvrir son cabinet d’avocat plus tard, alors vois cela comme mon cadeau de mariage
— Emma… je ne sais pas quoi te dire… à part merci.
— Cela me suffit. Et sache que de là-haut, je veille sur toi et ta famille, n’en doute pas. Je t’aime, Franck, à jamais.
— Moi aussi, je t’aime, Emma, pour toujours.
Les deux anciens amants s’embrassent de la passion dévorante qu’il y a toujours eue entre eux. Ce lien si intense qu’ils ont partagé et sera toujours présent dans leur être. Emma s’éloigne de l’amour de sa vie et s’évapore progressivement, un sourire d’une tendresse infinie affiché sur son visage, pour cet homme qui, lui aussi, jusqu’à son dernier souffle, ne cessera jamais de penser à elle.
FIN
Note de l’autrice :
Mes chers lecteurs et lectrices, j’espère que vous aurez passé un très bon moment avec Le fantôme de son ex, tout comme j’ai eu un plaisir immense à l’écrire.
Comme vous l’aurez peut-être remarqué, certains chapitres contiennent un sous-titre et d’autres non. Pour faire simple, Emma traverse le chemin du deuil, comme certains personnages qui naviguent autour d’elle (David, Roselyne et bien entendu Franck).
C’est pour cela que j’évoque dès le départ le Choc pour terminer par la sérénité et la paix retrouvée.
Je vous souhaite le meilleur pour vous tous et prenez soin de ceux que vous aimez et qui vous le rendent.
À bientôt pour une prochaine histoire.
Liberty Owls